La poétesse chilienne Gabriela Mistral (1889-1957), Prix Nobel de Littérature en 1945, a placé, toute sa vie durant, les femmes et la condition féminine au cœur tant de ses écrits que de ses actions. En tant que pédagogue, dès ses jeunes années, elle a lutté avec acharnement pour l’alphabétisation et la scolarisation des filles, en particulier dans les zones rurales, au Chili comme au Mexique. Plus tard, elle manifeste son soutien – non sans quelques réserves – aux mouvements féministes de son temps, et milite pour l’obtention du droit de vote pour les femmes, ou encore pour l’égalité salariale1. Bien au-delà de ces grands combats, les destins féminins, meurtris ou heureux, déçus ou accomplis, maltraités ou retrouvant une forme de puissance, occupent une large place dans ses recueils de poèmes Desolación, (1922), Tala (1938, édition corrigée 1947) et Lagar (1954). Se font jour dans ces poèmes des formes diverses de solidarités féminines, qui engagent physiquement et moralement la poétesse aux côtés d’autres femmes. Gabriela Mistral, lesbienne cachée, a vécu toute sa vie auprès de femmes – dès l’enfance, entre sa mère et sa sœur, une fois le père parti ; puis à l’âge adulte, qu’elle a passé sans cesse avec une figure féminine amie ou amante à ses côtés – et possède donc, de la communauté et de la solidarité féminines, une expérience personnelle et vivante. Le terme de « sœur » intervient de rares fois pour les désigner2, mais Mistral lui préfère en général celui de « femme », ou bien encore des termes désignant la qualité principale de telle ou telle femme mise en avant dans le poème (« La danseuse », « L’abandonnée »…). C’est pour désigner des êtres non-humains de genre féminin que le terme de « sœur » est choisi par Mistral, fervente lectrice de Saint-François d’Assise, dans son recueil posthume Poema de Chile3.
Un féminisme complexe et intersectionnel
La position de Gabriela Mistral vis-à-vis du féminisme de son temps a toujours été complexe et difficile. Si elle se sent pleinement en accord avec les revendications féministes majeures, elle déplore que les organisations féministes ne représentent que la classe sociale la plus haute, au mépris des ouvrières et de la classe moyenne. À la proposition qui lui est faite de rallier le Consejo Nacional de Mujeres (Conseil National des Femmes) elle répond, dans un article paru dans un grand quotidien chilien : « Avec grand plaisir, quand à ce Conseil prendront part les sociétés d’ouvrières4. » Elle précise ensuite que la « classe travailleuse » ne devrait pas représenter « moins de la moitié […] de n’importe quelle assemblée5 ». Pour que Mistral fût pleinement féministe, il faudrait donc que ce féminisme traitât à égalité toutes les classes sociales du pays. Son engagement pour la scolarisation des fillettes autochtones montre également à quel point les questions de racialisation, et non pas uniquement de classe sociale, sont au cœur de sa pensée.
Se fait jour, dans ses revendications, une forme de sororité totale, englobante, sur fond de pensée chrétienne. Mais ce qu’elle propose est une attitude qui n’a rien à voir avec de la charité ; il s’agit plutôt d’apprendre à se connaître par-delà les barrières sociales, pour ensuite pouvoir lutter ensemble de manière égale :
Ce serait une sainte ronde nationale de femmes que celle où la main soignée prendrait la main foncée, et où la cordonnière écouterait, d’égale à égale, l’institutrice, et où la couturière dirait à la patronne comment ils vivent, elle et ses trois enfants avec son salaire de trois pesos. Assemblée chrétienne, dans laquelle la propriétaire du logement putride en verrait la preuve sur le visage exsangue de sa pauvre locataire.
Nous purgeons la faute de ne nous être jamais regardées face à face, les femmes des trois classes sociales de ce pays.
[…]
Là est le premier pas : se relier pour se connaître6.
Cette communauté incluant les diverses couleurs de peau et les diverses classes sociales représentées au Chili est clairement pensée par Mistral comme une communauté exclusivement féminine. Elle précise que les moyens financiers dont les femmes auraient besoin pour s’organiser sont colossaux, mais qu’ils ne sauraient en aucun cas provenir « des partis masculins », car ils incorporeraient « l’infection dans leur corps, comme si quelqu’un versait un petit tube de bacilles de fièvre tropicale : la puanteur de l’haleine durerait des années7. » L’analogie du financement masculin avec une intrusion dans le corps féminin, lisible à travers l’image de ce tube déversant la maladie dans le corps des femmes, est parlante : les sociétés féministes doivent se protéger des influences masculines comme les femmes ont l’habitude de protéger leur corps face aux assauts des hommes. Ici, c’est particulièrement l’haleine qui doit être préservée : Mistral a sans doute à l’esprit la nécessité pour les femmes de ne pas laisser les partis politiques masculins corrompre leur liberté de parole.
Le féminisme de Mistral, même si elle ne lui donne pas toujours explicitement ce nom, est donc bien plus qu’une défense de l’égalité des sexes : il s’agit pour elle d’un projet politique et social de communauté et de solidarité entre femmes, pour faire face à la violence d’un monde régi par les lois masculines. Cette solidarité est, avant même l’existence de ce terme, intersectionnelle, en cela qu’elle n’a de raison d’exister que si elle unit les femmes autochtones aux femmes blanches et métissées ; les ouvrières aux femmes des classes moyennes et hautes. Pour Mistral existe un lien indissoluble et incontestable de femme à femme, qui l’engage aussi poétiquement auprès de ses compagnes, en particulier auprès de celles dont le destin est rude, brisé.
« La solidarité du sexe »
Dès son premier recueil de poèmes, Desolación, Mistral livre le monologue angoissé d’une femme jetée à la rue par son père, car enceinte mais non mariée, dans les « Poèmes de la mère la plus triste8 » : « Mon père a dit qu’il me jetterait, il a crié à ma mère qu’il me flanquerait dehors cette nuit même9. » Mistral confie dans une note avoir écrit ces textes après avoir vu une pauvre femme enceinte se faire brutalement insulter par un homme, alors que cet état de maternité devrait être sacré, quelle que soit la situation de la femme. Elle affirme « je sentis en cet instant toute la solidarité du sexe, l’infinie pitié de la femme pour la femme10 », et refuse de retirer le poème de son livre, comme le lui conseillent « ces femmes qui pour être chastes ont besoin de fermer les yeux sur la réalité cruelle mais fatale11 ». La « solidarité du sexe » va ainsi toujours dans le sens, chez Mistral, d’une défense des opprimées, des femmes en situation précaire ou victimes de violences – la poétesse s’éloigne ostensiblement et publiquement (cette note accusatrice est publiée telle quelle sous son poème) des puritaines et des moralisatrices, au nom d’une logique toute simple, celle de la réalité, des situations réelles et intenables dont souffrent les femmes.
Ce sont aussi des destins féminins brisés qui sont rappelés dans le poème « Toutes nous allions être reines » de son recueil Tala. Quatre fillettes joyeuses et pleines de rêves, Rosalía, Efigenia, Soledad et Lucila – ce prénom étant celui donné à Gabriela Mistral à sa naissance, avant le choix, lorsqu’elle devient écrivaine, de son pseudonyme – ne pensent qu’aux mariages qu’elles feront, et à la mer qu’elles verront un jour. Las, les quatre destins, chacun à sa manière, se rompent dans la douleur, l’une devenant veuve, l’autre suivant un homme mutique, la troisième s’oubliant pour élever seule ses frères :
Soledad éleva sept frères
et son sang laissa dans leur pain
et ses yeux devinrent noirs
de n’avoir jamais vu la mer12.
Ici encore une situation bien réelle, extrêmement concrète, est exposée par Mistral, qui incarne la souffrance de la jeune femme dans des modifications corporelles la rendant encore plus palpable : le sang qui passe dans le pain évoque le sacrifice, tandis que les yeux qui changent de couleur disent à quel point les exigences qui pèsent sur les femmes et leurs rêves perdus les transforment de l’intérieur. La présence de sept frères et d’aucune sœur contribue à isoler la figure de Soledad – qui en espagnol signifie « solitude » – dans une féminité sacrificielle au service des représentants du sexe masculin. Ce poème, un de ses plus fameux au Chili, suggère en vers ce que le texte « Message sur le travail de la femme » dit en prose. Mistral y dénonce l’arrivée d’un retour de bâton contre le féminisme, « d’un grand reflux du Moyen Âge – le mauvais – jusqu’à nous13 ». S’annonce le retour du
vieux concept que nous avions détruit de la nécessité pour la femme de retourner peler ses patates et préparer ses moûts ou repriser des chaussettes. Comme si la mère abandonnée par le vagabond ou l’ivrogne avait des patates à nettoyer et comme si la sœur avec des enfants à sa charge pouvait penser aux moûts dans une maison où n’entre pas de viande et où il n’y a pas d’odeur de pain14.
La mère de Mistral, abandonnée par le père quand sa fille avait trois ans – comme cela était fréquent dans le Chili de l’époque – semble se tenir derrière la mère portraiturée dans cet extrait, tandis que la Soledad du poème présente bien des points communs avec cette « sœur » chargée de s’occuper seule, dans la plus grande pauvreté, des autres enfants de la fratrie. Il n’est pas rare que Mistral écrive sur un même thème et en vers et en prose, comme si elle cherchait la manière la plus adéquate de rendre justice à ces femmes meurtries.
Des solidarités par dédoublement ou démultiplication de soi
La section « Folles femmes » de son recueil Lagar représente aussi des femmes souffrantes, dans des poèmes qui montrent toute la « pitié » de la femme qu’est Mistral pour ces femmes, figures à la fois individuelles et incarnant un « type » par trop habituel : « L’abandonnée », « L’anxieuse », « L’insomnieuse », « La fugitive », la « Femme de prisonnier » ou encore « L’humiliée », toutes basculant vers les limites de la folie tant la peine qu’elles endurent est forte. Mistral, vis-à-vis de ces figures féminines, se positionne comme un soutien, mais s’identifie aussi à elles, à travers le travail énonciatif d’un « je » qui semble dédoublé. Ainsi dans « L’abandonnée », le « je » est bien celui de la femme qui se plaint, mais à travers lui sourd la voix de la poétesse :
Donnez-moi maintenant les mots
que ne me donna pas ma nourrice.
Je les balbutierai démente
de syllabe en syllabe :
le mot « spoliation », le mot « néant »,
et les mots « fin dernière »,
même s’ils se tordent dans ma bouche
comme les vipères mordues15 !
Cette recherche des mots justes pour dire la violence et la douleur, qu’il faut apprendre à l’âge adulte et dont les femmes peuvent être préservées dans la relation, toute féminine, avec la nourrice dans l’enfance, est sans doute à rapprocher de la quête poétique des termes adéquats qui est celle de la poétesse elle-même. La puissance des mots qui « se tordent » dans la bouche mais qu’il faut dire pour nommer l’abandon est tant celle des mots sortant des lèvres de « L’abandonnée » que les mots du poème de Mistral lui-même. La poétesse s’engage auprès de cette autre femme en plaçant les mêmes mots dans sa bouche et sous sa propre plume, la sororité venant se loger dans ce « je » à la fois double et unificateur.
Ailleurs dans ce même recueil, la poétesse livre son corps en partage à différentes femmes ayant tout perdu, au sein d’un poème où se donne à lire le mot « sœur », très rare pour désigner d’autres femmes :
Si l’on place près de mon flanc
la femme aveugle de naissance,
je lui dirai tout bas, si bas,
la voix pleine de poussière :
– Sœur, prends mes yeux.
[…]
Qu’une autre prenne mes genoux
si les siens se sont trouvés
entravés et endurcis
par les neiges ou le givre.
Qu’une autre prenne mes bras
si on les lui a tranchés.
Et que d’autres prennent mes sens16.
Mistral met ici en scène un grand partage féminin de son corps divisé « comme une miche17 ». La symbolique chrétienne et eucharistique du partage du corps devenu pain est centrale, de même que la pitié christique envers l’aveugle, mais au lieu d’une table de treize hommes (lors de la Cène) et d’un aveugle masculin (lors de l’épisode biblique de la vue recouvrée), c’est à une aveugle féminine et à une assemblée de sœurs que Mistral s’offre en partage. Ici encore, la vertu chrétienne de charité n’est pas la seule motivation de cette solidarité féminine : Mistral exprime explicitement son désir lié à ce partage, qui est celui de ne plus jamais être « une ». Le partage du corps est donc également un moyen de se démultiplier, de se relier à d’autres femmes, afin de se fondre en elles tout en s’allégeant de soi-même.
Cette multiplication ou ce dédoublement de soi à travers d’autres femmes ne se cantonne pas uniquement à des solidarités douloureuses : la poésie de Mistral est aussi un lieu d’affirmation de la puissance et de la créativité féminine. À travers la peinture de femmes accomplies spirituellement ou artistiquement, Mistral revendique pour elle-même comme pour les femmes en général le droit à l’action, à l’agentivité, et même à une folie libératrice. La poétesse, à nouveau, se dédouble pour rencontrer une figure féminine forte, comme dans les poèmes « La détachée », « La danseuse » ou « La fervente » de la section « Folles femmes », au sein d’une forme de solidarité imaginaire, qui a pour mérite d’ouvrir les possibles pour les autres femmes. Ainsi, dans « La détachée », nous écoutons les paroles d’une femme qui affirme « J’ai mon cube de pierre/et ma poignée d’outils./ Ma volonté je la recueille/comme un habit abandonné18 » : après un détachement hors du monde, l’art est ce qui la pousse à nouveau vers la vie, dans une agentivité et une volonté retrouvée. Derrière cette figure de sculptrice se tient celle de la poétesse, tout comme elle se tient derrière « La Danseuse » qui danse violemment, au sommet de son art. L’accomplissement féminin advient aussi sur le plan spirituel, ainsi dans « La Fervente », où la métaphore du feu dit l’embrasement mystique de l’âme : « En tous lieux j’ai allumé/avec mon bras et mon souffle le vieux feu19 ». La poétesse se multiplie ici en autant de « folles femmes » dans une solidarité plus heureuse – malgré l’intensité, parfois inquiétante, de ces destins féminins –, où chaque figure peut servir de modèle féminin à une forme d’engagement créatif ou spirituel, et de dépassement de la douleur.
Le fait que ce lien tissé avec des figures de femmes provienne d’un dédoublement et même, au fil de la section, d’une démultiplication de soi, n’enlève rien ni à sa profondeur ni à son altruisme. Mistral se reconnaît dans ces figures d’abandonnée, de créatrices, de mystiques ou de fugitive, de même qu’on y reconnaît des destins individuels, vis-à-vis desquels l’usage de l’article défini est double. Pour les poèmes de solidarité dans la souffrance, la dimension typifiante de l’article défini vient signaler que ces destins meurtris font nombre derrière un exemple (« L’abandonnée » vaut pour toutes les trop nombreuses femmes abandonnées), tandis que pour les poèmes mettant en scène une femme exceptionnelle, car créatrice ou puissante, cet article défini sert une forme d’héroïsation, de grandissement de la figure, qui devient alors potentiellement inspiratrice.
Toutes les femmes de cette section versent, que ce soit par l’intensité de leur souffrance ou par l’intensité de leur engagement créatif ou spirituel, dans une démence, une folie, dont le titre de la section se fait l’écho. Cette folie est revendiquée par Mistral comme un moyen d’être autre, d’échapper à la norme, de sortir radicalement les femmes de la rainure dans laquelle on veut les cantonner : entrer dans la folie signifie s’autoriser à créer, à connaître l’extase mystique, comme ce peut être une échappatoire à la douleur. Ces « folles femmes », passant toutes du côté de la folie, sont en quelque sorte unies dans et par la démence – plutôt qu’une figure marginale, la folle ou la divagante devient chez Mistral une femme parmi une communauté d’autres femmes semblables20. Dès 1938, dans le poème « Toutes nous allions être reines » dont nous parlions plus haut, la dernière fillette, Lucila (prénom réel de la poétesse enfant), suit, après la déroute ou le sacrifice de ses trois amies, deux voies qui n’en font qu’une : elle parle aux montagnes, aux cannaies et aux fleuves, et choisit « les lunes de la folie21 ». La poétesse esquisse ici l’image d’une forme de libération par la poésie tournée vers la nature et vécue comme une forme de folie, de démence, qui évite que son destin ne se brise totalement, à l’instar de celui de ses trois compagnes. Parler aux êtres non-humains revient à avoir l’air, possiblement, d’une folle, mais d’une folle libre alors de choisir sa vie reliée autrement au monde. La sororité englobante lisible dans la poésie et dans les actes de Gabriela Mistral se déplace donc, dans ce poème, d’une solidarité féminine à une solidarité encore plus vaste avec le vivant.
Sororité et parenté au-delà de l’humain
C’est en particulier dans son livre posthume rédigé pendant les vingts dernières années de sa vie, Poema de Chile, que Mistral crée une sororité qui dépasse les frontières humaines. Ce long ouvrage porte un projet de connaissance et de louange de sa terre du Chili à travers un prisme personnel mais aussi autochtone et animal. Le terme « sororité » trouve ici un sens nouveau : Mistral nomme « sœur » des êtres non-humains de genre féminin. Tout se passe comme si la poétesse élargissait encore une position de solidarité déjà fort large, puisqu’elle englobait toutes les classes sociales, les femmes de diverses origines ou couleur de peau, les femmes souffrantes ou puissantes, et les femmes de tous âges. Cette ouverture de la sororité à la totalité du vivant semble anticiper, avec plus de vingt ans d’avance, les prémisses de l’écoféminisme. Aussi bien les plantes que les animaux peuvent devenir les sœurs de la figure fantomatique nommée « Gabriela » qui, dans ce recueil, revient après sa mort arpenter les terres de son pays natal, accompagnée d’un petit enfant autochtone (issu du peuple Diaguita) et d’un huemul, espèce menacée de cerf andin, figurant sur le blason du Chili aux côtés du condor22. Ainsi la lavande est appelée à la fois « ma filleule » et « ma sœur »23, tandis que la sauge, folle elle aussi, est indissolublement liée à la poétesse :
Elle fut mienne et elle est mienne,
véritable et divagante,
nous nous tenons, tellement liées,
tout comme le corps tient à l’âme,
que je demande ses haleines
à la nuit qui est la Grâce
et la grâce de la nuit
me les porte par bouffées24.
Il semble bien que ce soit l’alliance de la nuit – autre entité féminine – et de la sauge qui offre à la poétesse de nouvelles haleines, un nouveau souffle poétique, qui n’advient que parce que la relation se fait d’égale à égale et dans un vrai échange réciproque entre la sauge et soi : c’est bien la sauge ici qui possède les haleines passant bouffée par bouffée dans les poumons de la poétesse, qui en retour chante la sauge.
Ailleurs la sororité s’étend à l’idée de protection de l’environnement, de soin à porter à une espèce menacée. Le long poème sur « Le Chinchilla » – animal qui est genré au féminin en espagnol – défend, à travers un dialogue entre la poétesse-fantôme et le petit enfant autochtone qui l’accompagne dans son périple, le choix du terme « sœur » :
– […] Comment donc, petitou,
ma sœur Chinchilla existe-t-elle encore ?
On les pourchasse et les attrape.
Qui les regarde les convoite,
les paysans, les gamins,
le renard, la meute de loups.
– Dis donc, tu l’as nommée ta sœur ?
– Oui, suivant l’homme François
qui appelait petite sœur
toute chose qui regardait,
qui respirait ou entendait25.
Mistral se réfère explicitement à Saint François d’Assise qui nommait « Frère » ou « Sœur » toutes choses, notamment dans son Cantique des créatures, où le « Frère Soleil » côtoie la « Sœur Eau ». Mais surtout, elle ne semble pas ignorer que dans son sermon aux oiseaux, Saint-François, dans la version italienne directement traduite du latin, s’adresse à ses « sœurs les oiseaux » (l’avis latin étant féminin). Marielle Macé ne manque pas, avec raison, de souligner « l’espace sémantique et politique formidable qu’ouvre et libère joyeusement […] cette sororité26. » Elle ouvre en effet la possibilité d’appeler « sœur » même ce qui n’est pas, dans une langue, nécessairement genré au féminin – à quand une traduction française des Fioretti de Saint-François où on lirait « mes sœurs les oiseaux » ? – mais elle ouvre aussi à l’idée politique que par-delà la parenté réelle, ce qui importe sont les liens nouveaux, parfois inattendus, tissés entre « l’homme François » – ici la femme Gabriela –, et les autres êtres. Cette idée centrale de l’écoféminisme est déjà, en réalité, au cœur de la démarche franciscaine et de la pensée de Mistral, fervente lectrice du Saint27. « La » chinchilla devient donc espèce-sœur (ou « compagne », pour reprendre un terme de Donna Haraway28) de Mistral, ou mieux, elle devient sa sœur en cela que de la préoccupation, du soin, voire de l’amour pour elle s’installe.
Ainsi dans le poème « Perdrix », la poétesse-fantôme tente de protéger ces oiseaux de la destruction, en arguant de sa position de femme :
Les hommes se sentent plus
hommes lorsqu’ils vont chasser.
Moi, petitou, je suis femme :
un être absurde qui aime et aime,
quelqu’un qui loue et ne tue pas […]29.
La virilité masculine pousse les hommes à détruire, tandis que la femme se tiendrait du côté de l’amour, de la louange, de la préservation et… de l’absurdité, qu’il faut entendre ici comme un synonyme de la « folie » revendiquée par Mistral : cette absurdité est ce dont les hommes taxent les femmes, mais c’est aussi ce qui leur autorise leur « sensiblerie » – en réalité, leur accès sensible au sensible – et les actions qui en découlent. Il n’est ainsi pas rare que Mistral se définisse comme un être absurde, afin de pouvoir agir en dehors des normes. Il ne faut pas voir dans ce partage genré des positions – homme tueur, femme protectrice – une simple reproduction de clichés de genre : Mistral place par exemple « l’homme François » du côté de la louange et du soin, et dans ces vers elle dénonce surtout la violence généralement masculine sur le vivant, anticipant à nouveau les thèses écoféministes.
Ce rapport proto-écoféministe au monde lui vient aussi des enseignements et du rapport au monde des peuples natifs du Chili, pour qui un lien de parenté et de soin existe entre les différents éléments de l’environnement et l’humain30. Ainsi, chez Mistral, les montagnes sont appelées « maman », les Andes « mères », l’araucaria est une « mère » de même que la nuit, la route est tantôt une « sœur », tantôt une « mère », et la terre, nommée fréquemment Gaïa, est à la fois dame, mère et grand-mère, soit triplement féminine : « Notre mère, terre mère,/vive et éternelle, robuste mère,/notre dame, jeune grand-mère31. » Gaïa ici semble avoir tous les âges, être à la fois jeune et vieille, comme une entité féminine englobante, et pourtant fragile et exposée. Le mouvement de solidarité, de soin, de protection du vivant explicite dans Poema de Chile la nécessité de préserver une Terre vue comme une mère, une Gaïa déjà menacée. Cette terre-mère est liée aux peuples autochtones qui en ont été dépouillés : pour dénoncer cette spoliation, c’est sur une figure féminine que Gabriela Mistral s’appuie. Dans le poème « Araucans », qui porte entièrement sur ce peuple, Mistral décrit une « indienne effarée », « affligée », portant son bébé sur son dos, qui « s’enfuit parce qu’elle a vu/des étrangers, de couleur blanche32. » Elle décrit ensuite comment cette Indienne disparaît, « avalée par la Forêt-Mère », et rêve pour la « gent-araucane » (le terme de « gente » en espagnol ne peut ici être traduit par « peuple », justement afin de maintenir le genre féminin, central dans ce poème) de retrouvailles avec sa « terre araucane33 ». Elle souligne la profonde compréhension, allant au-delà du visible, que les araucans ont des éléments naturels. L’énonciation du poème est majoritairement au féminin, et à la fin du texte, dans l’imaginaire de la poétesse, la gent et la terre araucanes se reconnaissent et s’embrassent dans un même moment : la figure de « l’indienne » vient porter, dans ce poème, à la fois les revendications des peuples natifs et les idées proto-écoféministes de Mistral.
En réalité, ce positionnement proto-écoféministe s’élargit dans le recueil à l’idée d’une parenté globale qui dépasse la simple sororité, ou le simple emploi du mot « sœur » pour désigner route, lavande ou chinchilla : la sororité fait chez Mistral partie d’une pensée du lien qui la déborde, ou qui se trouve être son exacerbation. Dans le poème « Parfois, maman, je t’avoue », la poétesse explique parler avec tout le vivant à l’enfant qui l’interroge :
– […] Avec qui parles-tu, dis-moi, quand
je fais semblant de dormir et t’entends ?
Sans doute avec les animaux,
avec l’herbe ou bien le vent fou.
– C’est parce que tous sont vivants
et à tout le vivant je réponds.
Mais aussi aux choses muettes
car toutes choses sont mes parentes34.
À la fin du poème, elle en appelle à nouveau à la protection des espèces, et à l’attitude de Saint-François, qui nommait les autres êtres « frères ». On voit que si le terme de « sœur » est plus fréquent, dans ce recueil, que celui de « frère », in fine, en ce qui concerne les rapports avec le vivant, c’est à une relation de parenté qui englobe et la sororité et la fraternité que Gabriela Mistral aspire. La sororité telle qu’elle se développe dans sa vie et sa poésie ne perd pas de sa spécificité dans cette parenté qui l’inclut, Gabriela Mistral ne cessant de souligner la violence qui pèse sur les femmes comme sur la « terre mère », et de célébrer leurs accomplissements. Les solidarités féminines mistraliennes sont donc à la fois un moyen de protection et de résistance, dans un entrecroisement entre des enjeux féministes, sociaux, politiques, artistiques, spirituels et écologiques.