Si, comme le rappelle Alfred Wahl, « le football-association pouvait être pratiqué partout, y compris sur des espaces réduits et des sols durs1 », la question des infrastructures et des stades se pose depuis le début du xxe siècle. Devant souvent se contenter d’espaces ouverts mis à leur disposition (pelouse au centre des vélodromes ou des champs de courses), les premiers footballeurs marseillais2 ne bénéficient pas de conditions idéales pour développer leur pratique. Comme le fait remarquer Gabriel Hanot, les sociétés civiles sont souvent seules pour trouver et aménager un terrain sur lequel inscrire leurs propres installations3. À Marseille, la topographie accidentée de la ville explique une certaine rareté de ces premiers espaces sportifs, les collines de la Nerthe ou de l’Étoile ne permettent que difficilement l’étalement urbain. Comme dans d’autres villes de France, les premiers espaces du sport s’inscrivent dans une logique de sectorisation urbaine et aussi déjà une logique foncière4. Les premiers dirigeants des clubs marseillais (Football Club de Marseille qui devient Olympique de Marseille en 1900, Sporting Club de Marseille, Union sportive Phocéenne) réclament à la municipalité la mise en place de terrains communaux pour permettre aux nouvelles pratiques que sont le football-rugby et le football-association de se développer.
Dans un premier temps, les footballeurs n’ont accès qu’au champ de manœuvres ou au stade du Rouët5. Le champ de manœuvres6 accueille la première rencontre de sport collectif à Marseille, disputée en 1891 entre le Football Club de Marseille et une équipe composée de marins anglais et d’employés de la compagnie de l’Eastern Telegraph Company7. Les nouveaux adeptes du ballon (rond ou ovale) sont souvent obligés de se replier sur ces deux terrains « peu propices aux ébats, semés de silex et de verres brisés » en raison de « l’indifférence réelle de la mairie qui se soucie fort peu à l’époque de la gent sportive8 ». Parfois mis à leur disposition, le parc Borély9 est l’un des lieux privilégiés d’observation des mutations des cultures sportives à Marseille. Des réunions hippiques sont organisées depuis 1860 et l’on peut assister à des courses cyclistes dès 1869. Les pelouses sont moins disponibles pour y pratiquer les sports de ballon, étant réservées aux éleveurs marseillais qui y font paître leur bétail, souvent jusqu’au mois de novembre. Territoire incertain du football marseillais, le parc Borély a l’avantage de montrer le football aux promeneurs du dimanche et donc d’attirer un premier public. À cette question de la disponibilité des pelouses s’ajoute la problématique de l’espace ouvert qu’il faut organiser pour les jours de match (apporter les poteaux, une corde pour délimiter l’aire de jeu). Dès lors, les dirigeants de l’Olympique de Marseille (OM) réfléchissent à l’idée de se trouver un stade où faire évoluer leurs équipes, notamment celle de football-association qui remporte les premiers championnats organisés par le Comité du Littoral de l’USFSA.
Le stade de l’Huveaune, premier stade de l’OM
À la fin de l’année 1901, les dirigeants olympiens décident de louer un terrain à Saint-Menet, à l’est de Marseille, dans le 11e arrondissement aujourd’hui. Cette aire de jeu se situe près d’un fleuve, dont le nom est bientôt associé à celui de l’OM, l’Huveaune. Trop loin de la ville et mal desservi par les transports10, ce stade ne convient pas vraiment et les dirigeants décident en 1902 de louer un terrain mieux situé toujours près de l’Huveaune. Le 14 septembre 1902, l’OM dispute son premier match sur ce terrain loué à la Compagnie des Docks, propriétaire des lieux depuis 1858. Pendant vingt-cinq ans, le stade porte le nom du cours d’eau qui le longe, l’Huveaune. Situé à quelques centaines de mètres du Parc Borély, non loin de l’avenue du Prado, lieu de promenade et de récréation des familles marseillaises, le stade de l’Huveaune devient le stade d’un Olympique de Marseille multisport et accueille matchs de football, de rugby et réunions d’athlétisme. En 1904, les spectateurs olympiens se donnent rendez-vous dans leur nouvel antre pour une rencontre internationale contre le Servette de Genève. Pour cette première, une corde est placée autour du terrain pour empêcher les spectateurs de pénétrer sur l’aire de jeu. Dès l’année suivante, les premiers aménagements sont effectués. Les dirigeants ajoutent un fronton de pelote basque avant, deux ans plus tard, d’installer les premières tribunes. Les travaux satisfont les spectateurs et les journalistes locaux qui ont vu « se transformer en véritable terrain la prairie de jadis, les tribunes se sont faites plus spacieuses et plus confortables, les courts de tennis se sont multipliés, la loge de presse est née de la conjonction des deux grandes tribunes des spectateurs, le terrain de l’Olympique est certainement l’un des mieux aménagés de province11 ». Avant-guerre, le stade de l’Huveaune s’inscrit dans la liste des stades français dédiés aux sports athlétiques qui ne sont souvent que de modestes installations se réduisant à un terrain plus ou moins aménagé qui accueille le football, le rugby et l’athlétisme, comme le stade Bergeyre ou celui de Buffalo à Paris12.
L’Huveaune devient le stade officiel de l’OM en 1919. Le 31 décembre 1919, Paul Le Cesne achète un terrain et, six mois plus tard, il y adjoint une parcelle le jouxtant. Président de l’Olympique de Marseille depuis 1909, il achète aussi quelques années plus tard des terrains à Mazargues, à l’extrémité est du boulevard Michelet, où le club installe six terrains de football à la fin des années vingt. Celui que la presse surnomme « le Bonhomme de Noël13 » n’est pas un inconnu du monde sportif marseillais. Né à Clifton aux États-Unis, il est le descendant d’une famille huguenote qui quitte la France à la suite de l’édit de Nantes et s’installe sur la côte est des États-Unis actuels. Secrétaire puis vice-président de la Compagnie de l’Afrique occidentale, « première maison de commerce de l’Afrique noire française14 », Le Cesne découvre Marseille en y important tabac, coton, riz et autres grains. Pratiquant l’escrime, il devient rapidement un dirigeant du sport marseillais et prend la tête du Comité du Littoral de l’USFSA en 1913. Après la Première Guerre mondiale, il conserve des fonctions dans le monde des dirigeants15. Il quitte Marseille en octobre 1920 et s’installe à Paris pour des raisons professionnelles. Mais cet éloignement ne l’empêche pas de rester fidèle au club dont il est resté président honoraire. Propriété de Paul Le Cesne, le stade est loué à l’Olympique de Marseille par la société Sports Olympiques contre la somme de 20 000 francs par an16. Le comité directeur du club décide de restructurer le site, redessinant le stade parallèlement au fleuve et installant un court de tennis et un terrain de basket-ball le long de l’avenue du Parc Borély.
La loi Cornudet de 1919 complétée par un projet de loi du Sénat du 14 avril 1920 oblige les municipalités à fournir des équipements sportifs aux sociétés sportives agréées. En 1920, les travaux du stade de l’Huveaune commencent. La nouvelle tribune doit être fonctionnelle pour accueillir les spectateurs du match France-Italie prévu en février 1921, première rencontre internationale que la nouvelle Fédération de Football Association (FFFA) accepte de délocaliser en province. Jules Rimet, président de la FFFA et de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA) fait le déplacement. Ce n’est toutefois qu’après ce match que la tribune est inaugurée le 20 mars 1921 lors du match amical entre l’OM et le FC Étoile La Chaux-de-Fonds, dont les bénéfices sont reversés à l’association des orphelins de guerre de Provence. Dans la nouvelle tribune prennent place le maire Siméon Flaissières (dont c’est la première apparition autour d’un terrain de football) et Gaston Vidal, sous-secrétaire d’État à la culture physique En 1922, le comité directeur olympien décide de poursuivre les aménagements du stade et vote un crédit de 100 000 francs afin d’installer un système d’arrosage moderne, deux tribunes non couvertes de chaque côté de la tribune principale et aussi la couverture des populaires. Le président Marino Dallaporta lance un appel aux supporters pour financer les travaux et propose un prêt sur dix ans à un taux de 6 %17. De passage à Marseille en novembre, Paul Le Cesne n’hésite pas à apporter une aide financière de 25 000 francs au club, « preuve de son affection et de son inlassable générosité18 ». Quelques mois plus tard, il joue un rôle prépondérant dans l’arrivée à Marseille des deux vedettes parisiennes Jean Boyer et Édouard Crut. À une époque où l’on pourfend le professionnalisme tout en laissant se développer l’amateurisme-marron, il embauche les deux joueurs comme courtier en grains dans son entreprise marseillaise, leur versant un salaire de mille francs. Il est aussi le premier soutien moral des Olympiens lors de leur déplacement à Paris, notamment pour la finale de la Coupe de France 1924. Face au retard pris par les villes françaises, à l’exception de Lyon ou Le Havre19, l’initiative de Paul Le Cesne permet à l’Olympique de Marseille de bénéficier de sa propre enceinte. L’année suivante, la loi du 25 mars 1925 relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique en vue de l’établissement de terrains sportifs s’inscrit dans une démarche nationale de mise en place des politiques sportives municipales.
Le Stade Fernand Bouisson
Le 19 février 1928, l’OM se déplace à Paris, au Parc des Princes, pour y affronter l’Athletic Club d’Amiens en huitième de finale de Coupe de France. Dans la tribune, Paul Le Cesne a pris place aux côtés de Fernand Bouisson, président de la Chambre des députés. Né à Constantine, maire d’Aubagne, il est depuis 1909 député socialiste des Bouches-du-Rhône et président de la Chambre depuis 1927. Fernand Bouisson est aussi un sportsman marseillais. « Épéiste redoutable et rugbyman de haut niveau20 », il a porté les couleurs marseillaises au tournant du siècle, d’abord au sein du Sporting Club de Marseille puis au Football Club de Marseille, remportant notamment le championnat d’escrime du Littoral en 1900. Après la rencontre de Coupe de France, il organise un dîner pour les joueurs et dirigeants olympiens à l’Hôtel de la Présidence. Un journaliste de l’hebdomadaire Les Sports de Provence souligne que « c’est la première fois qu’une équipe de sportifs est priée de dîner par l’un des plus hauts magistrats de la République21 ». Quelques jours plus tard, Paul Le Cesne écrit au président de l’OM, Gabriel Dard, pour lui faire part de son souhait de donner le nom de Fernand Bouisson au stade de l’Huveaune. Dans son courrier, il rappelle le glorieux passé de sportif du président de la Chambre des députés. Il note aussi que cette proposition permettrait de montrer que le club ne « saurait oublier un camarade de toujours, un camarade qui se souvient avec tendresse de son vieux terrain de l’Huveaune22 ». Le 6 mars 1928, le comité directeur valide la proposition. La presse nationale voit dans cet acte « non pas la résultante d’une basse flagornerie mais le témoignage d’une vieille amitié entre les vieux membres fondateurs de l’OM23 ». La presse locale insiste, elle, sur les fréquentes apparitions de Fernand Bouisson dans les tribunes marseillaises et souhaite que cette décision puisse servir de propagande auprès des pouvoirs publics et des élus pour qui l’intérêt pour le sport est à peine naissant24. Le 15 avril 1928, le stade de l’Huveaune devient donc le stade Fernand Bouisson. Les dirigeants olympiens ont mis sur pied un programme omnisports. Les spectateurs assistent à un match de rugby entre l’OM et le Racing Club de Nice, un match de football entre l’OM et le FC Sète (grand rival de l’OM dans le championnat de Divion Honneur organisé par la Ligue du Sud-Est), un match de basketball féminin entre les équipes de l’OM et du Club athlétique de la Société générale et pour finir une réunion d’athlétisme. La manifestation attire au stade des représentants du pouvoir civil et militaire, venu honorer la présence du président de la Chambre des députés. On peut voir Siméon Flaissières, sénateur-maire de Marseille, entouré par Hilaire Delfini, préfet des Bouches-du-Rhône, Joseph Vidal et Henri Tasso, députés des Bouches-du-Rhône, ainsi que le capitaine Cahier et le commandant Noailles représentant le 15e corps. On note aussi, parmi l’assistance venue saluer Fernand Bouisson, la présence d’anciens partenaires de jeu, dont l’acteur Harry Baur. Tous se retrouvent le soir pour un banquet dans les locaux du restaurant La Cigale. Quelques jours plus tard ont lieu les élections législatives qui voient la victoire de candidats favorables au sport comme Edouard Herriot à Lyon ou Paul Escudier, ancien président de l’Union des Sociétés Françaises de Sports Athlétiques dans la circonscription de la Seine. Fernand Bouisson est réélu à Marseille dans la 8e circonscription, sans réelle opposition, modérés et radicaux voulant « rendre hommage à la haute personnalité du président de la Chambre, à sa proverbiale impartialité25 ». Fernand Bouisson est l’un des premiers hommes politiques à laisser son nom à un stade de football.
Figure n° 1. Inauguration du stade Fernand Bouisson, 15 avril 1928.
Crédit : Archive privées de la famille Dard.
L’amélioration du confort du stade se poursuit. Les tribunes latérales sont elles aussi dotées d’un toit en 1929. Cette amélioration a un coût puisque les spectateurs constatent une augmentation de 1 franc sur le prix des billets. Selon le journaliste des Sports du Sud-Est, « l’Olympique de Marseille a vraiment grandi et il convient de féliciter les dirigeants pour les efforts qu’ils font car leur terrain est assurément, à tous points de vue, l’un des plus beaux de France26 ». En 1932, pour répondre aux nouvelles demandes d’un football professionnel qui s’installe en France, le terrain est à nouveau redessiné et une nouvelle tribune est construite. Le plan du stade dévoile un espace de huit mètres entre la main courante et l’aire de jeu, pouvant recevoir une tribune. Il s’agit là de pouvoir accueillir plus de spectateurs mais cette construction répond aussi à la volonté des dirigeants marseillais et du football français de contrôler l’ardeur des supporters. Le club commande ainsi un grillage de 2,5 mètres de hauteur pour éviter les envahissements de terrain. Cet aménagement, en réduisant la visibilité des spectateurs, est décrié dans la presse marseillaise. Un journaliste du quotidien Le Petit Provençal dénonce cette nouvelle configuration qui donne « l’impression d’assister à un combat de lions au cirque Pinder27 ». La nouvelle tribune mesure cent vingt mètres de longueur et dix-sept mètres de largeur. Avec une hauteur de 15 mètres, elle peut accueillir vingt-deux gradins où peuvent prendre place environ vingt mille personnes. Cette tribune est inaugurée le 25 mars 1934 lors d’un match amical contre l’équipe italienne de la Pro Vercelli, grand club piémontais qui compte dans ses rangs Silvio Piola, future vedette italienne de la Coupe du monde 1938 en France. L’année suivante, le stade accueille, pour la première fois en France, une équipe du championnat yougoslave, le Belgrad S.K. Ce match est organisé en hommage au roi de Yougoslavie Alexandre Ier et à Louis Barthou, ministre français des Affaires étrangères assassinés à Marseille en octobre 193428. Après un moment de recueillement aux monuments des morts d’Orient en souvenir de la Première Guerre mondiale, puis devant le Palais de la Bourse, lieu du régicide, pour l’inauguration d’une dalle commémorative, les joueurs yougoslaves remportent le match.
La saison 1936-1937 est la dernière saison durant laquelle l’OM connaît la gloire dans son stade de l’Huveaune. Malgré une ultime défaite à domicile face au FC Sochaux, les joueurs marseillais sont sacrés champions de France. Le 13 juin, le stade Municipal (plus connu sous le nom de stade Vélodrome) est inauguré et devient le stade de l’OM. Si le comité directeur hésite quelque temps entre les deux stades, la perspective d’accueillir davantage de public dans la nouvelle enceinte du boulevard Michelet (malgré les taxes d’utilisation) finit par l’emporter. Le stade de l’Huveaune ferme temporairement ses portes au football professionnel. À la même période, le stade de l’Huveaune passe à la postérité en apparaissant sur grand écran dans le film Les Rois du Sport de Pierre Colombier avec Fernandel à l’affiche.
Figure n° 2. Vue aérienne du stade Fernand Bouisson en 1931.
Crédit : Archives privées de la famille Ollier.
L’après-guerre, derniers sursauts et crépuscule du stade de l’Huveaune
Après la Seconde Guerre mondiale, le stade de l’Huveaune connaît encore de belles heures mais son lien avec l’OM se distend. Au début de la saison 1949-1950, un second club professionnel, voit le jour à Marseille, le Groupe Sporting Club de Marseille, plus connu sous le nom de Marseille II, qui y dispute ses matchs. Cette équipe, souvent considérée comme « une sorte d’annexe de l’OM29 » est fondée par Louis Bernard Dancausse, président olympien, qui cherche à faire jouer les footballeurs qu’il n’utilise pas au sein de l’OM. Présidée ensuite par Sabi Zaraya, un industriel marseillais, le club stagne en deuxième division, terminant à la dixième place, avant de disparaître durant sa deuxième saison. Craignant une croissance de la rivalité, l’OM interrompt le prêt de ses joueurs et l’aventure des « Lionceaux marseillais », s’arrête en cours de saison.
Le stade demeure assez loin des joutes footballistiques jusqu’en 1965 et l’arrivée du président Marcel Leclerc à la tête de l’OM. Après une première descente en Seconde Division en 1959, suivie d’une seconde en 1963, c’est un Olympique de Marseille mal en point et sans argent qui termine la saison 1964-1965. Marcel Leclerc entend redresser le club. Il a lancé Télé Magazine, le premier hebdomadaire consacré aux programmes des émissions télévisées, qui réussit à concurrencer le très connu Télé 7 jours des éditions Hachette. Ancien sportif marseillais (il a été demi-centre de l’équipe amateur de l’OM et champion de Provence du 100 mètres nage-libre sous les couleurs du Cercle des Nageurs de Marseille), le nouveau président décide, à quelques jours de la reprise du championnat, de faire rejouer son équipe au stade de l’Huveaune. Commence alors « la guerre des stades » entre le président l’OM et le maire Gaston Defferre. L’auteur de la loi-cadre de 1956 sur l’évolution des territoires d’outre-mer30, pressenti pour être le « Monsieur X » capable de s’opposer à de Gaulle aux présidentielles de 196531, échoue à unifier la SFIO et le Mouvement républicain populaire (MRP) dans un vaste mouvement chrétien mais parvient la même année, en mars 1965, à conserver sa municipalité face au candidat dissident socialiste soutenu par le parti communiste Daniel Matalon. « Maître de Marseille et de la presse locale32 », Defferre sort renforcé de ce scrutin. Leclerc considère, lui, que les difficultés financières que rencontre le club sont notamment dues au prélèvement de 10 % des recettes réalisées au stade vélodrome municipal. Il estime aussi que la mairie ne soutient pas assez le club et réclame une subvention de cent millions de francs. La demande de subvention extraordinaire de Leclerc se heurte à la situation financière de la ville. Depuis la crise de Suez, le port de Marseille a perdu une grande partie de son activité maritime33. De plus, les années cinquante inaugurent les années de reconstruction. Il faut rebâtir les 14 000 immeubles détruits et régénérer le quartier du Vieux-Port, défiguré par les bombardements allemands de février 1943. Defferre s’attache aussi à reconstruire les écoles primaires et à tripler la capacité de l’enseignement secondaire avec la construction de lycées. La municipalité veut aussi se doter de grandes infrastructures médicales et profite de la loi-cadre de 1953 qui oblige l’État à financer les projets à hauteur de 50 % pour se lancer. Après dix années de travaux, Marseille devient la première ville de France à posséder un centre universitaire hospitalier avec l’hôpital nord. En 1969, Defferre inaugure le centre hospitalier de la Timone. Il faut aussi prendre en compte, pour cette période, la difficulté de la ville à absorber le retour des rapatriés d’Algérie. La municipalité souhaite aussi rattraper son retard d’urbanisme et lance de grands chantiers. De la couverture du Jarret en 1955 au chantier de la Corniche (qui durera plus de dix ans de 1958 à 1969), en passant par le début du chantier du tunnel sous le Vieux-Port en 1964, Marseille se modernise. Quant au sport, Gaston Defferre s’est lancé dans un premier plan quinquennal d’équipements sportifs qui doit doter Marseille de six stades pour 1965 et six autres pour 196634. Gaston Defferre a compris tout le bénéfice que le sport et l’OM peuvent rapporter à la ville35.
En 1965, le stade de l’Huveaune n’appartient ni au club ni à la municipalité. En effet, la famille Le Cesne possède toujours le terrain dont le bail avec l’OM vient d’arriver à expiration en 1963 et n’a pas été renouvelé par le club. Elle obtient même un avis d’expulsion de l’OM par arrêté préfectoral le 9 juin 1964. La décision, confirmée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence, n’empêche pourtant pas le club de poursuivre ses entraînements. Face à cette situation et afin de prendre la main sur un dossier qui devient complexe, la municipalité propose à la famille Le Cesne de racheter le terrain pour 1 250 000 francs. Face au refus du propriétaire, le maire décide d’utiliser la loi du 30 octobre 1946 qui permet aux communes d’acquérir, par voie d’expropriation, les terrains et installations nécessaires à l’éducation physique et aux sports36. Malgré l’opposition de la famille, le terrain est jugé d’utilité publique en 1967.
Figure n° 3. Match au stade de l’Huveaune, sous l’ère Marcel Leclerc, saison 1965-1966.
Crédit : Football Magazine, Supplément au n° 148, mai 1972.
Depuis l’inauguration du stade vélodrome municipal, le stade de l’Huveaune n’est plus utilisé que pour quelques entraînements de l’OM et d’autres manifestations sur la pelouse, comme des combats de boxe. Durant l’été 1965, Marcel Leclerc prévient la Fédération française de football (FFF) que son club jouera la saison 1965-1966 à l’Huveaune. Douze jours avant la reprise du championnat, un délégué vient constater que la vieille enceinte ne remplit pas les conditions réglementaires : le terrain n’est pas protégé du public et la grande tribune, délabrée, est jugée dangereuse. Marcel Leclerc emploie alors, à ses frais37, une armée de jardiniers, de charpentiers et de maçons (certains Marseillais viennent apporter leur aide bénévolement). Il faut rénover les tribunes mais aussi les vestiaires, les douches, la sonorisation… Marcel Leclerc réussit un tour de force, le stade est prêt pour accueillir l’équipe grenobloise pour le premier match de championnat. Le journaliste du quotidien Le Méridional parle d’un « stade qui s’est relevé de ses ruines38 ». Les journalistes de l’autre grand quotidien local, La Marseillaise, semblent sous le charme : « Tout à l’heure, dans le cadre de l’Huveaune beaucoup plus intime que ne l’était celui du Vélodrome, spectateurs et joueurs essaieront de renouer avec des liens d’affection comme aux plus beaux jours. En somme, avec le bon vieux stade Fernand Bouisson, c’est comme un retour aux sources. Ils sont devenus rares, en effet, ceux qui ont connu l’atmosphère qui présidait aux fameux derbys de l’Huveaune39 ». Les supporters marseillais sont ravis de revenir dans le stade des Marseillais (plus proche des joueurs qu’ils ne le sont dans le stade de la Mairie (le stade vélodrome).
Le maire Gaston Defferre ne comprend pas pour sa part la décision du président Leclerc et, de septembre à octobre 1965, les deux hommes se livrent une bataille, relayée par la presse locale qui publie presque quotidiennement les échanges épistolaires entre les deux hommes. Quand Defferre reproche à Leclerc de ne pas assez connaître Marseille, Leclerc répond qu’il souhaite en changer l’image, modifier l’image du club et la mauvaise réputation40 de la ville qualifiée de « Marseille-Chicago41 ». Si dans un premier temps, tous deux restent sur leur position, le maire refusant de céder à la demande de subvention du président, la venue du Stade de Reims au stade de l’Huveaune fait évoluer les choses. Le 19 septembre, l’OM reçoit les Rémois emmenés par Raymond Kopa. L’afflux de spectateurs ne peut être contrôlé aux portes du stade et des mouvements de foule se produisent, poussant Marcel Leclerc et son bras-droit Marcel Robillard (directeur général de Télé Magazine) à se mêler à la foule, armés selon le président marseillais, de pistolet à peinture et à chloroforme pour tenter « de calmer, s’il en est besoin, les plus excités42 ». Ces débordements sont relayés par la presse parisienne qui décrit des mouvements de panique, le correspondant du quotidien L’Équipe, Victor Sinet, est molesté par la police débordée et certains spectateurs sont poussés dans la rivière l’Huveaune. Le 29 octobre 1965, une solution est trouvée : le maire accepte de verser une subvention de 750 000 francs pendant quatre ans au club à condition que celui-ci remporte au moins un trophée durant ce laps de temps et donne une position majoritaire à l’OM dans la société qui gère le stade vélodrome municipal43. Leclerc accepte de retourner jouer au stade vélodrome. Mais, pour son retour dans l’enceinte municipale, les Marseillais sont battus par les joueurs toulonnais dans le derby. C’est la seule défaite des Olympiens durant cette saison. Après de nouvelles discussions avec Gaston Defferre, il est décidé que le club finira la saison au stade de l’Huveaune qui remplit davantage les conditions nécessaires à la remontée en Première Division selon le président marseillais. La presse semble convaincue par les arguments de Marcel Leclerc puisqu’elle n’hésite pas à comparer les matchs joués dans le stade à « des mises à mort dans une arène44 ». Le 11 juin 1966, l’OM reçoit, au stade Fernand Bouisson, le Sporting Club de Bastia. Il suffit d’un match nul aux Marseillais pour remonter en Première Division. C’est dans une ambiance où se mêlent « des cris, des pétards, des incidents : du football de combat45 » que le club obtient son précieux sésame. « L’effet stade de l’Huveaune » semble avoir fonctionné selon Jean-Paul Escales, gardien de but olympien lors de la rencontre, selon qui seules l’ambiance et la pression du public peuvent expliquer que l’arbitre M. Bois ait accepté le second but du Marseillais Joseph, qui avait poussé le gardien corse dans le but avec le ballon46. Le stade de l’Huveaune vient de connaître son dernier grand moment de gloire, l’Olympique de Marseille se réinstalle au stade vélodrome.
Si le stade de l’Huveaune est le théâtre des grandes heures de l’Olympique de Marseille, il est aussi un stade omnisports qui accueille des exploits des sportifs et sportives marseillaises dès les années vingt. En 1924, par exemple, les spectateurs peuvent assister aux championnats de Provence d’athlétisme et y applaudir Édith Alauze, recordwoman du monde du 80 mètres haies. En 1926, une démonstration de rugby est proposée par une équipe de Maori en provenance de Nouvelle-Zélande qui effectue une tournée en Europe et qui l’emportent 87 points à 0 face à une sélection provençale. En 1949, le président Louis-Bernand Dancausse décide de relancer la section basketball de l’OM en fusionnant avec l’équipe de l’Union Athlétique de Marseille (championne de France honneur en 1947 et champion de France de France excellence en 1948). Le football retourne à l’Huveaune, le stade vélodrome accueille pendant ce temps les joueurs de Marseille XIII, équipe de rugby à XIII créée après la Guerre et dirigée par Jean Duhau, sélectionneur de l’équipe de France. Dancausse souhaite aussi construire un terrain de basket couvert de 6 000 personnes sur les terrains de tennis existant. Ce projet ne verra jamais le jour.
Au début des années 1950, le stade connaît une forme d’apogée de son utilisation omnisports. En effet, les matchs de football du Groupement Sport Club de Marseille partagent pendant dix-huit mois l’affiche avec les matchs de Coupe Drago joués par l’Olympique de Marseille (ce changement de stade permet à l’OM d’éviter des frais de location pour l’utilisation du stade vélodrome). Le stade accueille aussi des combats de boxe durant cette même période. Le 28 septembre 1952, Ray Grassi devient champion de France des poids plume aux arènes du Prado. Le 6 avril 1953, il remet son titre en jeu, devant plus de sept mille personnes ayant pris place dans les tribunes et sur la pelouse du stade de l’Huveaune et qui assistent à sa victoire sur Jacques Bataille en finale du championnat de France des poids plume47. La même année, les dirigeants de l’OM sont condamnés par le ministère de la Rénovation et de l’Urbanisme (MRU) qui dénonce des falsifications dans le dossier du stade de l’Huveaune. Créé en 1944 par le gouvernement provisoire de la République française du général de Gaulle, ce ministère gère l’approbation et le contrôle des plans de reconstruction et d’aménagement du bâti détruit par fait de guerre et affecte des crédits de réparation. Le MRU, après inspection, reproche au club marseillais d’avoir surestimé le coût des dommages de guerre et de ne pas avoir utilisé la totalité de la somme pour des travaux de réfection.
En juillet 1954, le stade doit accueillir le combat entre Famechon et Sneyers pour le titre de champion d’Europe des poids plume. Mais, quelques mois plus tôt, les dirigeants olympiens, en quête de rentrée d’argent, acceptent de transformer le stade en piste de course de stock-car, discipline apparue deux décennies plus tôt aux États-Unis et qui cherche à conquérir un public européen. Au début du mois de juillet, les dirigeants de l’European Boxing Union, en visite à Marseille, exigent un report du combat, le stade n’étant pas en mesure d’accueillir les 6 000 spectateurs attendus. D’abord repoussé en septembre, le combat a finalement lieu à Paris. En 1958, c’est un autre sport américain, le baseball, qui est proposé aux spectateurs de l’Huveaune. Le consul des États-Unis à Marseille donne le coup d’envoi de la rencontre entre une sélection d’Île-de-France et le comité de Provence. Dix ans plus tard, l’esplanade du stade de l’Huveaune accueille les parties finales du concours de pétanque « La Marseillaise » de 1968 à 1991, lesquelles voient triompher à cinq reprises Albert Pisapia, « monstre sacré de la pétanque48 ».
Épilogue
Après avoir accueilli des rencontres de l’équipe féminine de l’OM en 1979, le stade redevient une dernière fois l’antre de l’équipe olympienne, lors de la saison 1982-1983. Le stade vélodrome, retenu pour accueillir des rencontres du championnat d’Europe des nations en 1984, doit être mis aux normes. Par la suite, seules les sections amateures et les juniors de l’OM viennent s’y entraîner, les professionnels s’étant déplacés à Saint-Menet puis à la Commanderie. Le stade tombe ensuite en désuétude et, moins entretenu, il faut abattre deux tribunes car l’une devient dangereuse alors que l’autre gêne le développement d’un projet immobilier à proximité. En 1997, une partie du stade est vendue à des promoteurs, le reste connait le même sort quelques années plus tard. En 2008, le stade est définitivement détruit, emportant avec lui un pan entier de l’histoire du sport marseillais et de l’Olympique de Marseille.