Lorsque le livre de Robert Edelman paraît en 1993, l’ouvrage est très vite remarqué. Il a reçu plusieurs distinctions de la part des historiens du sport (prix de l’Amateur Athletic Fondation et de la North American Society of Sports Historians) et a été bien reçu par les spécialistes de l’Union soviétique. Lewis Siegelbaum, chantre de l’histoire ouvrière du stalinisme, le repère dans son compte-rendu de la Slavic Review : Robert Edelman pense que l’État soviétique soutient l’émergence d’une culture populaire qui permet aux spectateurs d’exprimer leurs intérêts qu’ils soient convergents ou divergents avec les objectifs de l’État1. Il a montré que l’étude du sport, et du football, était légitime et permettait d’appréhender l’histoire politique, culturelle et sociale de l’URSS sous un nouvel angle.
En 1993, l’ouvrage se révèle très neuf pour plusieurs raisons. Alors que le souvenir des champions et des championnes d’URSS est toujours vif et que les dernières stars « rouges » occupent encore les podiums internationaux, Robert Edelman décale le regard habituel porté sur le sport soviétique. Ce n’est pas la fabrique des champions ou la place des victoires dans les relations internationales qui est au centre mais la construction du goût du spectacle sportif et les usages variés qu’il suscite, sur la longue durée du siècle soviétique. Serious Fun en propose également une vision solidement documentée, avec au centre, le football. Si les archives des administrations du sport en URSS n’étaient pas encore ouvertes et consultables, Robert Edelman a dépouillé la presse sportive, avec une grande acuité, en particulier Sovetskij Sport, Fizkul’tura i sport ou Futbol-hokkej. Il s’appuie également sur son expérience des tribunes soviétiques, lors de ces premiers séjours de recherche. Il opte enfin pour une approche historique qui dépasse la description du cadre institutionnel. « À la place des partis, des résolutions, des ministres et des comités, mes intérêts ont plutôt porté sur les messages informes, les images, les signes et les réponses2.. » Les ouvrages consacrés au sport soviétique publiés jusque-là rendaient compte du fonctionnement du mouvement sportif de manière très descriptive. Le livre de James Riordan qui a longtemps été la principale référence, en constitue l’exemple type, il se révèle peu adossé à l’historiographie qui lui est contemporaine3.
Robert Edelman n’a pas commencé sa carrière d’historien en traitant du sport. Ses deux premiers ouvrages portent sur l’histoire politique de la période impériale et abordent l’histoire du parti nationaliste entre 1905 et 1917 et les paysans dans le sud-ouest russe au moment de la révolution de 1905. La posture de recherche de Robert Edelman vise à prendre au sérieux le football et à le construire comme un objet d’histoire, non pas en lui-même dans une chronique des « grandes heures », mais pour montrer son intérêt dans la compréhension des évolutions de la société soviétique. Les références conceptuelles qu’il mobilise sont clairement celles de penseurs situés à la gauche de l’échiquier politique et académique : Gramsci, Hobsbawm, Bourdieu. Serious Fun se retrouve à la croisée de deux tendances historiographiques : d’une part, il s’inspire des travaux des cultural studies britanniques sur les cultures de masse, leurs réceptions et la manière dont elles peuvent être réinvesties par leurs consommateurs4 ; d’autre part, il s’inscrit dans une lecture « révisionniste » de l’histoire soviétique. Cette tendance historiographique importante dans le champ académique américain s’opposait à la vision totalitaire, affirmant le primat de l’idéologie et de l’État, et privilégiait l’histoire sociale, des enquêtes au plus près du terrain et l’attention aux capacités d’agir des individus5.
L’ouvrage se décompose en huit chapitres. Un chapitre introductif revient sur le socialisme et le sport spectacle ; le chapitre final « Bread or Circuses? Choose one » synthétise les conclusions de l’ouvrage, dont l’idée majeure : l’État soviétique n’a jamais pu réussir à mettre au pas le spectacle sportif et son public. Les autres chapitres proposent une perspective chronologique, suivant les découpes habituelles de l’histoire soviétique, montrant de fait le poids des inflexions politiques sur le monde du spectacle sportif, sur son développement et ses potentiels usages. Le deuxième chapitre consacré à l’émergence du football et du spectacle sportif de la fin du xixe siècle au mitan des années 1930 étudie la première diffusion et la popularisation du football dans la Russie impériale puis en Union soviétique. Le chapitre suivant, couvrant la deuxième moitié des années 1930, est consacré au développement des championnats soviétiques sportifs, concomitants du développement des industries culturelles de masse (cinéma, musique populaire). Le régime stalinien au moment où il purge et réprime avec férocité soutient l’avènement de loisirs de masse. Profitant du contexte international de l’après-guerre, le football, comme les autres sports, s’ouvre au monde. La victoire des sélections d’URSS devient un enjeu crucial. Les années 1950 sont l’« âge d’or du football soviétique ». Or, le régime est confronté à plusieurs ambiguïtés : le public des stades n’est guère docile ; les dirigeants des équipes de football luttent entre eux pour s’attirer les bonnes grâces des meilleurs joueurs ; les footballeurs eux-mêmes ne se comportent pas forcément comme des héros du socialisme et se vouent aux plus offrants. Robert Edelman analyse également la diffusion sociale du football. La construction de stades et de terrains de jeu dans l’ensemble de l’Union soviétique, l’accès à la télévision, l’usage politique et la catalyse des identités corporatives, locales, républicaines ou nationales que le football permet contribuent à sa popularité et à sa massification. L’arrivée de Gorbatchev au pouvoir engage également le football et le sport-spectacle sur la voie des réformes, de la commercialisation, de la professionnalisation, puis des migrations.
Robert Edelman a ouvert un champ historiographique et a été soucieux de le développer. Il a poursuivi son étude du football soviétique en s’intéressant au Spartak, l’équipe qui, dans la mémoire sportive russe, est apparue comme celle du Peuple soviétique6, puis en dirigeant un important programme de recherche sur la Guerre froide sportive7. Pour les chercheurs et les chercheuses, de toute nationalité, intéressé(e)s par le sport socialiste, il a été un mentor, guidant par ses conseils vers des pistes de recherches, ouvrant son carnet d’adresses pour donner des contacts, agissant avec une grande bienveillance, les rassemblant lors des congrès ou de workshops. Il a été également soucieux de faire connaître aux chercheurs américains les travaux en langues étrangères portant sur la thématique, comme ceux de Mihajl Prozumenŝikov8. L’ouverture des archives a permis également de prolonger les pistes ouvertes : les lettres adressées par les fans au Dinamo de Kiev ont montré les formes d’appropriation des exploits footballistiques et la variété des démonstrations identitaires, de l’expression et la popularisation d’une identité soviétique ou ukrainienne9. Mes propres travaux, à partir de l’étude de la documentation administrative du Comité de Culture physique et des sports, ont mis en évidence comment ces sources institutionnelles révélaient également des formes de résistance individuelle. De manière plus actuelle, Serious Fun peut apporter deux enseignements. Pour la communauté des historiens de l’Union soviétique, traumatisée par la nouvelle fermeture des archives, il montre qu’il a pu être possible de réaliser une histoire sociale de la consommation du spectacle sportif à partir de la presse alors disponible. Pour celle des historiens du football, il montre l’intérêt d’étudier cette pratique culturelle pour adopter une meilleure compréhension des régimes politiques et de leur degré de contrôle sur les sociétés qu’ils dominent.