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Création/destruction

Introduction

Valérie Morisson

Full text

« L’art n’a besoin d’aucune réponse ; c’est une vraie question qui veut demeurer telle. »
(Parmiggiani 181)

1Ce numéro thématique d’Interfaces réunit des textes issus d’un séminaire interdisciplinaire qui s’est tenu à l’Université de Bourgogne Franche-Comté autour des rapports entre la création et la destruction dans les arts et la littérature, ainsi que des entretiens qui se sont déroulés en marge de ces réflexions.

2Création / destruction, deux facettes indissociables d’un même geste créateur, condition quelque peu mystérieuse d’une énergie productive célébrée depuis longtemps. La mythologie a permis à cette dialectique de s’incarner dans des dieux et déesses, à la fois vengeurs et créateurs, qui insufflent la vitalité au monde après l’avoir détruit en partie, quand ce n’est pas complètement. Dans l’Iliade déjà, ces pulsions jumelles sont chantées et la littérature nous offre maints récits de guerre dans lesquels un acte destructeur et cathartique purifie le monde pour le renouveler. Dépourvue de l’énergie poétique des destructions archétypales de la fiction – depuis les anciens récits téléologiques jusqu’aux films post-apocalyptiques –, l’Histoire a engendré de sombres destructions dont l’art reflète la noirceur abyssale. Elle a donné à penser ses fléaux immondes, ses désastres inhumains et ses catastrophes « naturelles » ; elle a donné à penser cette déroutante relation entre destruction et création que des philosophes tels que Nietzsche, Arendt, Blanchot ou Derrida ont travaillé. Assurément, les vertus de la catharsis s’éclipsent lorsque la destruction n’est qu’acte de cruauté ou de vandalisme visant à l’anéantissement des libertés.

3Au XXème siècle, si les avant-gardes ont détruit codes et hiérarchies, cadres et canons, ramenant – rabaissant diront certains – l’art à ses formes archaïques et forçant notre regard à contempler des beautés autres ; si elles ont opté pour la destruction, le découpage, l’arrachement, le démembrement comme autant de modes de protestation contre l’ordre établi, la question s’est posée finalement de savoir si l’on pouvait tout détruire. Allait-on éradiquer l’art et s’acheminer vers une crise totale de la représentation ? Lorsqu’en 1958 Yves Klein décide de montrer la galerie Iris Clert à Paris, qu’il a au préalable repeinte en blanc, entièrement vide, reste-t-il encore quelque chose ? Ce dont le visiteur fait l’expérience n’est pas « le rien » mais « le vide », une sculpture inversée en quelque sorte, faite de non-matière, flottant dans un espace architectural culturellement déterminé et offrant une expérience de rencontre avec l’absence. En 1969, Robert Barry propose quant à lui une confrontation à des galeries fermées au public : dans Closed Gallery Space (Los Angeles, Amsterdam, Turin) un simple carton blanc imprimé – l’œuvre d’art elle-même ? – indique aux visiteurs que la galerie est temporairement fermée. Happening aux accents conceptuels, l’œuvre renvoie le spectateur à ses frustrations et déclenche des échanges entre visiteurs du rien. La dématérialisation de l’œuvre est alors totale mais cette dernière devient indéniablement relationnelle au sens où Nicolas Bourriaud l’entend. Dans une rencontre organisée pendant ce séminaire, Valérie Castan a évoqué une œuvre constituée de cartels mais ne présentant aucune œuvre, ainsi que des mots décrivant des œuvres ou spectacles invisibles mais non inexistants. De ces vides, narguant le marché de l’art et déconstruisant l’aura des objets, renaît pourtant quelque chose. Le No Show Museum (http://www.noshowmuseum.com/​en), le premier musée consacré aux nombreux actes artistiques ayant pris pour objet le non-objet, apporte la preuve que sans cesse quelque chose se re-forme.

4Dans le domaine des arts visuels, dans lequel s’inscrivent beaucoup des articles réunis dans ce numéro thématique, la question de la destruction est fréquemment associée au XXème siècle. Dans le catalogue de l’exposition intitulée Big Bang, qui s’est tenue au Centre Pompidou à Paris en 2005, Catherine Grenier rappelle que « les idées modernes de destruction ont été porteuses d’une capacité de réinvention quasi-permanente que peu d’époques auront connue. La table rase, le chaos, la révolution que les artistes ont appelés de leurs vœux, ont constitué et constituent encore le ferment d’un art qui, en exaltant la vie, assujettit l’esthétique à l’impératif existentiel. » (Grenier 13). Il faut néanmoins se garder de cantonner la puissance créatrice de la destruction au XXème siècle. En effet, la tentation des artistes de s’affranchir des conventions, de déstructurer les formes, de fissurer la belle unité du tableau, de laisser l’informe ou le chaos se répandre subtilement à partir des plis exubérants d’un drapé, des anfractuosités d’une roche ou d’arabesques végétales préexiste au modernisme. Partir de la définition de la destruction que propose Erik Bullot, « puissance toujours susceptible d’enrayer le cours des évènements par excès de visibilité (illumination, radiation, aveuglement), ou par défaut (fragmentation, tremblement, obscurité) » (Bullot 31) permet d’éviter de réduire la destruction à la négation et de considérer l’excès comme chaos subversif mais productif. Chaque époque a ses révolutions esthétiques qui malmènent le regard habitué. Comme le suggère Georges Didi-Huberman : « Donner à voir, c’est toujours inquiéter le voir, dans son acte, dans son sujet. Voir, c’est toujours une opération de sujet, donc une opération refendue, inquiétée, agitée, ouverte » (Didi-Huberman, 1992 51).

5Catherine Grenier souligne l’intimité du couple destruction-création en proposant que « l’artiste détruit pour créer, mais à l’inverse, on peut dire aussi qu’il crée pour détruire » (Grenier 14). Créer pour détruire quoi ? Quand il est artistique, le geste destructeur peut être sacrilège (les readymades de Duchamp), protestataire (les objets fracturés ou fendus d’Arman, les structures effondrées de Thomas Hirschhorn), ou pulsionnel (les tirs de Niki de Saint Phalle, les lacérations de Lucio Fontana, les dégoulinures de Robert Rauschenberg, les mutilations de Gina Pane). Avec ses propres armes, l’artiste crée pour renverser les codes esthétiques sclérosants d’une époque et est parfois amené à détruire une partie de sa production pour mieux s’émanciper. La liberté de l’artiste, qui n’est pas donnée mais conquise, ébranle les certitudes au point qu’elle donne parfois lieu à des destructions condamnables.  

6Dans son texte consacré au vandalisme artistique dans le cinéma, Pierre-Antoine Pellerin évoque une œuvre vidéo de Christian Marclay, Made to Be Destroyed, répertoriant des destructions d’œuvres d’art. Ces actes de vandalisme sont aussi évoqués par Françoise Le Corre, artiste et restauratrice, qui se penche sur ces destructions dangereuses et stériles. À travers l’étude d’une scène du Batman de Tim Burton mettant en scène le Joker détruisant des œuvres au sein d’un musée, Pierre-Antoine Pellerin souligne la nature perçue comme élitaire de la culture ainsi que la dimension sociale et politique du saccage. Il s’accorde avec Françoise Le Corre pour considérer que ces destructions portent atteinte aux valeurs humanistes que véhicule l’art. « On sait que dans les musées », écrit Daniel Bougnoux, « le passage à l’acte le plus simple, en réponse primaire à la provocation de belles œuvres, est le vandalisme » (Bougnoux 122). Serait-ce la beauté excessive, la perfection exacte, l’intensité d’un émerveillement qui réveilleraient une pulsion destructrice normalement contenue par la culture et ses rituels ? La destruction se concevrait alors comme un basculement ou un effondrement temporaire du sur-moi permettant d’évacuer un trop plein de plaisir, un excès de ça – fût-il colère ou jubilation – pour emprunter au vocable freudien. Françoise Le Corre voit dans les actes de vandalisme la volonté d’annihiler la singularité de l’artiste ainsi que la diversité vitale de nos cultures. Pour conjurer les élans destructeurs il faut alors protéger, restaurer, conserver en respectant ce qu’il y a de singulier dans les œuvres.

7Lorsqu’une œuvre s’abîme, en raison de dégradations naturelles ou bien de négligence volontaire ou involontaire, la destruction est endiguée par la restauration sauf si le processus de destruction est voulu par l’artiste. L’art contemporain fournit de nombreux exemples d’œuvres destinées à se détériorer, s’éroder, pourrir, mourir ou disparaître : autant de vanités déjouant la nature symbolique de la représentation. La ruine est un motif propre à ré-enchanter la décrépitude ; elle oscille entre disparition et permanence. Laura Foulquier aborde ces entrelacs temporels à travers la question du remploi en architecture. Dans son article, elle se penche sur les valeurs esthétiques attachées au recyclage de fragments architecturaux et souligne les collisions chronologiques induites par les pratiques de réemploi. Son texte met en lumière les résidus, fragments ou débris souvent méprisés qui restent, perdurent, survivent après une transformation.

8Les présences résiduelles sont au cœur de ce volume. Traces d’un passé fragmentaire, preuves d’une destruction et produits d’une métamorphose, elles synthétisent passé et présent, geste et œuvre, empreinte et trace. De résidus il est également question dans le texte de Jeanette Zwingenberger portant sur la litre, ce bandeau noir peint dans certaines églises après la mort d’un personnage de haut rang, et parfois accompagné d’armoiries seigneuriales, dont on ne trouve que quelques exemples car les litres n’ont été que rarement préservées. Georges Didi-Huberman ouvre son essai Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, sur un tombeau, « l’évidence d’un volume » – le mot « évidence » contient d’ailleurs en ferment le vide – pour aborder l’union du visible et de l’invisible. Il évoque, dans un même élan, un tombeau scellé à l’intérieur duquel on voit, par un acte de croyance, ce qui n’est pas tangible et les œuvres noires d’Ad Reinhardt, abstraites et minimalistes, où il n’y aurait pas plus à voir que dans le carré blanc sur fond blanc de Malévitch, tout détail, tout signe, toute figure ayant été éliminés. Les paradoxes de l’absence-présence me semblent à leur comble dans une œuvre d’Anish Kapoor, Dark Brother (MADRE Museo d’Art Contemporanea Donnaregina Napoli, 2005) : un simple carré feutré d’un bleu-noir profond, posé à même le sol, tel un tapis infra-mince, vous happe par sa matérialité spirituelle. Si l’œuvre ne figure rien, elle vous avale dans sa puissance évocatrice par une sorte d’iconoclasme inversé où la destruction de la figure génère une présence totale, « un excès de visibilité » (Bullot 31). Les litres et leur histoire, que Jeanette Zwingenberger déploie dans son article, font partie d’une longue histoire du noir. L’historienne de l’art montre fort bien la manière dont l’évocation des morts, devenus invisibles, oscille entre représentation et signe, c’est-à-dire entre figuration et abstraction.

9Si, dans les domaines de l’archéologie et de la conservation, les traces du passé sont des documents à préserver pour comprendre l’histoire des formes et des sociétés, dans l’art contemporain, certains artistes s’attachent à préserver les traces de la genèse de l’œuvre ou bien celles d’histoires tantôt personnelles, tantôt collectives. Dans les années 1970, l’artiste américaine Jackie Windsor a utilisé le feu pour brûler divers objets et a laissé à la surface de la matière les traces de son geste destructeur. L’artiste italien Claudio Parmiggiani, auquel Georges Didi-Huberman consacre l’ouvrage Génie du non-lieu, utilise également le feu pour faire de la trace et de l’empreinte les motifs d’une expérience profonde : « l’image, mieux que toute autre chose, probablement, manifeste cet état de survivance qui n’appartient ni à la vie tout à fait, ni à la mort tout à fait, mais à un genre d’état aussi paradoxal que celui des spectres qui, sans relâche, mettent du dedans notre mémoire en mouvement » (Didi-Huberman, 2001 16). Survivance… Voici un terme qui résonne dans les pièces vides des maisons-mémoires que l’artiste Marjan Teeuwen ouvre aux visiteurs. Dans l’entretien qu’il m’a consacré, Ernst van Alphen évoque ces installations in-situ, architecturales et sculpturales à la fois, nées des gravats de bâtiments détruits par la guerre (dans le cas de Destroyed House Gaza) ou du fait d’évolutions économiques et sociales. Du chaos de murs éventrés et de sols écroulés naissent des constructions faites de rebuts encore imprégnés de leur histoire passée mais offrant aux débris une autre vie. Chargés de mémoires douloureuses, ces bâtiments recyclés, véritables lieux de mémoire, sont commémoratifs sans être repliés sur le passé puisqu’ils transforment la ruine en espace à habiter.

10Les trois articles qui composent la suite de ce numéro thématique proposent d’explorer les stratégies de recyclage à travers les œuvres de l’américain Joseph Cornell, les poèmes de l’Irlandais Derek Mahon et les sculptures-livres de Georgia Russell, artiste écossaise vivant en France. Bien que le contexte de leurs créations soit différent, on note dans ces œuvres une même volonté – compulsion pourrait-on dire – de collectionner des fragments du monde réel avant de les réemployer pour leur offrir une seconde vie par le biais de rapprochements, conversions ou transformations poétiques. Eviter la disparition d’objet-talismans et l’éparpillement des souvenirs, contenir l’hétérogénéité du monde, faire entrer sa vastitude en un petit espace qu’on circonscrit (poème court, boîte, livre sculpté au scalpel), voilà le projet de ces créateurs touchés par la fragilité des équilibres psychiques ou naturels. Le prélèvement, l’accumulation, le morcellement ou le découpage minutieux sont préludes à des reconfigurations. Il s’agit d’agencer au sens où Deleuze et Guattari l’entendent : « les agencements oscillent entre une fermeture territoriale qui tend à les re-stratifier, et une ouverture déterritorialisante qui les connecte au contraire au cosmos » (Deleuze et Guattari 415-416).

11Si ce numéro thématique n’ambitionne pas de rendre compte de l’ensemble des pratiques articulant création et destruction, il propose de considérer que toute destruction, comme geste artistique ou politique, est chargée d’une longue histoire qu’elle charrie et ressuscite à chaque nouveau geste. Le terme tabula rasa est donc bien impropre puisque, loin d’éradiquer toute tradition pour repartir à zéro, la destruction convoque une histoire autre, une histoire en négatif construite à partir de résidus.

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Bibliography

Ouvrages Cités

BOUGNOUX, Daniel. La Crise de la représentation. Paris : éditions la découverte, 2006.

BOURRIAUD, Nicolas. Esthétique relationnelle. Dijon : Les Presses du Réel, 1998.

BULLOT, Erik. « Destruction vs destruction ». Big Bang, Destruction et création dans l’art du 20e siècle. Ed. Catherine Grenier. Paris : Éditions du Centre Pompidou, 2005. 31-33.

DELEUZE, Gilles et Félix GUATTARI. Mille Plateaux. Paris : Les Éditions de Minuit, 1980.

DIDI-HUBERMAN, Georges. Génie du Non-lieu. Air, Poussière, Empreinte, Hantise. Paris : Les Éditions de Minuit, 2001.

DIDI-HUBERMAN, Georges. Ce que nous voyons, ce qui nous regarde. Paris : Les Éditions de Minuit, 1992.

GRENIER, Catherine. « Le Big Bang Moderne ». Big Bang, Destruction et création dans l’art du 20e siècle. Ed. Catherine Grenier. Paris : Éditions du Centre Pompidou, 2005. 13-21.

PARMIGGIANI, Claudio. Stella Sangue Spirito. Arles : Actes Sud, 1995. 2004

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References

Electronic reference

Valérie Morisson, « Introduction », Interfaces [Online], 43 | 2020, Online since 15 July 2020, connection on 29 April 2025. URL : http://preo.ube.fr/interfaces/index.php?id=832

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About the author

Valérie Morisson

Université de Bourgogne Franche-Comté
Valérie Morisson est Maître de Conférences à l'Université de Bourgogne Franche-Comté. Ses recherches portent principalement sur l'art contemporain irlandais et britannique.

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