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Création/destruction

Le Joker au musée dans Batman de Tim Burton, ou le vandalisme artistique entre avant-garde et culture populaire

Pierre-Antoine Pellerin

Abstracts

This article aims to identify the aesthetic and political stakes raised by artistic vandalism as practiced by the Joker at the Flugenheim Museum in Gotham City in Tim Burton’s Batman (1989). The analysis takes as a starting point the use that Swiss-American artist Christian Marclay makes of this very scene in Made to be Destroyed, a video exclusively composed of film scenes showing artworks being burnt, smashed, or defaced. Whereas the editing done by Marclay tends to reduce artistic vandalism to the compulsive repetition of the dialectics that connects creation and destruction, the playful iconoclasm practiced by the Joker and his gang reveals the symbolic violence produced by the aesthetic object and the universalist claims of the art museum as an institution, their performance being reminiscent of the ethos of 20th century avant-garde movements. Yet, their act of vandalism also undermines the very criteria that serve to establish the hierarchical distinction between “low culture” and “high culture”.

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  • 1 Notre traduction. Dans la version originale, le Joker s’exclame : « Gentlemen! Let’s broaden our m (...)

« Chers amis ! Ouvrons-nous l’esprit ! »1 Le Joker, Batman (1989)

Introduction : Made to be Destroyed de Christian Marclay, ou le Joker au Swiss Institute

  • 2 L’œuvre de Christian Marclay est profondément marquée par la relation dialectique qui lie création (...)
  • 3 Titre que l’on pourrait traduire par « Créé pour être détruit ». L’œuvre de Marclay exploite de no (...)
  • 4 Dario Gamboni montre notamment comment les mouvements iconoclastes ont souvent été rejetés par l’h (...)

1Le 3 mars 2016, au Swiss Institute, situé dans le quartier de l’East Village à New York, s’ouvrait l’exposition Fade In consacrée à la présence de l’art et à la représentation de la figure de l’artiste au cinéma et à la télévision. Vingt-cinq artistes, parmi lesquels la photographe Cindy Sherman, l’artiste conceptuel William Leavitt ou encore le vidéaste Michael Bell-Smith, exploraient ainsi le rôle de l’art à l’écran. Au fond de la dernière salle de la galerie, le visiteur découvrait une œuvre de l’artiste suisse-américain Christian Marclay2 intitulée Made to be Destroyed3, vidéo de 24 minutes exclusivement composée de scènes de films montrant des destructions d’œuvres d’art, le plus souvent avec une violence littéralement spectaculaire : la Joconde de Léonard de Vinci brûlée au lance-flammes par deux soldats aux allures totalitaires dans Equilibrium (2002) de Kurt Wimmer ; une sculpture de style classique détruite à coups de marteau par un poète tourmenté dans Le sang d’un poète (1930) de Jean Cocteau ; ou encore le saccage de L’Enfant Bleu de Thomas Gainsborough par un lieutenant de police maladroit interprété par Leslie Nielsen dans Y a-t-il un flic pour sauver la reine ? (1988) de David Zucker. Grâce à un important travail de recherches en archives, de sélection et de montage, Made to be Destroyed fait apparaître un motif présent dans presque toute culture : la violence à l’œuvre contre l’art, ce que nous appellerons avec Dario Gamboni le vandalisme artistique, c’est-à-dire « les violences portées volontairement, par des agents individuels ou faiblement organisés, dépourvus de support théorique ou stratégique explicite, contre des objets ayant officiellement statut d’œuvres d’art » (Gamboni 7)4.

  • 5 L’œuvre de Marclay pose la question de la valeur (Heinich) : valeur esthétique, valeur marchande e (...)

2Alors que l’exposition se proposait de cartographier l’influence du cinéma et de la télévision sur la façon dont l’art est perçu dans les représentations collectives, l’œuvre de Marclay fait du cinéma un témoin, une archive des violences répétées dont l’art a été victime dans l’histoire. En même temps, les actes de destruction iconoclaste que ces scènes montrent sont à la fois transcendés et remotivés par le montage qui tient lieu ici de création : par un effet de citations à la fois interfilmiques et intermédiales, tout se passe comme si l’art contemporain exploitait le septième art, exploitant lui-même des œuvres d’art classiques ou canoniques, afin d’articuler les rapports dialectiques complexes qu’entretiennent création et destruction. En outre, Marclay utilise le montage, « seule véritable invention du cinéma » selon Jean-Luc Godard (cité dans Aumont, en ligne), contre le cinéma lui-même et son exploitation spectaculaire de l’effet dramatique de la destruction d’œuvres d’art : alors que le cinéma, dans les scènes montées par Marclay, semble répéter de façon compulsive la destruction de l’aura de l’œuvre d’art que son essor avait provoquée (Benjamin 2000b), l’art, à travers l’œuvre de Marclay, paraît en quelque sorte se venger du cinéma, s’appropriant ses images et ses procédés et les retournant contre lui. Car c’est bien cela que Made to be Destroyed semble pointer du doigt : la façon dont un média s’adressant aux masses se plaît et se complaît à représenter la destruction d’œuvres présentées comme élitistes, non sans adopter dès lors une posture victimaire. L’art contemporain, par le biais d’un de ses représentants les plus emblématiques et dans l’un de ses hauts-lieux new-yorkais, n’engage donc pas simplement ici un questionnement esthétique des rapports entre création et destruction, mais interroge la façon dont cette relation dialectique est travaillée par l’interaction entre l’institution, l’avant-garde, la culture populaire et le marché, dans un jeu de contestations et de réappropriations5.

3Cependant, en décontextualisant ces scènes de la trame narrative dont elles sont issues, son œuvre oblitère les raisons singulières qui motivent chacun de ces actes iconoclastes, qu’il s’agisse de la maladresse comique d’un personnage dont une comédie slapstick comme Y a-t-il un flic pour sauver la reine ? tire grand profit, de l’exécution d’un projet totalitaire et antihumaniste dans une société dystopique comme dans Equilibrium, ou bien encore l’expression de la vengeance rageuse d’un poète (ou du Moi sur le Ça dans une perspective psychanalytique) dans le film de Cocteau. À ce titre, l’une des scènes exploitées par Marclay dans Made to be Destroyed mérite que l’on s’y attarde, car elle permet d’envisager les rapports entre création et destruction, non du point de vue de l’art contemporain, mais de celui de la culture populaire par le biais du cinéma et de la franchise DC Comics. Il s’agit d’une scène tirée de Batman (1989) de Tim Burton dans laquelle le personnage du Joker se transforme en artiste performeur et se lance dans une destruction ludique de la collection d’art du musée de Gotham City. L’analyse détaillée de cette scène de vandalisme artistique, notamment en la resituant dans la logique narrative et le contexte historique du film dont elle est issue, permet de renverser la perspective et de penser les silences de l’œuvre de Marclay à partir de l’une des ses propres archives. Elle révèle notamment la violence symbolique exercée par l’objet esthétique, l’iconoclasme devenant ainsi un acte de condamnation de l’art comme instrument de domination, culturelle notamment, mais aussi de dénonciation de l’autonomie attribuée à l’art : ce sont ainsi la culture légitime et la prétendue universalité de l’art et de ses valeurs humanistes qui sont ici la cible du vandalisme artistique du Joker, l’art servant, dans cette perspective, à naturaliser les inégalités sociales et l’inégalité socialement déterminée dans l’accès et le rapport à l’art.

Le Joker au musée Flugelheim, ou de l’iconoclasme à Gotham City

4Batman retrace la genèse du personnage éponyme (joué par Michael Keaton) et raconte comment et pourquoi un certain Bruce Wayne, fils d’une riche famille de Gotham City, est devenu justicier masqué, un super-héros mi-homme mi-chauve-souris luttant contre le crime organisé et la corruption de la police. La cause de cette transformation et de cette vocation est le meurtre des parents du jeune Bruce Wayne lors d’une agression dans la rue, meurtre dont l’auteur, on l’apprend un peu plus tard dans le film, n’est autre que celui qui deviendra plus tard Jack Napier, l’un des barons de la pègre locale et numéro deux de la mafia à Gotham City, interprété par Jack Nicholson. Lors d’une confrontation avec Batman au début du film, ce dernier chute dans une cuve d’acide dont il ressort défiguré. Laissé pour mort, il devient alors « le Joker », clown psychopathe arborant une chevelure verte, des lèvres rouge sang, un visage d’un blanc cadavérique et, à la suite d’une opération chirurgicale ratée, un sourire à la fois grotesque et terrifiant. Celui-ci se débarrasse ensuite de son ancien patron, Carl Grissom, parrain de Gotham City, et s’empare de son empire criminel. Le Joker fait alors régner la terreur sur la ville et intoxique notamment la population à l’aide d’un gaz suscitant une hilarité létale (autrement dit, ils meurent de rire, littéralement), leurs lèvres affichant dans la mort un rictus semblable à celui du Joker. Les premiers coups d’éclat de Batman déclenchent notamment l’intérêt d’une journaliste et photographe locale, Vicky Vale (jouée par Kim Basinger), qui se lance dans une enquête et, cherchant à rencontrer Batman, tombe dans un piège tendu par le Joker qui lui donne rendez-vous au restaurant du musée de Gotham City.

5Juste avant ce tête-à-tête qui se situe un peu avant le milieu du film, le Joker et sa bande se lancent dans un saccage festif des œuvres du musée, dont la collection imaginaire rassemble les plus grandes œuvres de l’art occidental : Portrait of Abraham Lincoln de Douglas Volk (1908, National Gallery of Art, Washington), Le Syndic de la guilde des drapiers (1662, Rijksmuseum, Amsterdam) et L’Autoportrait à l’âge de 63 ans de Rembrandt (1669, National Gallery, Londres), Les Deux danseuses sur scène (1887, Courtauld Gallery, Londres) et La Petite arabesque (1880-90, Musée d’Orsay, Paris) d’Edgar Degas, La Femme à la balance de Johannes Vermeer (1662-63, National Gallery of Art, Washington), Approaching the City d’Edward Hopper (1946, Phillips Collection, Washington), Les Demoiselles Cahen-d’Anvers d’Auguste Renoir (1881, Museu de Arte, Sao Paulo), The Blue Boy de Thomas Gainsborough (1779, Huntington Library, San Marino, Californie), ou encore The Athaneum Portrait of Georges Washington de Gilbert Stuart (1796, Museum of Fine Arts, Boston) sont lacérés à coups de couteaux, tagués à la bombe, jetés à terre, éclaboussés de peinture ou couverts d’inscriptions. Seul Figure with Meat (1954) de Francis Bacon est épargné, peut-être parce que le personnage est, après tout, vêtu de violet comme le Joker ; peut-être parce qu’il est inspiré par le portrait du pape Innocent X de Velázquez dont il représente une sorte de double inquiétant (tout comme le Joker est le jumeau maléfique et la part d’ombre de Batman) ; peut-être, enfin, parce que l’atmosphère sombre, inquiétante, voire dérangeante, du tableau de Bacon fait écho à l’imaginaire du Joker, créant un sentiment d’étrange familiarité.

  • 6 Dans son étude de la figure du trickster dans la cinéma contemporain, Helena Bassil-Morozow fait d (...)

6Tout d’abord, dans le cadre de la logique narrative du film, cette attaque en règle contre la culture consacrée et l’art canonique permet avant tout de construire le Joker en archétype du « scélérat » (villain en anglais), ressort essentiel du film de super-héros hollywoodien, celui qui incarne le Mal, un être à la fois monstrueux et sadique à la folie destructrice, meurtrière et antihumaniste. Après tout, le Joker est un criminel sans foi ni loi, un tueur en série qui incarne la part d’ombre de la culture américaine et de la société de consommation6, comme l’illustre cette danse macabre sur les décombres de la civilisation occidentale : il ne croit en rien, ne respecte rien, détruit tout sur son passage et nie les valeurs communes. En dégradant les grandes œuvres d’art qui fondent la culture occidentale, des Grecs au Nouveau Réalisme des années 1950 en passant par l’école hollandaise et l’Impressionnisme, le Joker incarne la barbarie iconoclaste la plus sauvage. Cette scène contribue donc à la construction d’une vision manichéenne du monde, d’une dichotomie entre le mal d’un côté et le bien de l’autre, le bien étant bien évidemment incarné par Batman. Elle permet donc de justifier les actions de ce dernier et de mener le spectateur à prendre position en sa faveur. Si Batman représente le bien en défendant les bonnes gens, il incarne également la loi, la justice, la sécurité et l’ordre, moral notamment : autrement dit, il est l’agent du pouvoir coercitif et répressif (il seconde d’ailleurs la police dont il comble les manques et les insuffisances).

  • 7 Selon David Leverenz, l’archétype de cette masculinité sans peur et sans reproche dans l’imaginair (...)
  • 8 À ce sujet, voir Stan Hawkins et Sarah Niblock (Prince: The Making of a Pop Music Phenomenon), tou (...)

7Si l’on va un peu plus loin et que l’on interprète cette scène à travers le prisme du genre, Batman représente, en dépit de sa combinaison de cuir, ce que le critique littéraire américain David Leverenz appelle le « dernier vrai homme américain » (« the last real man in America »)7, une identité masculine en apparence sans peur et sans reproche qui ne dissimule que mal une certaine répression ou refoulement d’ordre œdipien : il vit masqué, caché, seul, en compagnie de son vieux majordome anglais, Alfred, et retourne le soir dans sa grotte, la « batcave », selon une division entre sphère publique et sphère privée qui n’est pas sans rappeler la logique du placard analysée par Eve Kosofsky Sedgwick. Le Joker, quant à lui, apparaît dès lors comme une figure queer, aussi déjantée que carnavalesque, et il est d’ailleurs vêtu de violet, la musique de Prince sur laquelle il danse et détruit le musée (le morceau s’appelle « Partyman ») achevant de donner un tour excentré et excentrique au personnage, Prince étant lui-même une icône queer tant par son allure androgyne, ses airs de dandy (ou de diva) et la sensibilité camp de ses performances scéniques et de ses tenues vestimentaires8. On pourrait ainsi voir dans cette scène une attaque en règle contre le canon occidental et une critique de ces grands hommes blancs hétérosexuels qui composent l’histoire de l’art, et ce d’autant plus que seul Francis Bacon échappe à la destruction. Une lecture psychanalytique proposerait ainsi certainement de voir en Batman la manifestation du Surmoi et en Joker le « ça », le retour du refoulé dans toute sa dimension antisociale, une pulsion de mort que Lee Edelman a associé à la notion de queer dans son célèbre opus, No Future: Queer Theory and the Death Drive (2004).

8Étant donné les ressemblances intentionnelles entre New York City et Gotham City, ainsi qu’entre le Flugelheim Museum et le Guggenheim Museum, il est également assez tentant de faire une lecture de cette scène dans le cadre de la gentrification et de la rénovation urbaine que subit le sud de Manhattan dès le milieu des années 1980. Un texte publié l’année de la sortie du film (1989) dans une revue intitulée Housing, Space and Class Struggle, sous le titre « The Occupation of Art and Gentrification », fait justement état des liens entre art et gentrification à New York à cette époque. Il décrit et dénonce « le processus caractéristique d’accumulation du capital avec l’art comme protagoniste majeur, entraînant la transformation générale de l’espace urbain » (16). Il fait état de deux stratégies : « l’art en tant que facteur de gentrification manipulé par l’Etat » et « l’art comme nouvelle base pour l’accumulation du capital dans les quartiers ravagés par le déclin de l’industrie traditionnelle » (16). La même année se déroulent également les émeutes de Tompkins Square, suite à la violente répression policière qui s’abat sur une manifestation au cours de laquelle les artistes bohêmes et le Lumpenproletariat de l’East Village scandent un même slogan : « gentrification is class struggle ». Un tel contexte permet la lecture suivante : si Batman n’était autre que Bruce Wayne l’aristocrate, mécène des arts et bras armé du « nettoyage » de Gotham City, l’acte iconoclaste du Joker apparaît comme un acte de contestation ou une critique en actes de la politique de la ville de New York en matière d’urbanisme, incarnée en quelque sorte par le Flugelheim Museum où les membres de la classe aisée viennent admirer les grands chefs d’œuvre de l’art occidental. On notera d’ailleurs que le Joker et sa bande utilisent dans cette scène, contre la culture consacrée, des pratiques issues de la culture hip hop et du street art telles que les graffitis et les tags, toutes deux condamnées comme vandalisme par les autorités et faisant partie de cette subculture associée à la délinquance que la municipalité cherche alors à éradiquer.

Le Joker et l’avant-garde, ou de l’iconoclasme à Hollywood

  • 9 Les spectateurs français n’étaient pas en reste, avec 2,3 millions d’entrées dans l’Hexagone.

9Lorsque le personnage du Joker lance son injonction ironique à « s’ouvrir l’esprit » alors qu’il vient tout juste d’assassiner tous les visiteurs du musée Flugelheim dont les cadavres jonchent le sol et qu’il s’apprête à détruire certaines des œuvres les plus marquantes de l’histoire de l’art, la critique de l’institution muséale et des prétentions humanistes de l’art a déjà une longue histoire. Du Futurisme italien à Fluxus en passant par le Dadaïsme, la plupart des mouvements d’avant-garde du XXème siècle ont en effet placé au centre de leurs projets la destruction d’une conception bourgeoise de l’art qui semblait octroyer à ce dernier un statut autonome et privilégié en le séparant de la vie (Burger). Une des originalités de cette injonction est donc sa situation d’énonciation spécifique : alors que les années 1980 signent la fin des avant-gardes et le triomphe de ce que Frederic Jameson définit comme « la logique culturelle du capitalisme tardif », caractéristique à ses yeux de ce qu’il a été convenu d’appeler le « postmodernisme », un personnage issu de la culture populaire et du monde des super-héros reprend à son compte cette attaque en règle contre l’institution muséale, de surcroît dans un film qui fut un succès commercial et populaire sans précédent : ce premier opus d’une longue série consacrée à l’homme chauve-souris fut le cinquième film le plus rentable de l’histoire des studios d’Hollywood à l’époque, avec 400 millions de dollars de chiffre d’affaire dans le monde pour un budget de 35 millions seulement, à quoi s’ajoutèrent 750 millions de dollars de recettes grâce aux produits dérivés9.

  • 10 Dans Le Partage du sensible (2000), Jacques Rancière définit l’esthétique comme « un mode d’articu (...)
  • 11 Dans « Les Hétérotopies », terme par lequel il désigne « des lieux qui s’opposent à tous les autre (...)

10Cette scène constitue en effet une critique de ce que représente le musée. En tant qu’il est une institution qui sépare les œuvres d’art du reste du monde pour les instituer justement en œuvres d’art, en tant qu’il est une fonction qui opère en quelque sorte un « partage du sensible »10 en rassemblant ces œuvres dans un lieu où l’art jouit d’un statut privilégié, un lieu radicalement autre qui lui est entièrement dédié, une « hétérotopie »11 si l’on veut, qui obéit à un rapport différent au temps et à l’histoire, au passé et au présent, le musée est rapidement devenu suspect, notamment aux yeux des avant-gardes du siècle dernier. Celles-ci se sont ainsi érigées en mauvaise conscience et en ennemi de l’institution muséale et de l’autonomie que cette dernière assignait à l’art, dès lors séparé de la vie et de la praxis. À ce titre, l’acte de vandalisme réalisé par le Joker et sa bande n’est pas tant dirigé contre des œuvres d’art individuelles, quand bien même canoniques et emblématiques de la culture occidentale, que contre l’institution qu’est le musée et contre ce qu’elle fait aux œuvres en les transformant en art : le musée consacre, canonise, sacralise, et en même temps, il ordonne, institutionnalise, norme et normalise le geste créatif qui, chez Degas comme chez Hopper, se voulait justement transgressif.

11Cette série d’actes iconoclastes et irrévérencieux opère ainsi une désacralisation de l’art qui tombe du piédestal en bas duquel on est censé l’admirer et le vénérer, à la façon de ces statues qui se fracassent par terre sous l’action du Joker et de sa bande. La logique à laquelle obéissent le rassemblement et l’ordonnancement de ces œuvres au sein du musée (autrement dit, le grand méta-récit de l’Histoire de l’Art) est dès lors dénoncée comme une série de conventions esthétiques qui définissent le Beau, le « grand Art », ou tout au moins le bon goût auquel il oppose le sien, assurément mauvais, dans un chaos destructeur qui en brise l’ordre et la linéarité. Cette scène fonctionne donc à la façon d’une mise à nu, comme si le Joker représentait l’irruption du refoulé, de la vérité, de la vérité refoulée, face à l’hypocrisie des conventions. À la momification des œuvres d’art dans ce lieu silencieux, le Joker oppose son mouvement présent dans une performance artistique qui se joue des représentations figées du passé, le tout dans le vacarme d’une musique qui dénote plus l’esprit de fête débridé que l’esprit de sérieux et le silence de mort habituellement associés au musée.

12En détruisant ces œuvres, c’est également leur valeur marchande qui est détruite, le rôle économique du musée qui est dénoncé et la marchandisation de l’art qui est pointée du doigt. Tout comme le portrait de George Washington peint par Gilbert Stuart a servi à orner le billet d’1 dollar (autrement dit, l’art s’est mis au service de l’argent et du pouvoir), l’argent s’est mis au service de l’art, lui conférant une valeur d’échange, le signe dollar tagué sur ce tableau par l’un des hommes du Joker dénonçant justement cette collusion. Cet acte annonce d’ailleurs celui de l’artiste performeur actionniste russe Alexander Brener qui, le 4 janvier 1997 au Stedeljik museum d’Amsterdam, tagua un signe dollar vert sur Suprematisme 1920-1927 (1927, White Cross on Grey en anglais) de Kasimir Malevitch, acte pour lequel il fut condamné à cinq mois de prison ferme. Brener déclara lors de sa défense que son acte n’était pas une attaque dirigée contre la toile de Malevitch en elle-même, mais visait au contraire à établir un dialogue avec le peintre russe, à lui redonner toute sa force contestataire que le marché de l’art et l’institution muséale avaient galvaudée : « Malevich était un révolutionnaire qui voulait changer le monde à travers son art, mais il a été transformé en pure marchandise. […] L’art est aujourd’hui contrôlé par une élite qui ne cherche qu’à s’enrichir » (Brener, cité dans Hurkmans, en ligne, ma traduction). La performance du Joker au musée Flugelheim paraît opérer une critique comparable de la mainmise de l’élite de Gotham sur l’art, son acte de vandalisme constituant en quelque sorte un dialogue avec les grands maîtres de la peinture occidentale auxquels il cherche à rendre toute leur force transgressive.

  • 12 Pinoncelli avait expliqué le sens de son acte en invoquant une motivation qui n’est pas sans rappe (...)

13À ce titre, il est intéressant de remarquer que tous les gestes du Joker et de sa bande semblent répéter ceux qui ont marqué l’histoire de l’art durant la seconde moitié du XXème siècle : les jets de peinture ne sont pas sans rappeler les drippings de Jackson Pollock et l’expressionisme abstrait ; les traces de main apposées sur l’autoportrait de Rembrandt évoquent les anthropométries d’Yves Klein ; le coup de couteau que l’un des hommes du Joker s’apprêtait à infliger au tableau de Bacon aurait provoqué une incision comparable à celles infligées à différentes toiles par Luciano Fontana dans son approche spatialiste de l’art ; l’utilisation de bombes de peinture n’est pas sans rappeler certaines œuvres du Pop Art, dont celles de Keith Haring et de Jean-Michel Basquiat par exemple; l’apposition de la phrase « Joker was here » par laquelle ce dernier signe sa présence et son « œuvre » sur le tableau d’Edward Hopper, par souci de reconnaissance, de visibilité et de célébrité, fait écho à de nombreuses œuvres de street art et aux tags des artistes hip hop ; l’imitation parodique de la statue de Degas rappelle différentes performances comme celle de Déborah de Robertis reproduisant L’Origine du monde de Gustave Courbet au musée d’Orsay le 29 mai 2014 ; et le bris de la statue classique située à l’entrée du musée évoque la destruction de l’urinoir de Duchamp à coups de marteau par l’artiste performeur Pierre Pinoncelli en janvier 2006 au Centre Pompidou, 13 ans d’ailleurs après avoir uriné dans ce même urinoir en mai 1993 alors qu’il était exposé au Carré d’art à Nîmes12. En d’autres termes, le Joker se fait non seulement critique d’art, mais s’érige ici en artiste : la destruction devient un acte de création à part entière qui fait non seulement écho aux grands gestes qui ont fait l’histoire de l’art moderne et des avant-gardes, mais également au vandalisme artistique qui a marqué l’histoire de l’art contemporain. Artiste avant-gardiste également, non pas parce que l’œuvre du Joker constituerait une destruction de la représentation, du figuratif et de la mimesis, mais parce que, tout comme les avant-gardes qui, au lieu de militer contre le musée, ont intégré à l’œuvre d’art une critique de l’art (on pense à l’urinoir de Duchamp), cette performance artistique contient une critique des limites, des murs, des définitions et des conceptions dans lesquelles les œuvres sont contenues, c’est-à-dire emprisonnées. Paradoxalement, une telle approche ne pouvait qu’enchaîner l’œuvre d’art avant-gardiste au musée, puisque son sens même dépendait de l’institution dont elle se faisait la critique (hors du musée, l’urinoir de Duchamp n’est qu’un urinoir ; dans un musée, c’est une critique de l’Art et de son autonomie supposée).

14Si l’on se place du côté du spectateur, loin de ressentir de l’effroi ou de l’horreur, de l’indignation ou de la révolte, la confrontation à ces images donne lieu à un profond sentiment de jubilation et de jouissance, non sans un certain malaise peut-être, mais ce malaise est secondaire par rapport à la fascination que ces actes de destruction artistique engendrent. Cela s’explique en partie par la dimension carnavalesque de la scène, le Joker oscillant entre bouffon, clown et trickster, imprévisible et insaisissable, renversant l’échelle des valeurs dans un acte profondément libérateur. Comme un diable à ressort (« a Jack in the box » en anglais, « a Jack Nicholson out of the box » pourrions-nous ajouter), le Joker incarne le chaos sombre et informe qui se trouve tapi derrière l’ordre des choses et surgit dans un élan destructeur, un désordre du sens et du symbolique, quelque part entre le rire du clown (comme son nom l’indique) et la folie meurtrière. Cela s’explique en partie également par l’irruption transgressive de la vérité sous la forme de la violence dans un lieu, le musée, qui produit et reproduit les normes sociales et les canons esthétiques. Cette irruption se fait sous la forme du refus et de l’agression et renoue avec ce qui fait l’essence même de l’art, c’est-à-dire un rapport aux choses et au monde « qui n’est plus de l’ordre de l’ornementation, de l’ordre de l’imitation, mais qui est de l’ordre de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à l’élémentaire de l’existence », une « manifestation de rupture scandaleuse par où la vérité se fait jour et prend corps » (Foucault 2009, 173). À ce titre, la performance artistique du Joker et de sa bande peut être interprétée, non tant comme une tentative de destruction du musée, mais comme une réconciliation entre art et praxis, le musée étant précisément le lieu, le seul lieu en vérité, où peut se jouer cette réconciliation contre l’art que l’on met en conserve en voulant le conserver.

Conclusion : « Out with the old! » : le Joker à la Factory et le caractère destructeur

  • 13 Dès ses débuts, la série Batman fait l’objet d’un véritable culte aussi bien auprès du grand publi (...)

15La thèse selon laquelle le Joker représente une figure de l’artiste d’avant-garde dans cette performance carnavalesque au musée n’aurait pas paru très surprenante aux yeux du jeune téléspectateur des années 1960. Dans deux épisodes de la série télévisée Batman diffusés sur ABC le 22 et 23 mars 196713 – « Pop goes the Joker » et « Flop goes the Joker » (traduits respectivement par « Le Joker se met à la peinture » et « Batman gagne sur tous les tableaux » en français), le Joker se retrouve malgré lui encensé par la critique de Gotham City après avoir aspergé de peinture des toiles exposées dans une galerie d’art de la ville. Ce qui se voulait être un acte de destruction délibéré est célébré comme une œuvre novatrice et audacieuse, retournement esthétique que l’on retrouve dans le second épisode lorsque le Joker et sa bande détruisent à la hache une table antique d’une valeur inestimable : « Fini le vieux ! vive la nouveauté ! » (« Out with the old! In with the new! »), s’écrie alors le Joker, avant d’ajouter qu’il vient de réaliser un acte de destruction créative (« not destroying, creating ») en transformant cette vieille table en œuvre d’art : « vous ne perdez pas une table, vous gagnez un chef d’œuvre ! » (« you’re not losing a table, you’re gaining a masterpiece! »). Par ce clin d’œil interfilmique, Burton ne se contente pas de rendre hommage à la série télévisée des années 1960 : il ancre cette scène de vandalisme artistique dans les débats intellectuels qui entourent le rapport conflictuel entre low culture et high culture dans les États-Unis de l’après-guerre.

16En effet, à une époque où le Pop Art connaît ses heures de gloire, cette scène représente un commentaire satirique des prétentions de l’Art avec un grand A, comme si la culture populaire, à travers cette adaptation télévisée de la bande dessinée, répondait à sa récupération par la scène artistique incarnée par Andy Warhol, Roy Lichtenstein et les artistes associés à la Factory. Après tout, Warhol avait lui-même largement puisé dans l’imaginaire du justicier masqué qui le fascinait tant, que ce soit dans son travail d’artiste (il existe différents dessins du logo Batman réalisés par Warhol au milieu des années 1960) ou de cinéaste (Batman Dracula, 1964). Si le jeu volontairement théâtral et maniéré de l’acteur interprétant le Joker (Cesar Romero) n’est pas sans évoquer une mauvaise parodie d’Andy Warhol lui-même (tout comme l’esthétique camp de la série constitue à bien des égards une réaction face à la réappropriation de la culture télévisuelle opérée par le Pop Art), l’acte de vandalisme artistique du Joker apparaît en même temps comme un prolongement de l’ethos Pop en tant qu’il déconstruit la hiérarchie entre culture de l’élite (high culture) et culture de masse (low culture). C’est bien là que se situe le véritable acte de destruction opéré par le Joker, dans le film de Burton comme dans la série télé des années 1960 : ce n’est pas tant une toile de maître ou une antiquité précieuse que le clown et prince du crime détruit, mais les critères mêmes qui rendent possible la distinction entre le grand Art, noble et savant, et la culture populaire, facile et commerciale. C’est ce brouillage des codes que la série Batman, tout comme le film de Burton, opère selon Lynn Spigel et Henry Jenkins : « [la série] Batman a précipité un questionnement des hiérarchies critiques du fait qu’elle se positionnait consciemment au sein de la scène Pop Art. […] Batman confrontait les critiques à la possibilité particulièrement effrayante que ce programme à destination des enfants soit en réalité le chef-d’œuvre par excellence aux yeux de l’intelligentsia artistique [the ultimate in art circle chic] » (176, notre traduction). En 1966 déjà, le magazine Life ne disait pas autre chose : « le Pop Art et le culte du Camp ont transformé Superman et Batman en membres de la communauté intellectuelle, et ce que les enfants dévoraient en bandes dessinées est maintenant devenu l’un des ingrédients essentiels de l’avant-garde artistique [« a staple in avant-garde art »] (cité dans Spigel et Jenkins 176, notre traduction). Dans la scène qui nous intéresse ici, le cinéma et la culture populaire ont recours au geste et à l’ethos de l’avant-garde contre l’institutionnalisation muséale et les hiérarchies esthétiques. En même temps, tout se passe comme si le vandalisme artistique pratiqué par le Joker détruisait le mur séparant « la grande culture » (high culture) de la « culture populaire » (low culture).

  • 14 Cette fascination pour les actes de destruction peut parfois prendre un tour pour le moins problém (...)

17Là où Made to be Destroyed de Christian Marclay se borne à la répétition compulsive (et presque morbide) d’images décontextualisées de destructions, les transformant ainsi en une pure esthétique à l’ethos incertain tout en récupérant au passage la force spectaculaire du cinéma14, la performance artistique du Joker trace un parcours carnavalesque au sein du musée et se fraye un chemin dans les décombres de sa collection, incarnant ainsi ce « caractère destructeur » que célèbre Walter Benjamin : « Le caractère destructeur ne connaît qu’un seul mot d’ordre : faire de la place ; qu’une seule activité : déblayer. […]. Aux yeux du caractère destructeur rien n’est durable. C’est pour cette raison précisément qu’il voit partout des chemins. […] Il démolit ce qui existe, non pour l’amour des décombres, mais pour l’amour du chemin qui les traverse » (Benjamin 2000a, 330-332). Dans cette perspective, la vidéo de Marclay accumule les extraits filmiques dans un travail de juxtaposition linéaire et constitue une simple actualisation des archives de l’histoire du cinéma, là où la performance du Joker déblaie pour faire table rase et ouvre un chemin dans les vestiges du passé. À la fois utopique et cathartique, la dimension ludique et joyeuse de cette chorégraphie destructrice nous réjouit, non par le simple « amour des décombres » dont l’œuvre de Marclay semble se satisfaire, mais par « l’amour du chemin qui les traverse ». Face à l’élitisme social qui caractérise les visiteurs du musée Flugelheim ou du Swiss institute, deux institutions qui séparent l’art du réel pour mieux l’instituer en œuvres reconnues et reconnaissables, le rire destructeur et le mouvement libérateur du Joker contiennent une puissance subversive. Pour reprendre les termes de Georges Didi-Huberman dans son commentaire du texte de Benjamin, « [i]l faut donc, pour se soulever, savoir oublier un certain présent et, avec lui, le passé récent qui l’a mis en place », mais ce afin de « mettre au jour, de découvrir un certain passé que l’état présent voulait maintenir prisonnier, insu, enfoui, inactif » (Didi-Huberman 44). Ce « certain passé » que le geste iconoclaste du Joker nous enjoint à redécouvrir dans les décombres du musée est le caractère destructeur de l’avant-garde qui ouvre des chemins, du possible et finalement, sans ironie cette fois, l’esprit.

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Bibliography

Ouvrages cités

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Notes

1 Notre traduction. Dans la version originale, le Joker s’exclame : « Gentlemen! Let’s broaden our minds! » Dans la version française, cette invitation a été traduite de la façon suivante : « Chers amis ! Que nos esprits s’épanouissent ! ».

2 L’œuvre de Christian Marclay est profondément marquée par la relation dialectique qui lie création et destruction. Dans Footsteps par exemple, œuvre exposée dans une galerie zurichoise durant l’été 1989, Marclay invitait les visiteurs à marcher sur des disques vinyles disposés à même le sol, disques sur lesquels il avait enregistré des sons de pas au préalable. Les visiteurs abîmaient ainsi peu à peu les sillons des disques, les traces laissées à la surface devenant dès lors audibles lorsque ceux-ci étaient ensuite écoutés: on peut y voir une réflexion sur la fragilité du support qu’est le vinyle à une époque où l’avènement de la cassette et l’arrivée du CD le vouent à la disparition, non sans un effet d’écho avec les pas du visiteur qui marquent et détruisent le son des pas enregistrés. Dans Guitar Drag, performance réalisée en 2000 au Texas, Marclay avait accroché une guitare électrique branchée à un amplificateur posé à l’arrière d’un pick-up et l’avait traînée sur plusieurs kilomètres, provoquant un son dissonant et cacophonique, ainsi que la destruction progressive de l’instrument. Cette œuvre entrait en résonance assez sinistre avec le meurtre à Jasper dans le Texas le 7 juin 1998 par trois suprématistes blancs de James Byrd, Afro-américain de 49 ans, dont le corps fut traîné sur près de 5 km avant d’être jeté sur le bas-côté.

3 Titre que l’on pourrait traduire par « Créé pour être détruit ». L’œuvre de Marclay exploite de nombreuses autres scènes de films : citons par exemple Song of Songs de Ruben Mamoulian (Le Cantique des cantiques, 1933) dans lequel Lily, une jeune paysanne allemande jouée par Marlene Dietrich, détruit une sculpture réalisée par son amant dont elle a été le modèle ; An American in Paris de Vincente Minnelli (Un Américain à Paris, 1951) dans lequel le personnage interprété par Gene Kelly efface un autoportrait qu’il vient de réaliser dans sa chambre de bonne parisienne ; ou pour donner un dernier exemple, le sac de l’église de la ville de Vladimir contenant les icônes du peintre russe Andreï Rublev dans le film éponyme d’Andreï Tarkovksy (Andreï Rublev, 1969).

4 Dario Gamboni montre notamment comment les mouvements iconoclastes ont souvent été rejetés par l’histoire et les historiens de l’art, à l’instar de Louis Réau, historien français et auteur d’un ouvrage de référence intitulé Histoire du vandalisme. Les monuments détruits de l’art français. Réau y décrit le vandalisme artistique comme l’« une des formes les plus odieuses de la sauvagerie », des « crimes de lèse-beauté, qui sont aussi des crimes de lèse-patrie » (Réau 16). Le terme de « vandalisme » fut inventé par l’abbé Henri Grégoire, député à la Convention et fer de lance de la lutte du gouvernement révolutionnaire contre les destructions symboliques : « Je créai le mot pour tuer la chose », écrit-il dans ses Mémoires (cité dans Gamboni 15). Dès le début donc, le vandalisme prend la forme d’une condamnation qui exclut l’iconoclaste de la communauté civilisée en stigmatisant sa barbarie culturelle. Comme l’écrit Gamboni, il est « toujours inintelligent et inintelligible » (c’est pourquoi Gamboni préfère le terme d’« iconoclasme » à celui de « vandalisme »). Selon lui cependant, le vandalisme artistique ne peut être rejeté comme simplement irrationnel, inutile, gratuit ou comme l’œuvre de déséquilibrés, mais signe un rejet de l’art, de l’art moderne en particulier, et de ce qu’il représente symboliquement.

5 L’œuvre de Marclay pose la question de la valeur (Heinich) : valeur esthétique, valeur marchande et valeur sociale entrent ainsi dans un conflit qui, s’il n’est pas tout à fait neuf, connaît une actualité vivace, comme en témoigne l’autodestruction programmée de La Petite fille au ballon de Banksy lors d’une vente chez Sotheby’s le 5 octobre 2018 alors que la toile venait d’être vendue pour 1,2 million d’euros. La destruction partielle de l’œuvre de Banksy a non seulement renforcé sa valeur sociale en tant que pied-de-nez à l’institution et au marché, sa valeur esthétique en tant qu’elle n’est plus une simple toile, mais aussi le mécanisme qui l’a réduite en lambeaux et l’a instituée en œuvre marquante de l’histoire de l’art contemporain, et sa valeur marchande, celle-ci étant désormais estimée à près de 2,5 millions d’euros.

6 Dans son étude de la figure du trickster dans la cinéma contemporain, Helena Bassil-Morozow fait du Joker l’incarnation du matérialisme consumériste caractéristique du capitalisme tardif et de la perversion de l’idéal démocratique des Pères fondateurs : « Poisoned by chemical substances, mauled by plastic surgery, preoccupied with media and absorbed by conceptual art, the Joker is a collective travesty of the body-conscious, image-obsessed American society. Or, rather, he reflects the dark, complacent ugliness of consumer culture » (36).

7 Selon David Leverenz, l’archétype de cette masculinité sans peur et sans reproche dans l’imaginaire américain est le héros du cycle des Histoires de Bas-de-Cuir de James Fenimore Cooper. Loin de l’espace domestique où les femmes règnent sans partage et de l’influence raffinée et affectée des villes de la Côte Est et de la vieille Europe, Natty Bumpo incarne en effet l’homme de la Frontière (frontiersman) et de l’Ouest américain. C’est un homme fier aux instincts encore sauvages, au courage inébranlable et à la vigueur primitive et il s’aventure là où peu d’hommes, et a fortiori de femmes, se sont aventurés. Leverenz montre cependant que cet idéal, loin de se cantonner aux romans d’aventures de Cooper et au XIXème siècle, trouve par la suite des manifestations variées dans la culture américaine. Pour Mark Twain, un demi-siècle plus tard, « le dernier homme en Amérique » est un petit garçon appelé Tom Sawyer qui fuit l’influence civilisatrice de Tante Polly dans une nature sauvage en quête d’aventures en compagnie du jeune Huckleberry Finn et d’une incarnation de l’homme noir primitif, Jim. Dans The Call of the Wild (1903), le dernier homme en Amérique est un chien qui devient un loup, allégorie qui illustre le passage de la domestication à l’état sauvage. Autrement dit, la figure du « dernier vrai homme en Amérique » est révélatrice des critères changeants de ce qui fait un homme, un vrai, et de la permanence du discours de la crise de la masculinité et de la féminisation de la société. C’est ainsi qu’il fait de Batman l’un des derniers avatars de cet archétype, « le dernier homme digne de ce nom » à Gotham City : « It was the summer of 1989 when Batman, the Last real Man in Gotham City, galvanized the highest short-term gross in movie history by dramatizing a double myth of man-making. To save hapless bourgeois cosmopolitans from their high-tech powerlessness, Bruce Wayne becomes half beast and descends into the underclass, a downward mobility that also gives steel and grit to his aristocratic boyishness » (Leverenz 22).

8 À ce sujet, voir Stan Hawkins et Sarah Niblock (Prince: The Making of a Pop Music Phenomenon), tout particulièrement le chapitre 2 intitulé « Inscriptions of Otherness: Dandyism, Style and Queer Sensibility » (35-54). Sur la notion de camp, notamment en lien avec Prince, voir Andrew Ross (« Uses of Camp »).

9 Les spectateurs français n’étaient pas en reste, avec 2,3 millions d’entrées dans l’Hexagone.

10 Dans Le Partage du sensible (2000), Jacques Rancière définit l’esthétique comme « un mode d’articulation entre des manières de faire, des formes de visibilité de ces manières de faire et des modes de pensabilité de leurs rapports, impliquant une certaine idée de l'effectivité de la pensée » (10). Il ajoute un peu plus loin que « c'est à ce niveau-là, celui du découpage sensible du commun de la communauté, des formes de sa visibilité et de son aménagement, que se pose la question du rapport esthétique/politique » (24-25). Si Rancière cherche avant tout dans cet ouvrage à déconstruire le concept de « modernité » en littérature, il semble que le musée opère lui-aussi un « découpage sensible du commun de la communauté » en tant qu’il est un lieu structuré par une scénographie qui aménage la visibilité du patrimoine culturel d’une communauté, qu’on la dise nationale, politique ou humaine.

11 Dans « Les Hétérotopies », terme par lequel il désigne « des lieux qui s’opposent à tous les autres, qui sont destinés en quelque sorte à les effacer, à les neutraliser ou à les purifier » (24), Michel Foucault classe les musées (et les bibliothèques) dans ce qu’il appelle « les hétérotopies du temps » (notons qu’il y situe également le cimetière, « lieu d’un temps qui ne s’écoule plus ») : « [d]'une façon générale, dans une société comme la nôtre, on peut dire qu'il y a des hétérotopies qui sont les hétérotopies du temps quand il s'accumule à l'infini : les musées et les bibliothèques, par exemple. Aux XVIIème et XVIIIème siècles, les musées et les bibliothèques étaient des institutions singulières ; ils étaient l'expression du goût de chacun. En revanche, l'idée de tout accumuler, l'idée, en quelque sorte, d'arrêter le temps, ou plutôt de le laisser se déposer à l'infini dans un certain espace privilégié, l'idée de constituer l'archive générale d'une culture, la volonté d'enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes et tous les goûts, l'idée de constituer un espace de tous les temps, comme si cet espace pouvait être lui-même définitivement hors du temps, c'est là une idée tout à fait moderne : le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies propres à notre culture » (Foucault 2008, 30).

12 Pinoncelli avait expliqué le sens de son acte en invoquant une motivation qui n’est pas sans rappeler celle de Brener et son « dialogue avec Malevitch » : « Je n’ai pas voulu casser l’urinoir, mais ce qu’en fait l’institution. Il ne faut pas oublier que par cette œuvre, Duchamp voulait secouer l’art contemporain. J’ai voulu lui rendre hommage. Mon coup de marteau, c’était celui d’un commissaire-priseur qui entendait redonner à l’urinoir ses vertus provocatrices » (cité dans Chazot, en ligne).

13 Dès ses débuts, la série Batman fait l’objet d’un véritable culte aussi bien auprès du grand public que dans un petit cercle d’intellectuels, Warhol et une part de l’intelligentsia new-yorkaise se joignant au 13 à 15 millions de téléspectateurs de la série, à une époque où environ 53 millions de foyers américains sont équipés d’un téléviseur. Sur la réception de la série Batman à travers une lecture queer des débats esthétiques et politiques qu’elle suscite à l’époque, voir Sasha Torres, « The Caped Crusader of Camp : Pop, Camp, and the Batman Television Series », in Jennifer Doyle, Jonathan Flatley, and Jose Esteban Munoz (eds.), Pop Out : Queer Warhol, Durham : University Press, 1996, 238-255.

14 Cette fascination pour les actes de destruction peut parfois prendre un tour pour le moins problématique, comme lorsque le compositeur allemand Karlheinz Stockhausen décrivait les attentats du 11 septembre comme « la plus grande œuvre d’art qu’il y ait jamais eu dans le cosmos » (cité dans Dousson 16) ou lorsqu’André Breton déclarait que « l’acte surréaliste le plus simple consiste, révolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule » (Breton 74). Cette fascination est encore plus problématique lorsque l’on se rappelle que le 20 juillet 2012 à Aurora dans le Colorado, lors de l’avant-première de The Dark Knight Rises de Christopher Nolan, James Eagan Holmes, 24 ans au moment des faits, se lève et tire sur la foule pendant de longues minutes, tuant 12 personnes et en blessant 58 autres, après avoir jeté au préalable deux fumigènes libérant un épais nuage de fumée dans la salle de cinéma, tout comme le Joker dans la scène du film de Burton. Lors de son arrestation qui se fait sans résistance, il déclare aux officiers de police qu’il est le « Joker » et l’on retrouvera un peu plus tard un masque de Batman à son domicile.

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References

Electronic reference

Pierre-Antoine Pellerin, « Le Joker au musée dans Batman de Tim Burton, ou le vandalisme artistique entre avant-garde et culture populaire », Interfaces [Online], 43 | 2020, Online since 15 July 2020, connection on 29 April 2025. URL : http://preo.ube.fr/interfaces/index.php?id=833

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About the author

Pierre-Antoine Pellerin

Université Jean Moulin Lyon 3
Pierre-Antoine Pellerin est maître de conférences à l’Université Jean Moulin – Lyon 3 où il enseigne la littérature américaine, les études de genre et la traduction. Ses travaux de recherche portent sur l’expérience et la représentation de la masculinité dans la poésie et le roman américains de l’après-guerre. Il a consacré des articles à ce sujet ainsi qu’à la question animale et environnementale dans des revues comme “Angles”, “Transatlantica”, “Leaves”, “Transtext(e)s et Theatre Topics”. Il vient de coordonner un numéro de la Revue Française d'Etudes Américaines consacré à "l'Art de l'échec" (à paraître 2020).

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