Les « chapitres » trois à cinq de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Paris, le 26 juillet 2024, déclinaient les concepts de Liberté, Égalité, Fraternité. Sous cette devise de la République française, apparaissaient, entre autres, des épisodes de la Révolution française, des hommages aux grands artistes français du xixe siècle et du début du xxie siècle. Puis, en rupture avec ce déroulement très attendu, s’ouvrait le chapitre « sororité », qui mettait non seulement en avant la figure de la Marianne républicaine, incarnée par la cantatrice Axelle Saint-Cirel, mais surtout dix femmes françaises remarquables représentées par des statues dorées (Christine de Pizan, Olympe de Gouges, Louise Michel, Alice Guy, Alice Milliat, Paulette Nardal, Jeanne Barret, Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi et Simone Veil). S’inscrivant dans la lignée des travaux sur le matrimoine1, le chapitre répondait à la prétention d’universalité de la devise en rappelant que la France avait longtemps invisibilisé les femmes, exclues de facto du panthéon républicain.
Cette antithèse nous rappelle que le mot de sororité, s’il existe depuis Rabelais, comme le notent plusieurs articles de ce numéro, prend son sens politique dans une contestation de la fausse universalité de la fraternité2. Si l’usage de « sisterhood » dans le champ anglo-saxon n’a pas directement la même origine, il est explicitement lié lui aussi à un contexte de revendication politique féministe, puisqu’il apparaît dans un tract de Kathie Sarachild « Sisterhood is powerful » avant d’être repris comme titre d’une anthologie d’écrits féministes, Sisterhood is powerful, publié par Robin Morgan en 19703. Ainsi la sororité ou la sisterhood doit être envisagée comme un projet politique et non comme un donné. Dans les relations entre femmes, la situation sociale héritée serait plutôt le conflit et la concurrence que la solidarité. On se rappelle le constat de Simone de Beauvoir dans Le deuxième Sexe :
Les prolétaires disent « nous ». Les Noirs aussi. Se posant comme sujets, ils changent en « autres » les bourgeois, les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; […] elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet. Les prolétaires ont fait la révolution en Russie, les Noirs à Haïti, les Indochinois se battent en Indochine : l’action des femmes n’a jamais été qu’une agitation symbolique ; elles n’ont gagné que ce que les hommes ont bien voulu leur concéder ; elles n’ont rien pris : elles ont reçu. C’est qu’elles n’ont pas les moyens concrets de se rassembler en une unité qui se poserait en s’opposant. […] Elles vivent dispersées parmi les hommes, rattachées par l’habitat, le travail, les intérêts économiques, la condition sociale à certains hommes – père ou mari – plus étroitement qu’aux autres femmes. Bourgeoises, elles sont solidaires des bourgeois et non des femmes prolétaires ; blanches des hommes blancs et non des femmes noires4.
On retrouve ce même constat sous la plume de bell hooks
On nous enseigne que les femmes sont « naturellement » ennemies des femmes, que la solidarité n’existera jamais entre nous parce que nous ne pouvons et ne devons pas nous unir les unes aux autres. Nous avons bien appris ces leçons. Nous devons les désapprendre pour construire un mouvement féministe durable. Nous devons apprendre à vivre et à travailler dans la solidarité. Nous devons apprendre le véritable sens et la vraie valeur de la sororité5.
Pour bell hooks, le constat d’une concurrence apprise aux femmes par le patriarcat conduit nécessairement au projet de la sororité. Pour autant, il ne suffit pas de poser la sororité comme une valeur abstraite pour qu’elle soit émancipatrice : Aurore Turbiau rappelle ici que, dans la tradition culturelle, la sororité est celle des blanches nymphes, celles qui entourent la scène fondatrice du viol. On pensera aussi combien la solidarité entre sœurs peut prendre l’aspect d’une idéalisation renvoyant à un paradis perdu de l’enfance, qui confinerait plus à l’illusion qu’à la puissance critique6. On pense aussi aux Sororities des campus américains, espace d’exclusion sociale et raciste (on verra les remarques de Sophie Suma sur la question).
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la thématique de notre numéro : il ne s’agit certainement pas de faire un éloge abstrait de la sororité, mais d’interroger d’un point de vue critique les représentations, contemporaines et passées, et les contradictions qui les opposent. Même si les articles que nous introduisons ici rappellent à peu près tous la même étymologie et la même situation historique, ils font jouer des définitions différentes, notamment entre une sororité associée explicitement à la relation familiale (dans les articles d’Adélaïde Pilloux et Priscille Croce) et une sororité uniquement choisie ; ils opposent une vision collective à une solidarité qui maintient les aspirations individuelles (dans l’article de Frédéric Guignard) ; ils travaillent une tension entre violence et non-violence (dans l’article d’Océane Gaschet), et interrogent les ambivalences de la sororité (dans l’article de Maxime Foerster). Cette tension conduit vers une problématique intersectionnelle qui est au cœur de la plupart des articles, suivant notamment les positions de bell hooks ; cependant, Élise Roussel donne l’exemple d’une sororité qui fait le choix d’une différence aristocratique et Isabelle Morillon conclut sur le libre choix d’une pratique linguistique sororale ou non. Aurore Turbiau montre même que certaines féministes ont contesté la notion de sororité, accusée d’uniformisation.
Par-delà ces désaccords, on peut néanmoins souligner des horizons où convergent les représentations. Ressort tout d’abord l’intérêt pour une forme de profondeur historique. La question se pose bien entendu dans les articles concernant les « siècles anciens », comme le remarque Élise Roussel. Se saisir des premières représentations sororales est une façon de donner plus de force aux luttes contemporaines, Adélaïde Pilloux le montre avec fermeté – de même, Cassandre Martigny, étudiant les réécritures contemporaines de récits antiques, suggère qu’il s’agit de préserver une mémoire sororale. Ces références anciennes sont en cohérence avec une politique de la citation ou de la réécriture qui se poursuit des années 1970 à l’époque contemporaine : la reprise des représentations utopiques analysées par Océane Gaschet dans les ouvrages analysés par Frédéric Quignard, qui s’échelonnent des années 1970 aux années 2000 et dans les romans contemporains présentés par Margot Châtelet le démontre nettement. On retrouve également cette idée dans l’intertextualité construite par Meena Alexander dialoguant avec Adrienne Riche et Audre Lorde (Sarah Voke). Étendre le concept de sororité aux corpus anciens permet de tracer une nouvelle généalogie mais aussi d’inventer une solidarité avec les sœurs du passé.
Cette solidarité prend sa source dans une lutte toujours renouvelée contre la domination masculine. C’est là un constat que partagent tous les articles qui, en conséquence, dessinent en creux une histoire du patriarcat : le Moyen Âge, à partir du xiie siècle, isole les femmes en leur déniant la capacité d’amitié ; le xviie siècle multiplie les attaques misogynes contre les femmes leur refusant les qualités de courage et de savoir ; au xxe siècle, les hommes dominent le champ de la SF, à la fois dans la production et dans la réception. De façon plus générale, la sororité fait ressortir la violence masculine dans le champ culturel comme dans la société. Les œuvres étudiées en dressent un catalogue terrifiant : massacre féminicide des Amazones de Bohême et de l’utopie montréalaise (Frédéric Guignard), rapt des jeunes filles (Priscille Croce), assassinat d’étudiantes sur les campus et agressions sexuelles (Sophie Suma), violences transphobes (Maxime Foerster), féminicide des cinq personnages de Paradis de Toni Morrison (Camille Thermes), etc. – mais elle peut aussi trouver son origine dans la domination masculine quotidienne : femmes réduites aux tâches les plus ingrates (Priscille Croce), indifférence maritale aux souffrances de l’épouse (Frédéric Guignard).
En conséquence, on comprend bien que la sororité prenne la forme du soin, souvent incarné par des figures consolatrices, comme la Consolata du roman de Toni Morrison qui accueille en son « couvent » des femmes meurtries. La sororité apparaît ainsi non comme une solidarité abstraite, mais comme une entraide concrète : plusieurs articles le constatent en s’appuyant sur les travaux de Camille Froidevaux-Metterie, la solidarité repose sur un apprentissage d’un commun par les corps (Camille Thermes). Cette solidarité physique se retrouve dans les apprentissages sociaux que suivent les articles d’Alicia Plesse autour des activités des travailleuses du sexe et de Bénédicte Rosenstiehl qui montre comment la pratique d’une activité illégale crée une communauté parmi les colleuses d’affiches.
Cette communauté s’appuie aussi sur les institutions sociales du féminisme. La sororité ne prend pas seulement sa source dans le bouillonnement intellectuel des années 1970, mais dans des initiatives concrètes. On notera le rôle des éditrices comme Des Femmes ou La Maison qui brûle (Priscille Croce), des associations (Alicia Plesse) ; surtout, les expériences pratiques d’échange en non-mixité apparaissent dans une grande majorité des articles. C’est dans ce contexte que le partage des expériences des violences préside à l’invention d’utopies d’une sororité exclusive : Océane Gaschet le démontre de façon très développée, mais on retrouve cette implication dans les articles de Frédéric Guignard, avec les communautés utopiques mises en scènes dans le roman de Toni Morrison (Camille Thermes), dans les écrits féministes analysés par Aurore Turbiau, dans les séries contemporaines qu’étudie Sophie Suma et qui mettent en scène des communautés non-mixtes.
Il ne faut pourtant pas croire que la sororité s’arrête à cette exclusive. Le partage en non-mixité n’est pas toujours contradictoire avec l’ouverture, bien au contraire : Frédéric Guignard montre comment, dans les ouvrages qu’il étudie, la communauté de sœurs peut s’ouvrir à un personnage masculin ; Aurore Turbiau rappelle de même comment les féministes ont fait appel à la solidarité de leurs « frères féminins ». Généralement, la sororité s’ouvre aux travestis dans l’article de Maxime Foerster et aux communautés LGBTQIA+ dans la lutte des colleuses documentées par Bénédicte Rosenstiehl. La sororité peut même s’étendre aux non-humains. Irène Gayraud retrace avec beaucoup de précision le mouvement précurseur de Gabriela Mistral qui s’adresse, en référence à saint François d’Assise, aux « sœurs oiseaux », voire aux « espèces compagnes » chères à Donna Haraway. Sophie Suma fait la même référence pour décrire une scène touchante de la série Extrapolations où une biologiste dialogue avec une baleine avec laquelle elle partage des préoccupations personnelles et environnementales, scène où les deux personnages deviennent, dans le soin mutuel, des « sœurs interespèces ».
L’exploration critique des représentations de la sororité laisse ainsi apparaître un champ divers, ouvert, mais qui constitue surtout la notion en concept régulateur, permettant de lutter contre les représentations établies. Ainsi de la lutte contre le « patrimoine » : la « sororité » est utilisée pour battre en brèche l’effet boys band d’une histoire littéraire ou artistique qui se constitue dans des groupes où règne la solidarité masculine et dans une écriture de l’histoire littéraire où les femmes sont marginalisées. Isabelle Morillon rappelle ainsi l’invisibilisation du terme « autrice » dans l’histoire de la langue française. Contre cette invisibilisation, Aurore Turbiau rappelle le recours « aux sœurs de » (petite sœur de Balzac, sœur de Shakespeare, etc.) comme réponse à l’entre-soi masculin constitutif des littératures occidentales canonisées ; Margot Châtelet fait une démonstration similaire à propos de l’histoire de la SF au xxe siècle, reconstituant à la fois l’effort des autrices pour s’imposer dans un champ très masculin et des lectrices qui, en retour, vont défendre la légitimité des autrices.
Pour mener à bien cette redéfinition du champ culturel, la sororité prend enfin la forme de la création de formes artistiques. C’est dans ces formes concrètes de l’imaginaire que les représentations, en rompant avec les habitus symboliques établis, sont sans doute les plus aptes à inventer de nouvelles formes de sociabilité – et de ce point de vue, notre numéro remplit pleinement son projet qui n’était pas seulement de s’interroger sur une histoire des représentations mais aussi sur les inventions esthétiques. La tapisserie de Philomene est la première de ces formes : elle rassemble le dessin et le texte, constitue un medium propre, remplace la parole perdue de la femme dont on a arraché la langue pour s’adresser à sa sœur par l’intermédiaire de la geôlière et de sa fille et brise le silence imposé par l’ordre patriarcal. Les utopies étudiées par Frédéric Guignard et Océane Gaschet sont une autre forme concrète : par leur force projective, elles bousculent l’ordre social imposé. Dans le même domaine de science-fiction, Margot Châtelet montre comment le roman choral s’impose comme forme démocratique qui permet de s’émanciper du point de vue masculin : le care devient une façon de donner une voix aux femmes et de les rassembler dans une totalité littéraire. On retrouve un dispositif proche dans les romans étudiés par Cassandre Martigny où la polyphonie fait « advenir l’espace d’un nous », qui s’incarne dans un « monument à la sororité », double statue dans laquelle Méduse et Athéna se trouvent figées dans un face-à-face amical. Le lyrisme de Gabriela Mistral étudié par Irène Gayraud propose une forme similaire : il permet de compatir aux souffrances de la sœur et de faire du poème un espace de soin partagé, une parole poétique libérée de la rationalité qui englobe tout, sœurs, monde, non-humains. Même quand on sort du champ de la littérature, il n’est pas impossible de faire le même constat : Alicia Plesse montre bien combien la condition préalable d’une sociologie des travailleuses du sexe se trouve dans une forme de sororité de l’enquêtrice. C’est en se faisant alliée qu’elle peut avoir accès aux enquêtées et échanger avec elles.
Quelle image commune se détache de ces différentes formes sororales ? Rompant avec le point de départ traumatique et la violence masculine, une tonalité finit par s’imposer, celle de la joie. Joie du chant du rossignol dans lequel se réincarne Philomena ; joie de l’ironie que manie de façon alerte L’Héritier ; jouissance du plaisir saphique vécu par Jocaste et la sorcière Artémis ; ferveur de l’embrasement mystique vécu par Gabriela Mistral et qui lui permet de vivre l’expérience de toutes femmes ; ancrage poétique et érotique dans la poésie de Meena Alexander ; espoir d’une communauté à venir dans les utopies féministes depuis les années 1970 ; joie espiègle des petites filles qui, dans les albums étudiés par Priscille Croce, tirent la langue au patriarcat. On le voit, à tous les niveaux, la sororité est une « pratique-concept », comme l’indique Adélaïde Piloux, elle se vit autant qu’elle se pense.