Introduction : une sororité pré-moderne ?
Sur des pancartes de manifestations1, dans des expositions2 ou des ouvrages théoriques3, le terme de « sororité » semble occuper une place telle dans les luttes féministes en France aujourd’hui qu’elle est parfois prise pour une évidence4. Toutefois, cette pratique-concept5 est loin d’être facilement identifiable et définissable. Ce que recouvre la « sororité », quel(s) but(s) elle devrait poursuivre ou encore sa date de naissance sont autant de questions sans cesse réactualisées depuis sa première formulation ouvertement féministe à la fin des années 19606. Nous repréciserons sa définition au fil de l’article toutefois nous pouvons, pour commencer, définir la sororité comme un outil politique par lequel les femmes se reconnaissent mutuellement comme des sœurs pour constituer une communauté capable de résister au patriarcat7. Cette première définition gomme cependant les différents débats quant aux sens précis à donner aux termes de « sœurs », de « communauté » ou de « résistance » ; il conviendra donc d’y revenir en détail. Si le contenu de la sororité est sujet à débat, sa chronologie l’est aussi. En effet, certaines spécialistes datent la « naissance » de la sororité de la seconde vague du féminisme. Elles soulignent alors la centralité et la fréquence d’utilisation de ce terme à la fois dans les milieux universitaires et militants des années 1970 en Europe occidentale et aux États-Unis8. D’autres font remonter l’émergence des premières sororités aux premières étudiantes états-uniennes de la fin du xixe siècle9, aux saint-simoniennes des années 183010, voire aux communautés religieuses médiévales11. Aux enjeux de transformations politiques que recèle et affiche la sororité s’ajoute donc un double enjeu historique et historiographique12. Faire l’histoire de la sororité, de ses tentatives, de ses échecs, de ses obstacles permettrait de renforcer sa portée politique et révolutionnaire13.
L’exploration des archives de la sororité n’est cependant pas aisée. Le terme lui-même n’a rien d’évident. Comme le souligne Joëlle Marchal14, le mot de « sororité » est apparu relativement tard en français : le substantif est mentionné chez Rabelais mais tombe assez rapidement dans l’oubli15. Suivant la règle du « masculin l’emporte sur le féminin », le terme de « fraternité » a été choisi et brandi comme symbole d’union et d’égalité politique. Or, malgré l’absence de sororités explicitement revendiquées comme telles, certaines historiennes comme Bérangère Kelly ou Carol Lasseur ont réussi à mettre en lumière des pratiques sororales antérieures aux féminismes de la seconde moitié du xxe siècle. En s’attachant aux gestes, aux adresses, aux lettres échangées entre femmes, ces chercheuses ont rendu possible la constitution d’une histoire de la sororité. Seulement, en constituant une sororité séculaire, un nouveau problème surgit : les formes, le sens et le contenu de l’amitié sont-ils fixes à travers les époques ? Quelle définition donner à la sororité pour permettre une écriture de son histoire ? La dimension diachronique de la sororité semble complexifier encore sa définition. Par ailleurs, si les ouvrages participant à l’historicisation de la sororité s’arrêtent souvent à la Renaissance ou au xviie siècle cela signifie-t-il qu’il n’y a aucune trace de sororité avant, au Moyen Âge par exemple ? Ne s’agit-il pas d’un nouveau cas de « myopie chronologique » – pour reprendre le diagnostic de Judith Bennett – comme ceux qui touchent parfois l’histoire des femmes pré-modernes16 ? Dans cet article, nous souhaitons poursuivre le travail d’archéologie de la sororité et étudier un cas de sororité médiévale. En nous appuyant sur les définitions philosophiques et politiques des féministes des années 1970 et contemporaines, nous proposons de relire un court récit attribué à Chrétien de Troyes, Philomena, et de construire, à partir de lui, une définition de la sororité applicable à la période médiévale. Avant de nous intéresser en détail au texte, il convient toutefois de revenir sur le contexte dans lequel le Philomena17 a été composé. Nous nous concentrerons, dans un premier temps, sur la place des relations entre femmes – surtout amicales et familiales – afin d’identifier les obstacles et les conditions de possibilités de la sororité propres au contexte courtois. Puis, nous relirons quelques-uns des passages clés de Philomena pour observer comment se « fait18 » la sororité dans un récit du xiie siècle. Nous insisterons particulièrement sur la place du langage qui s’avère, nous le verrons, tout à fait particulière.
Penser une amitié médiévale au féminin
La Femme19 dans la culture courtoise hétérosexuelle
Philomena est un récit composé à partir d’une fable ovidienne20 au xiie siècle, attribué à Chrétien de Troyes. Ce siècle est marqué par une double révolution littéraire et sociale parfois qualifiée de « renaissance du xiie siècle21 ». En effet, nous observons à cette période une « première floraison22 » de textes en langue vernaculaire (ancien français et non plus seulement latin) qui s’attachent à représenter des visions fantasmées de la cour, de ses rites et de ses affects. Cette littérature courtoise, dans sa langue comme dans ses objets, témoigne des transformations profondes de la société aristocratique contemporaine. L’un de ces principaux bouleversements consiste en la formulation et la diffusion massive du modèle conjugal hétérosexuel23. À une société reposant sur l’amitié masculine, l’homosocialité et l’invisibilité des femmes succède un modèle fondé sur le mariage chrétien entre un homme et une femme. La littérature, suivant les évolutions de son époque24, passe de chansons de geste faisant la part belle aux amitiés chevaleresques (Roland et Olivier, Ami et Amile25) aux romans d’amour courtois exaltant le désir hétérosexuel. La « Femme » fait ainsi son apparition dans la fiction. Dans sa représentation courtoise, elle apparaît comme noble, belle, gracieuse et même comme souvent d’un rang supérieur à ceux qui la désirent26.
Or, derrière cette représentation élogieuse de la Femme, se dessine un modèle qui, en réalité, tente de plus en plus de contrôler et d’isoler les femmes27. En effet, à partir du xiie siècle se multiplient les discours normatifs (philosophiques, légaux et religieux essentiellement) tentant d’établir une « nature féminine » et un ensemble de moyens pour tenter de la contenir ou de la discipliner. Comme le résume Carla Casagrande, la femme est alors systématiquement décrite comme instable, trompeuse, jalouse et bavarde. Pour y remédier, les pédagogues chrétiens à partir du xiie siècle préconisent de ne pas trop prêter attention aux paroles féminines, à prendre garde à leur apparence, à contraindre au maximum leur curiosité (en les enfermant ou minimisant leur éducation)28.
En raison de cette représentation, la Femme est perçue comme incapable d’amitié, et ce, particulièrement envers sa semblable. Héritant des modèles antiques de l’amitié (aristotélicien et cicéronnien29), le Moyen Âge conçoit l’amitié médiévale comme une relation publique et vertueuse qui permet l’alliance pérenne de deux hommes bons. L’amitié, en sa qualité de relation idéale, devient même la relation centrale de la société féodale : elle est la base des contrats entre seigneurs et vassaux, mais aussi entre dirigeants et entre membres d’une famille30. Toutefois, depuis Aristote31, la Femme étant pensée comme instable, incomplète, elle est considérée comme un individu à exclure du champ politique. Aussi, en conservant la définition antique de l’amitié et en réaffirmant le caractère instable de la Femme, le Moyen Âge poursuit les efforts visant à la maintenir isolée et hors de l’espace public. L’arrivée du modèle conjugal hétérosexuel et de la littérature amoureuse courtoise consolide encore cette image de la Femme cloîtrée, jalouse de ses semblables, avec comme seul espoir de salut un bon mariage. Ce contexte d’hétéro-patriarcat cherchant à diviser systématiquement les femmes dans le but de protéger un pouvoir masculin ne paraît pas si éloigné de celui décrit par les figures de proue de la sororité politique bell hooks – afroféministe américaine –, Robin Morgan – féministe et essayiste américaine – ou Chloé Delaume – féministe et écrivain française. En effet, dans leurs essais32, leurs poèmes33 ou leurs romans34, elles soulignent les éléments du système hétérosexuel, patriarcal et raciste qui maintiennent les femmes les unes contre les autres. Or, selon elles, cette situation d’oppression systémique est précisément le point de départ de la sororité. Aussi, la diffusion d’un imaginaire hétéro-patriarcal au xiie siècle permet de postuler l’existence de résistances sororales dès le Moyen Âge. L’enjeu reste de savoir sous quelles formes et dans quels termes ces résistances se développent.
Sororité : entre égalité et asymétrie
La société médiévale est strictement stratifiée selon le modèle féodal35. Les différences de classes sont omniprésentes et règlent une grande partie des relations et des interactions. Aussi, pour mettre en lumière des sororités médiévales, il faut penser une sororité capable de prendre en compte les différences de classes. Dans Sororité, Chloé Delaume décrit la sororité :
Hors de la foi chrétienne, de la structure familiale, de toute domination masculine. Une relation horizontale, sans hiérarchie ni droit d’aînesse. Qualité, état de sœurs. Un rapport de femme à femme, indéfectible et solidaire. Un rapport de femme à femme, ni fille ni mère, égalitaire.
L’idéal d’horizontalité apparaît comme le point central de sa conception. La sororité, pour elle, en faisant de nous des sœurs choisies, ferait de nous des égales. Bien que compréhensible dans un contexte républicain, cette définition ne permet pas de penser une sororité qui maintiendrait des différences et des asymétries. Nous préférons donc utiliser la définition proposée par les philosophes américaines bell hooks et Robin Morgan, qui mettent au cœur de leur conception de la sororité l’asymétrie sans chercher à la résoudre ou à l’évacuer.
Pour bell hooks, la sororité est l’union politique à laquelle les femmes peuvent arriver si elles adressent et questionnent les inégalités qui les séparent. Une sororité pensée uniquement en termes bourgeois et blanc ne ferait que reproduire et renforcer le « patriarcat racial36 ». La sororité ne peut ni ne doit postuler l’égalité entre ses membres mais plutôt afficher toujours les asymétries et les relations de pouvoir afin de penser des relations sincères et des alliances efficaces.
Certaines de ces femmes [qui employaient des aides-ménagères noires] ont réussi à créer des liens positifs avec les femmes qu’elles ont embauchées, de sorte qu’elles ont pu s’entraider dans un contexte social d’inégalité. Plutôt que d’abandonner l’idée de sororité en la qualifiant d’utopie inaccessible, elles ont créé une véritable sororité, qui prenait en compte les besoins de toutes les personnes concernées37.
écrit bell hooks dans « La sororité est toujours une force38 ». Elle montre que la sororité est non seulement possible dans un contexte d’inégalité de classe et de race, mais que partir de ces inégalités est le seul moyen viable pour la fonder. Un peu avant elle, Robin Morgan avait déjà tenté de souligner l’importance des inégalités dans la création d’une sororité féministe et révolutionnaire. Elle écrivait dans une lettre incluse dans le recueil Sisterhood Is Powerful :
Chère Jane, ça fait tout drôle, à présent, d’écrire comme ça, une lettre qui n’en est pas une. Enfin, c’est un poème, ou un non-poème, parce que je n’écris plus ce que j’avais l’habitude d’appeler des « poèmes ». Une chose dont je suis certaine désormais : il n’y a pas d’atome qui ne soit politique. Nos vignes souterraines, que les hommes, ces idiots, appellent “ragots”, ont toujours été efficaces. Nos sabotages s’étendent des expériences de sorcières jusqu’au poison buccal des secrétaires crachant du café sur les dossiers, jusqu’aux femmes au foyer et leur résistance passive, jusqu’aux employées de maison brisant par accident la belle vaisselle, jusqu’aux mères apprenant à leurs enfants à les aimer… comment terminer un message comme celui-là ? Tu me manques. Prends bien soin de nous. À bientôt. Dans le combat sororal, et dans tout le reste, mais surtout parce que, je crois que je t’aime39.
Robin Morgan faisait alors des petites révoltes quotidiennes, de l’alliance des secrétaires, des mères au foyer et des militantes la vraie nature de la sororité. En nous appuyant sur les conceptions de la sororité proposées par bell hooks et Robin Morgan, nous pensons qu’il est possible d’excaver les sororités médiévales. Les relations entre dames et demoiselles, entre nobles et suivantes ne sont désormais plus limitées à des relations de classes mais peuvent être relues au prisme de la sororité, de l’amitié et de la résistance. Et leur résistance pourra même prendre la forme de petits riens, d’actions mineures, de silences40.
L’avant-sororité : le cercle familial
Si notre but est bien de mettre en lumière une sororité médiévale, le choix de Philomena peut surprendre. En effet, il s’agit du récit de la relation entre deux sœurs de sang, Procné et Philomena, séparées et violentées par l’époux de l’aînée, Térée. La sororité, nous l’avons vu, est ce en quoi sont capables de transformer des femmes non-liées par un lien familial. La force de ce lien réside d’ailleurs en l’espoir de l’avènement d’une sorte de famille choisie, politique et révolutionnaire. Prendre comme point de départ des femmes qui sont déjà officiellement sœurs peut donc paraître stérile, voire contreproductif. Toutefois, nous pensons que le premier pas de la sororité se situe précisément – comme son nom le suggère – dans le passage d’une sororie donnée à une sororité choisie. Pour paraphraser Agnès Stacke, rédactrice à la revue Sorcières, nous ne pouvons aller vers la sororité sans la sororie41. Dans la sororité politique, la relation entre sœurs réelles est prise comme modèle et idéalisée. Le fait d’être sœur est transformé en une « qualité42 » reproductible et politisable. Or, ce faisant, les problèmes internes aux relations familiales dont souffrent parfois les sœurs sont évacués. La famille n’est pas un lieu exempt des dynamiques hétéro-patriarcales, bien au contraire, elle est parfois décrite comme un des berceaux de ces dominations43. Avant de rêver de devenir sœurs, nous pensons donc qu’il faut d’abord trouver comment faire de la sororie un modèle désirable et viable.
Nous souhaitons, pour ce faire, revenir rapidement sur le modèle familial médiéval pour identifier les obstacles à l’établissement de relations aimantes entre femmes. La place de la femme dans la maisonnée est essentiellement orientée vers le mariage et la maternité. Ces enjeux planent sur les filles dès leur plus jeune âge et installent un climat de concurrence. Comme le note Didier Lett, l’union matrimoniale pèse sur la relation entre sœurs, menaçant de la déstabiliser :
Chez les filles, l’aînée se discrédite par son imprudence et son orgueil au moment de contracter une union matrimoniale. En position idéale pour se marier, elle se fait dérober son droit d’aînesse, perd l’avantage de contracter une union matrimoniale avant sa sœur cadette […] ; pour les sœurs tout se joue au moment de leur mariage ou de la fin de leur union (comment récupérer la dot ?) ; pour les frères, au moment de la mort du père. En d’autres termes c’est l’alliance qui est centre des préoccupations des sœurs et la filiation au centre de celle des frères44.
L’aînée risque de se voir prendre sa place par sa cadette, et la cadette risque d’être limitée à sa place de deuxième si elle n’entre pas en compétition. Avant même d’être en concurrence avec des personnes extérieures, les femmes apparaissent d’abord comme les rivales de leurs sœurs. Toutefois, la littérature donne à voir des sœurs qui refusent ce schéma relationnel. Dans certains récits, deux sœurs peuvent inventer des façons non-concurrentielles d’être ensemble, voire préférer leur relation au mariage. Ce faisant, elles transforment leur relation naturelle, donnée, héritée en un choix. Elles font de leur sororie une sororité. Philomena fait partie de ces récits. Nous souhaitons à présent relire quelques passages du récit pour observer où se situent les moments clés dans lesquels se joue la resignification de la relation familiale.
De la sororie à la sororité : les sœurs dans Philomena
Avant d’entrer plus avant dans l’analyse, nous pouvons rappeler les éléments clés du récit. Philomena, en route pour rendre visite à Procné – sa sœur aînée – est violée par Térée – son beau-frère. Pour s’assurer de son silence, celui-ci lui coupe la langue et l’emprisonne. Philomena, pendant sa captivité, parvient à se procurer du fil et à broder le récit de son viol et de sa mutilation. Elle fait parvenir son ouvrage à sa sœur qui la délivre dès qu’elle comprend la situation. Les deux sœurs se vengent ensuite de Térée en lui faisant manger son propre fils. Lorsqu’il découvre la ruse, il tente de riposter mais ils sont tous les trois métamorphosés : Térée en huppe, Procné en hirondelle et Philomena en rossignol.
Nous reviendrons sur la scène qui précède et qui suit le viol de Philomena et sur la broderie qu’elle fait des violences subies. Nous essaierons par là de souligner comment la sororité apparaît comme un moyen de résistance et de resignification des liens familiaux.
Faire face aux violences masculines
Alors qu’il est chargé de guider Philomena jusqu’à sa sœur, Térée tente de la séduire. Il commence avec des paroles mais, comprenant qu’elles sont inefficaces, tente de forcer un rapprochement. Philomena se débat et s’efforce de raisonner Térée :
De ma serour vous resouviegne, 784
Qui est vostre loial espouse.
Ja ma suer n’iert de moi jalouse
Ne ja parfociee,
Ne ferai riens qui li dessiee. 788
« […] Pensez à ma sœur, votre fidèle épouse. Jamais ma sœur n’aura à être jalouse de moi et jamais je ne ferai rien qui puisse lui déplaire, si je n’y suis pas contrainte de vive force. »
Dans cet extrait, l’argumentation de Philomena ne repose pas sur une mise en avant de son intégrité physique ou de sa volonté. Elle mentionne exclusivement sa loyauté et son affection envers Procné. Avec la rime « loial espouse » et « de moi jalouse », elle souligne l’absence de jalousie qu’il existe entre elles. On peut aussi noter la répétition du terme « sœur » tantôt graphié « serour » (et valant pour deux syllabes) tantôt graphié « suer » (valant pour une seule syllabe). Grâce à ces microvariations, Philomena arrive à multiplier dans un espace restreint les adresses à sa sœur sans que cela ne devienne redondant45. Enfin, l’utilisation répétée de tournures négatives, notamment en tête de vers, confère un ton assuré à Philomena. Elle ne doute ni de son refus des avances de Térée ni de son argumentation priorisant la bonne entente avec sa sœur.
Térée outrepasse toutefois ces refus. Il viole, mutile et enferme Philomena puis fait croire à son épouse que sa sœur est décédée pendant le voyage. Celle-ci affiche alors une douleur incommensurable. La voix narrative, pour représenter ce deuil, mobilise le motif du planctus autrement dit une manifestation de deuil féminin, public et ritualisé. Procné s’arrache les cheveux, pleure46 et crie la mort de sa sœur cadette47. Ce faisant, Procné s’inscrit dans une tradition émotionnelle et gestuelle féminine empruntée à l’antiquité. Toutefois elle ne se contente pas de rejouer les codes traditionnels et propose, à travers quelques variations, sa propre version du planctus. Elle affirme dans une adresse à la Mort48, ne pas pouvoir vivre sans Philomena et supplie qu’on la tue sur le champ. Elle implore :
Mors, qu’atens tu que tu n’envoies 986
M’ame aveuc la soie deduire ? 987
Mort, qu’attends-tu ? Pourquoi n’envoies-tu pas mon âme se divertir avec la sienne ?
Cette adresse est paradoxale en ce qu’elle mélange le funeste et le vivant, la tristesse et la joie. Vivre ou mourir sont réduits à des questions secondaires, la véritable urgence résidant dans le fait d’être auprès de sa sœur et de s’amuser avec elle. En outre, ce n’est ni la mort d’un époux ni la mort d’un père mais la mort d’une sœur qui provoque les pleurs, les cris et les violences auto-infligées. Procné donne ainsi à voir un planctus légèrement différent des planctus antiques et médiévaux traditionnels en ce qu’il laisse une place à la joie et est une réponse à la mort d’une sœur.
Ce passage, en plus d’offrir une variante « sororale » du planctus, permet de clarifier les dynamiques entre protagonistes. En effet, ce planctus donne la mesure de l’amour et de la proximité des sœurs tout en affichant une distance croissante entre les personnages féminins et masculins. Si le deuil de Procné est bien réel et témoigne de son affection sororale, la tristesse affichée de Térée est, quant à elle, mensongère. La loyauté et la sincérité apparaissent ainsi du côté des sœurs et la tromperie du côté de l’époux. Les valeurs sont comme inversées par rapport aux équations traditionnelles (qui associaient la famille à la compétition et la jalousie et le mariage à l’honnêteté). La voix narrative elle-même témoigne de cette inversion désignant les fausses larmes de Térée comme un acte de « renardie49 ».
Aussi, même en l’absence de l’autre, il apparaît que les sœurs font toujours passer leur relation en premier. La sororie bien que menacée par la figure de l’époux violent et menteur parvient à rester un idéal pour Procné et un lieu de sentiments vrais. L’opposition entre la malhonnêteté de Térée et la sincérité des sœurs constitue d’ailleurs l’enjeu central de la seconde partie du récit. En effet, une fois la mort de Philomena proclamée, celle-ci tente de rétablir la vérité et d’obtenir justice pour les crimes de son beau-frère.
Et elle « fist nouviaux signes » : l’invention collective de la langue sororale
Afin de confier à sa sœur la vérité sur son viol, sa mutilation et son enfermement, Philomena décide de broder son histoire. Elle se lie d’amitié avec sa vieille geôlière50 qui lui fournit du fil et des aiguilles. Nous pouvons souligner qu’avant même sa séquestration Philomena était déjà décrite comme un personnage caractérisé par son éloquence et son inventivité :
D’ouvrer une pourpre vermeille 189
Qu’en tout le mont n’ot sa pareille
.I. dïapre ou un baudequin.
Nis la mesnie Hellequin
Seüst ele en un drap pourtraire.
Des auctours sot et de gramaire,
Et sot bien faire vers et letre
[…]
Sousciel n’a lai ne son ne note
Qu’ele ne seüst ben vïeler,
Et tant sagement parler
Que seulement de sa parole
Seüst elle tenir escole. 204
Elle était si habile à travailler la pourpre ou d’autres étoffes de soie qu’on n’aurait pu trouver sa pareille au monde. Même Hellequin et son cortège infernal, elle aurait été capable de les broder sur un tissu. Elle connaissait également les bons auteurs et la grammaire, elle savait fort bien composer poèmes et écrits […]. Il n’existe pas au monde de lai, de mélodie, de musique qu’elle n’eût été capable d’interpréter à la vielle. Enfin, elle savait si doctement s’exprimer qu’elle aurait pu tenir école rien qu’en utilisant ce talent.
Les talents de Philomena sont soulignés à la fois par une accumulation de disciplines dans lesquelles elle excelle mais aussi par un ensemble de références signifiantes. La mention du cortège funeste d’Hellequin51 signale que les compétences de broderies de la jeune dame sont telles qu’elle est capable de tisser un lien entre les vivants et les morts. Cette « mesnie » a par ailleurs la particularité d’être associée aux crimes et aux vacarmes. Cette référence a sans doute une valeur programmatique annonçant la broderie du crime de Térée après que Philomena a perdu l’usage de sa voix. Une autre expression peut retenir notre attention : « tenir escole » qui est rarement associée à un personnage féminin. En effet, Carla Cassandre rappelle l’importance de Saint Paul pour qui la parole des femmes n’est pas propre à enseigner, prêcher ou transmettre et devrait plutôt être restreinte au domaine privé52. La parole de Philomena, écrite ou orale, apparaît ainsi d’entrée comme capable de choses impossibles ou interdites : elle peut représenter les motifs les plus difficiles et tenir lieu d’exception à la règle de la tacernitas53.
Aussi, lorsque la gardienne lui fournit du fil et des aiguilles, le talent annoncé de la jeune dame peut se déployer :
Si s’est de tel chose apensee 1096
pour qu’ele cuide estre seüre
que toute sa mesaventure
iert sa serour magnifestee 1099
Elle a alors imaginé un moyen grâce auquel – elle en est sûre – sa cruelle aventure sera mise sous les yeux de sa sœur.
Le verbe « apenser », par sa polysémie, témoigne de la prouesse d’imagination que réalise la jeune femme. En effet, en ancien français, il signifie à la fois concevoir, consacrer, imaginer, prévoir ou encore attacher (des lettres notamment). Cette équivocité est volontairement maintenue et mise à la rime avec « manifestee », soulignant ainsi le talent de Philomena. Ayant eu la langue coupée par Térée, Philomena crée une nouvelle façon de dire sa mésaventure et cette création conduit à une sorte de confusion entre elle et la voix narrative. Elle devient l’autrice d’un récit dont le texte se fond dans le tissu :
Texte veut dire tissu. Mais alors que jusqu’ici on a toujours pris ce tissu pour un produit, derrière lequel se tient, plus ou moins caché, le sens (la vérité), nous accentuons maintenant, dans le tissu, l’idée que le texte se fait, se travaille, à travers un entrelacs perpétuel ; perdu dans ce tissu – cette texture – le sujet s’y défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle‐même dans les sécrétions constructives de sa toile. Si nous aimions les néologismes, nous pourrions définir la théorie du texte comme une hyphologie (hyphos, c’est le tissu et la toile d’araignée54).
Dans Le plaisir du texte, Barthes rappelle l’étymologie de « texte » et, poussant l’analogie plus loin, suggère un fonctionnement similaire des textes et des tissus. Philomena parvient à raconter ses agressions mais ce récit ne peut se faire qu’au prix d’un travail patient et difficile55. Le résultat obtenu semble par ailleurs différent des autres récits. La broderie apparaît d’abord comme un dispositif textuel/textile particulièrement puissant. Pour Clamote Carrote et Carlos Fonseca :
Les lettres brodées chez Ovide se transforment ainsi, chez Chrétien, en une véritable tapisserie où le discours iconographique remplace et colmate les failles d’un langage verbal marqué, au long du récit, non seulement par le spectre de la castration et de la violence sexuelle, mais aussi par celui du mensonge, du leurre et du simulacre56.
La broderie de Philomena a cela de spécial qu’elle invente à la fois un contenu – un témoignage, une accusation –, une forme – des signes brodés – et un support – une tapisserie. En amplifiant ainsi le passage de la broderie déjà présent mais moins détaillé chez Ovide, Chrétien donne à voir une véritable ekphrasis. Cette ekphrasis peut sembler paradoxale en ce que la broderie semble à la fois exposée aux yeux des lecteurs et cachée. Les « lettres » dont est couvert le tissu sont ambiguës : nous ne savons pas s’il s’agit des graphèmes alphabétiques, d’images, de symboles ou d’un mélange de tous ces signes. Comme pour ne pas compromettre le discours inscrit dans le tissu, le secret du contenu exact est maintenu. La geôlière elle-même n’est pas mise dans la confidence et demeure incapable de comprendre l’ouvrage de Philomena, bien qu’elle le trouve magnifique57. Or, bien que paradoxal ce passage relève bien de l’ekphrasis et possède donc ses principales fonctions. Comme le soulignent Sophie Coussemacker et Julia Roumier, l’ekphrasis contient en elle-même un pouvoir de conviction et la capacité d’« emporter l’adhésion58 » des lecteurs. En l’occurrence, il permet de ranger définitivement les lecteurs du côté de Philomena.
Ce texte/tissu apparaît en cela comme une transgression du silence imposé par Térée et une résistance à l’ordre de violence qu’il tente de mettre en place. Si celui-ci était allé jusqu’à lui couper la langue, ce n’était pas simplement pour s’assurer que son crime reste impuni. Il lui apparaissait nécessaire de supprimer la concurrence langagière car celle-ci ouvrirait la porte à une remise en question de son pouvoir, de son statut et de ses droits. Carla Casandre souligne que « le contrôle de la parole des femmes est inévitablement défense aussi des pouvoirs et des privilèges de la parole des hommes59. » Autrement dit, contrôler la parole revient à contrôler les relations de pouvoir. En inventant un langage et un message à destination de sa sœur, Philomena met en péril non pas seulement la parole de Térée mais plus largement sa place et ses privilèges. Par ailleurs, ce témoignage possède une dimension judiciaire en ce qu’elle dénonce des crimes et accuse un coupable. L’élément transgressif de cette broderie dépasse alors la simple personne de Térée et fait signe vers la place de la parole des femmes, notamment dans l’espace public. À l’époque de la composition de Philomena, les paroles des femmes lors de procès, dans des discussions publiques sont systématiquement disqualifiées et empêchées60. En proposant un contre-témoignage, Philomena outrepasse ainsi sa condition féminine. À ce sujet Claire Salles commente :
On y lit [dans Philomena] l’interdiction d’un accès légitime à l’expression, ici par la violence sexuelle renforcée par la privation de l’organe de la langue, mais elle trouve un dérivatif puissant dans la tapisserie61.
Plus qu’un dérivatif, cette broderie témoigne du refus de se plier au silence imposé aux femmes et de réduire la broderie à une activité privée et apolitique62. Comme annoncé dès le premier portrait de Philomena, sa parole apparaît bel et bien en mesure de formuler des choses difficiles, voire interdites.
Enfin, cette broderie est une transgression de la position de prisonnière recluse dans la mesure où Philomena fait de sa geôlière et de sa fille ses complices.
Philomena vient, si la touche, 1192
Si fet signe que elle envoit
A cele cité que la voit
Par sa fille cele courtine
Si la present a la roïne. 1196
Philomena s’approche, la touche, et lui demande par signe qu’elle envoie sa fille à cette cité qu’elle voit là pour y porter cette tapisserie et la présenter à la reine.
Pendant sa captivité, Philomena apparaît avoir aussi développé une langue des signes pour communiquer avec sa gardienne. Pendant ses six mois (v. 1144) d’emprisonnement, elle invente non pas un mais deux langages pour organiser sa libération et ses retrouvailles avec sa sœur. Cela prouve, par ailleurs, que son plan repose sur ses talents et son inventivité mais aussi sur l’aide des autres personnages féminins à commencer par sa gardienne et sa fille. Cette aide interclasse fait écho à la sororité selon bell hooks. La broderie circule d’un Dame à une reine en passant par une modeste geôlière pour, à la fin, miner le pouvoir d’un homme tyrannique. En découvrant le récit brodé de sa sœur, Procné part immédiatement la libérer. Une fois réunies, les deux sœurs imaginent alors leur vengeance.
Se faire justice elles-mêmes
Le premier acte de leur vengeance consiste en un infanticide : Procnée assassine son fils, jugé trop ressemblant au « traïtour » puis le fait manger à son époux (second acte de vengeance). De cette façon, elle renverse l’ordre traditionnel à tous niveaux : elle choisit sa sœur face à son époux – auquel elle est liée devant Dieu – et devant son fils. Elle renonce au statut d’épouse et de mère pour embrasser celui de sœur et de vengeresse. Il est intéressant de noter que cet acte est jugé cruel, anti-maternel et surtout diabolique. Il est dit que Procnée « dist em bas une merveille si com dÿables li conseil » avant de passer à l’acte. Aussi, même son langage est perçu comme diabolique. Cette parenté avec le diable est fortement soulignée grâce au recours au polyptote (« dÿables », v. 1297, 1300 et 1331, « dÿablie », v. 1329). Cela n’est pas sans rappeler le début du récit qui mentionnait Atropos ou la capacité de Philomena à faire le funèbre cortège d’Hellequin. Choisir la sororie, refuser le silence et obtenir justice pour des violences sexuelles apparaissent, dans Philomena, comme des actes aux limites de la morale chrétienne et de celle du Diable. Motivées par l’amour sororal mais n’hésitant pas à recourir au meurtre et à l’anthropophagie, elles apparaissent à la fois dans leur droit et monstrueuses.
Une fois que Térée comprend que son épouse lui a servi leur fils à dîner, il s’élance à la poursuite des sœurs pour les tuer. Ils sont toutefois arrêtés net dans leur course : Térée et les deux sœurs sont changés en oiseaux. Chacune des métamorphoses est à l’image des personnages. Térée est transformé en huppe « sale et repoussant, petit et ignoble63 ». Cet oiseau est en effet, d’après les bestiaires, un animal connu pour avoir un comportement abject :
[La huppe] est réputée se nourrir d’ordures et vivre dans un nid d’immondices qualifié ici de pugnaisie. Sa crête de plumes lui donne belle allure, mais « beauté sans bonté ne vaut rien64 ».
Le récit signale par ailleurs explicitement que cette métamorphose est un châtiment pour ses crimes65. Les deux sœurs sont elles aussi transformées selon leur attitude. Procné est changée en hirondelle et Philomena en rossignol. L’hirondelle fait signe vers les talents herméneutiques de la sœur aînée ainsi que vers son courage et sa fonction libératrice :
Dans la droite ligne du Physiologos grec, l’hirondelle représente le réveil printanier par excellence, l’action, la fin de cette torpeur (sommeil de la mort, nécrose de l’idolâtrie) qui caractérise le cycle négatif de l’hiver […] Ces caractéristiques nous permettent de mieux saisir les enjeux de la métamorphose de Procné, cette habile herméneute des signes (décodage de la broderie), qui libère sa sœur (avatar à peine voilé de Perséphone) de sa léthargie muette et hivernale et qui, devenue hirondelle, n’a désormais plus à craindre le désir rapace de Térée66.
Comme pour le planctus, Procné est donc caractérisée par des tropes antiques qui s’actualisent dans le Philomena médiéval. Le rossignol que devient Philomena représente, quant à lui, la reverdie du printemps l’éloquence et la puissance poétique67. Ces métamorphoses, hautement symboliques, résument et tranchent moralement le récit : les sœurs sont du côté du bien, leurs paroles, bien que douloureuses, sont légitimées, tandis que Térée est condamné. À l’image des guerillères de Monique Wittig, les sœurs de Philomena sont ainsi parvenues à construire une sororité puissante et capable de se faire justice :
[…] les femmes pourront un jour prendre le pouvoir en main et s’adonner à l’exercice des armes et des lettres68
Conclusion
Ainsi, en résistant aux injonctions féodales et patriarcales, en inventant leurs langages et leurs moyens de résistance propres, Procné et Philomena prouvent qu’elles sont capables de resignifier une relation familiale pourtant placée sous le signe de la discorde et de la jalousie. La sororie médiévale est habituellement minée par des logiques d’âge et des projets de mariage. Toutefois, Philomena donne à lire un récit qui valorise l’amour sororal et le refus des violences sexuelles. La voix narrative souligne le côté diabolique et ambivalent qu’une telle conduite peut recéler mais finit par trancher en faveur de la résistance des sœurs. Comme le signalait bell hooks, faire sororité est toujours un acte de « trahison69 » au patriarcat. Aussi, par leur conduite, Philomena et Procné parviennent ainsi à faire de leur sororie une sororité. Cette sororité n’est toutefois pas réservée aux seules sœurs, elle accueille toutes celles désireuses d’aider, de comprendre, de résister. Les deux sœurs parviennent, en effet, à étendre leur sororité à d’autres personnages féminins de rangs et d’âges différents. Complices de la broderie, la vieille et gardienne et sa fille sont inclues dans la communauté choisie forgée par les sœurs depuis leur position minoritaire.