Le concept de « sororité » n’est ni consensuel ni aisé à définir. Dans son livre « Sororité1 », Chloé Delaume propose à un collectif de femmes de présenter ce concept selon leurs propres expériences, dans « un geste sororal ». Mais si toutes sont « sœurs », elles ne présentent pas la même conception de l’outil. Pour certaines, la « sororité » permettrait l’union des « accidentées2 », victimes des hommes, pour d’autres, la « sororité » relèverait « de la bienveillance, de la considération et, quand c’est possible, de la solidarité3 » entre femmes. Ces diverses façons de comprendre la « sororité » aujourd’hui indiquent que ni le sens ni l’usage du concept ne sont stabilisés. Cela peut justifier l’intérêt de questionner son emploi, voire son extension à partir de textes du xviie siècle. Ainsi, nous chercherons à savoir si l’intervention de la notion de « sororité » est pertinente concernant ces textes, et nous réfléchirons à partir de là au sens possible de la sororité dans le passé.
Peu de textes antérieurs au xixe siècle ont été étudiés sous cet angle. Seul l’article de Tracy Rutler, « Liberté, Égalité, Sororité4 » dans les Lettres d’une Péruvienne (1747) de Françoise de Graffigny nous est parvenu. Rutler y présente le personnage de Zilia, qui réussit à mettre en place « The Regime of the Sister », en opposition au régime du père ou du frère. La « sororité » est présentée comme un régime de société, mise en place par un personnage, qui permettrait non pas d’établir une communauté de femmes, mais une égalité du masculin et du féminin.
Le fait que l’on trouve très peu d’études sur la « sororité » dans des textes antérieurs au xixe siècle nous semble intéressant, notamment en raison de l’importance des questions sur la condition des femmes. Éliane Viennot a présenté la « querelle des femmes5 » comme un débat violent sur la place accordée aux femmes dans les sociétés, cela dès la fin du Moyen Âge. Ces débats sur les femmes opposaient deux groupes d’auteurs différents. La chercheuse ainsi que la critique nomment les auteurs en faveur des femmes « Champions des dames6 ». L’appellation fait référence à Christine de Pisan, qui dans La Cité des dames (1405) emploie le terme pour montrer la situation d’abandon des femmes quand elles se trouvent sans « aucun champion pour prendre leur défense de façon efficace7 ».
Les « champions » seraient donc les défenseurs des femmes, d’abord par les armes puis par les livres. Dans une étude sur Les Champions des Dames8, Marc Angenot note la proximité des textes depuis le xve siècle, en une « continuité en quelque sorte intemporelle de cette tradition9 » et indique que la défense des dames est aussi un moyen pour les auteurs – les « champions » – de présenter leur art de l’argumentation, leur éloquence. Il conclut en précisant la difficulté voire la vacuité qu’il y a à vouloir différencier les deux exercices, « ce qui tient du divertissement de cour, du brillant exercice, de l’étalage érudit, de l’habileté doxographique et ce qui entraîne réellement la pensée dans un paysage neuf, lui fait apercevoir d’autres perspectives10. »
Ainsi, d’un certain point de vue, la défense des dames a pu être pour un auteur le moyen de présenter son éloquence, de rendre publique sa création. Où s’arrête la défense de la cause des femmes et où commencent des enjeux plus stratégiques d’inscription dans l’art de l’éloquence ou la « littérature » ? Nous proposons d’interroger cette frontière très floue avec le cas d’une autrice qui s’est autoproclamée « Championne des belles qualitez des Dames11 ».
Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, autrice de la fin du xviie siècle, eut en son temps une activité d’écriture polymorphe, alliant diverses pratiques scripturaires et différents ethos12. Elle publia ses premières pièces dans le journal le Mercure Galant. Son premier recueil, les Œuvres meslées, parut en 1695. Il était constitué de « nouvelles », poèmes et lettres ainsi que du récit de l’ascension de Madame Deshoulières au Parnasse. Par la suite, L’Héritier offrit au public six volumes différents, de 1702 à 1732 : une « Apothéose », des périodiques, des recueils de contes, une traduction d’Ovide, etc. En janvier 1696 fut publié de manière anonyme dans le Mercure Galant l’« Eloge des Dames ». Ce texte en vers, dont le narrateur introductif précise qu’il est écrit d’une main féminine, est adressé à une destinatrice anonyme, appelée « Celimene ». L’éloge fait le récit d’une conversation entre deux personnes, un « Ennemi des Dames » et un défenseur du sexe féminin et il se clôt en invitant Celimene à écrire à son tour. Quelques mois plus tard, en mai 1696, le Mercure Galant, à nouveau, publie une lettre de « Mademoiselle l’Héritier ». Le texte qui introduit la lettre attribue l’« Eloge des Dames » à l’autrice. La lettre est adressée à la « Marquise de C… » et permet à L’Héritier de préciser les circonstances d’écriture de l’éloge. Le lecteur apprend donc qu’un homme aurait déclaré, peu après avoir vu la représentation de la pièce de Thomas Corneille, Bradamante – représentée en novembre 1695 – que la tragédie était invraisemblable, en raison du caractère vaillant de deux femmes. L’Héritier rapporte les exclamations de l’entourage qui rejette les propos du misogyne et la pression du cercle qui attend sa participation :
& comme si j’estois obligée d’estre toûjours la Championne des belles qualitez des Dames, tout le monde tourna les yeux sur moy, & m’engagea à entrer dans cette dispute pour les deffendre13.
L’Héritier aurait donc été considérée – à l’en croire – comme « la Championne des belles qualitez des Dames ». Dans ce même texte, elle raconte à sa destinataire les différents arguments qu’elle a avancés face à cet homme pour faire reconnaître le caractère valeureux des femmes. C’est au terme de cette discussion échauffée qu’on lui aurait proposé d’écrire en vers pour la défense des femmes. De cette occasion serait né l’« Eloge des Dames14 », déjà paru quatre mois avant dans le Mercure Galant, sans mention de production.
Ainsi, l’autrice propose aux lecteurs du Mercure Galant deux textes, dont le second dresse la scénographie du premier. Mais, alors que l’éloge présente un cadre mondain, galant, la lettre qui suit s’insère dans un cadre médiéval : l’homme est nommé « Cavalier » et L’Héritier est « Championne des […] Dames ». Pour un seul fait, l’autrice propose deux cadres différents. Pourquoi, alors que l’altercation avec l’homme commentant la tragédie est le point de départ des deux textes, L’Héritier fait-elle un lien avec le Moyen Âge dans sa lettre ? Pour reprendre notre question initiale, où s’arrête la « sororité » – et de quelle sororité parle-t-on ? Nous chercherons donc à comprendre en quoi l’utilisation du motif transhistorique de la défense des dames par L’Héritier lui permet de mettre en œuvre un certain sens de la « sororité », mais également de faire sens vers d’autres enjeux. En effet, pour interroger la « sororité » dans les textes de L’Héritier, il convient de questionner la mise en scène du féminin écrivant, du féminin savant et du Moyen Âge, qu’elle mobilise dans ses écrits.
Dans une première partie nous interrogerons les scénographies mises en place par L’Héritier à l’aide du concept de « sororité ». Quelle forme prend cette « sororité », « communauté » que l’autrice tisse avec ses destinataires féminines, ou communauté constituée par les femmes qu’elle mentionne comme exemple de bravoure ? C’est en tout état de cause une « sororité » qui passe par l’écriture, par les textes. Mais que vaut alors une « sororité » de papier ? Nous aimerions faire l’hypothèse que L’Héritier propose dans ses textes une alliance féminine visant à pousser les femmes à écrire, et à trouver une place sur la scène littéraire ; mais il est aussi possible qu’elle cherche par ses écrits à établir une « communauté » de femmes fortes, à laquelle elle appartiendrait.
Notre deuxième partie portera sur les autres enjeux perceptibles dans les textes de L’Héritier, qui sont, pour certains, portés par la mise en œuvre même de la « sororité ». En effet, si L’Héritier se nomme « Championne », c’est bien pour défendre les femmes, mais cela lui permet aussi d’établir un lien avec le Moyen Âge, et de s’inscrire par là dans la Querelle des Anciens et des Modernes. Les idées présentées dans ses textes peuvent en effet être reliées à une volonté de se définir comme « Moderne » : féminisation de la littérature, accès à l’écriture et au savoir pour les femmes, et défense de leurs qualités morales.
Les scénographies féminines : de la « sororité » ?
On trouve chez L’Héritier certains aspects de la « sororité » telle que le concept apparaît dans les différents textes du recueil de Chloé Delaume avec des enjeux comme la défense des femmes face aux hommes, la création d’une « communauté » de femmes unies pour se faire entendre et pour faire reconnaître leurs qualités. En effet, la défense des femmes est un des sujets traités régulièrement par L’Héritier et elle plaide dans sa lettre et dans son éloge en faveur de leur « courage » et de leur « esprit15 ». Elle livre bataille contre l’idée selon laquelle les femmes ne devraient pas avoir « un brillant esprit, / Encor[sic] moins une ame intrepide16 » ou « qu’il n’y avoit point de Femmes qui ne fussent naturellement poltronnes, legeres, & pleines de foiblesses, & mesme qu’il falloit qu’elle fussent ainsi pour plaire17 ».
Dans l’éloge, la narratrice fait face à un « Certain Censeur mis en homme de Cour18 », appelé aussi « Ennemi des Dames19 », mais elle effectue ensuite une généralisation puisque le texte se clôt sur l’appel à Celimene de « détruire / L’injuste & jalouse fureur / Des fantasques Censeurs qui veulent en médire20 ». Ainsi, le combat individuel de la narratrice devient celui de Celimene, qui se bat contre plusieurs hommes. Le prénom Celimene est un nom de théâtre, présent chez Rotrou dans La Celimene (1636), et mis en avant par Le Misanthrope de Molière (1666). Dans cette dernière pièce, Celimene est un personnage de coquette. Ainsi, comme le personnage de théâtre brosse un portrait des coquettes, ces dernières sont appelées ici par le nom qui les moque à se faire entendre. Le but pourrait alors être de créer un « groupe » de femmes, afin qu’elles puissent se défendre.
Le caractère collectif de cette défense s’observe également dans la lettre, parue quelques mois plus tard. La narratrice y mentionne une « compagnie21 » qui prend l’apparence d’un public soudé : celle-ci « s’écria » comme d’une seule voix, et de la même manière, « tout le monde tourna les yeux » sur la narratrice. Enfin, ce public est invité à prendre la parole :
mais si quelques-uns de ceux qui nous écoutent, veulent entrer en lice, ils vous [l’homme à qui elle s’adresse] convaincront aisément qu’il est des occasions où le courage & la valeur même sont nécessaires aux Femmes22.
Ainsi, le débat est ouvert à tous et la discussion devient publique : chacun peut riposter face au cavalier. Enfin, le groupe permet aussi de justifier l’éloge ; c’est en effet le public qui demande à la narratrice de rédiger le texte en vers qui deviendra l’« Eloge des Dames » :
Comme les Dames qui étoient presentes à nôtre conversation sont extrêmement de mes amies, je ne pus resister aux prieres empressées qu’elles me firent de la mettre en Vers, mais je n’y consentis qu’à condition que ces Vers ne seroient vûs que de nôtre petite Société. On me le promit, mais on ne se fit point de scrupule de ne me pas tenir parole, ainsi que je vous l’ay déja dit23.
L’éloge est expliqué par la requête des « amies » de la narratrice, et le fait qu’il soit donné à lire dans le Mercure Galant trouve son origine dans la promesse rompue des « amies ». Même s’il paraît de manière anonyme en janvier, la lettre publiée en mai est précédée d’une explication qui l’attribue clairement à L’Héritier :
Je vous ay avertie dans une de mes dernieres Lettres, de quelques Vers que le Copiste avoit oubliez, en transcrivant l’Eloge des Dames de Mademoiselle l’Heritier. Cet Eloge a esté lû avec tant de plaisir par tout, & il a fait tant d’honneur à toutes celles de vostre Sexe, que je ne puis m’empêcher de vous faire part de ce qui a esté écrit sur ce sujet depuis qu’il est devenu public. Je commence par une Lettre de la même Mademoiselle l’Heritier, dont l’heureux genie paroist en tout ce qui porte son nom24.
L’« Eloge des Dames » et la lettre sont présentés comme des textes de L’Héritier : le lecteur est invité à voir en la narratrice de la lettre L’Héritier elle-même. Elle serait la « Championne des belles qualitez des Dames », en premier lieu par la discussion qu’elle a eu avec l’homme, mais aussi dans l’éloge et dans la lettre, où elle rapporte cette conversation.
La narratrice invite donc Celimene – dans l’éloge – et les témoins de la scène – dans la lettre –, mais aussi les lecteurs du Mercure Galant à rendre publics leurs arguments contre l’homme qui ne croit pas au courage des femmes. La dispute pourrait être un « prétexte » à la création, comme les conversations orales des salons permettent les textes et l’écriture serait une écriture en groupe. Mais ce groupe est surtout féminin : les deux textes de L’Héritier sont adressés à des femmes, « Madame *** » et « Celimene » dans l’éloge, la « Marquise de C… » dans la lettre. Pour quelles raisons L’Héritier ne sollicite-t-elle que des destinataires féminines ? Nous pourrions supposer que c’est parce qu’elles sont le plus à même de se défendre ou de prouver leurs qualités morales, étant directement concernées par la conversation.
Mais de la même manière que la narratrice de la lettre présente son éloge des dames comme une réalisation effectuée à la demande de ses amies, les lectrices des écrits de L’Héritier sont priées de prendre la plume, elles aussi. En précisant écrire parce que ses amies le lui ont demandé, L’Héritier affecte la modestie nécessaire à l’écriture pour les femmes nobles. Elle présente à ses lectrices la même situation en leur proposant, à elles aussi, d’écrire. Ces dernières peuvent s’identifier aux destinataires anonymes de l’éloge et même à la Marquise de C. Celle-ci prend l’apparence d’une amie de l’autrice, déjà rompue à l’exercice et à la réflexion sur la question du courage des femmes. Ainsi nous expliquons la connivence affichée entre la narratrice et la destinataire quand il est fait mention des « mille raisons » données au cavalier pour expliquer que les femmes sont aussi courageuses que les hommes, mais que L’Héritier ne « redi[t] point parce qu’elles sont trop faciles à imaginer25 ». Ces raisons sont le sujet même de l’exercice auquel sont invitées les lectrices :
Venez à mon secours, aimable Celimene,
Vous qui dans les beaux Arts fistes tant de progrés
Vous qui de vostre Sexe aimez les interests,
D’un de vos Ennemis rendez l’attaque vaine,
Et pour luy mieux lancer des traits
Allez boire dans l’Hipocrene26.
La scénographie développée dans la lettre présente une dispute entre une femme et un homme mais cet homme ne serait qu’un exemple des « Ennemis » des femmes, auxquels les femmes qui « de [leur] Sexe aime[nt] les interests » se doivent de répondre. Ainsi, il ne s’agit pas ici d’une communauté réelle de femmes, mais davantage d’une communauté virtuelle, qui prend forme sur le papier, et se déploie dans les textes pour leur propre défense. Les femmes seraient alors « sœurs » parce qu’autrices et lectrices les unes des autres, avec bienveillance :
Il ne faut pas que son air vous impose27, […]
Vous sçaurez le rendre interdit,
Dés que vous écrirez, soit en Vers, soit en Prose,
Vous pensez toujours finement ;
Et puis que vous avez un tour plein d’agrémens,
C’est icy qu’il doit se produire,
Vostre bon goust, vostre bon cœur,
Tout vous doit engager d’écrire ;
Vous aimez vostre Sexe, & luy faites honneur,
Car la raison sçait toujours vous conduire.
Vostre Sexe à son tour vous aime avec ardeur28.
C’est donc une communauté créée autour des femmes, en tant que groupe du « Sexe » féminin et visant à sa défense par l’écrit. Les autrices et les lectrices paraissent se soutenir mutuellement, dans et par leurs écrits. Il nous semble que nous pouvons faire un lien avec les clubs de lecture féminins, espaces privilégiés des femmes qui leur permettent de s’affirmer, par les encouragements et par le respect des autres membres29.
En tous les cas, L’Héritier dresse dans ses textes une communauté principalement féminine, par l’écriture et par la lecture ; en donnant à ses lectrices l’occasion de se défendre, d’écrire et éventuellement de publier dans le Mercure Galant, avec son propre exemple. Il y aurait ainsi une « sororité » par l’acte d’écrire, de publier, au-delà de la riposte aux hommes qui tenteraient de les en décourager – en remettant en cause leur courage et leur vaillance notamment. Nous nous demandons cependant si la défense des femmes est réellement au cœur des préoccupations des autrices, ou s’il s’agit davantage d’un prétexte à l’écriture et d’un moyen de se rassembler, de s’allier pour la création, pour la publication. Dans les derniers paragraphes de la lettre, L’Héritier se démarque volontairement d’autres femmes, pour mettre en avant son courage :
quand il tonne je ne me cache pas sous le rideau d’un lit comme Madame D…. & qu’au contraire on me voit aussi tranquille que lors qu’il fait beau temps, parce que quand je suis dans un carosse attelé de chevaux fougueux, loin de faire des cris aussi hauts que Mademoiselle P…. je n’ay nulle frayeur30
Ainsi, il s’agit bien dans les textes de L’Héritier de défendre le courage et la vaillance des femmes, mais de manière exclusive : seules quelques-unes possèdent ces qualités, et elle en fait partie. Il nous semble que nous nous éloignons de la « sororité » telle qu’elle est pensée de nos jours. Il s’agirait alors d’une « sororité » exclusive, et dont on peut questionner les enjeux pour l’autrice. En effet, la mise en œuvre d’une « sororité » paraît surtout permettre à L’Héritier d’agir au centre d’un groupe, de réunir autour d’elle des femmes dans une cause commune – la défense de l’honneur de leur sexe – et dans l’écriture, tout en dressant un portrait valeureux d’elle-même. Finalement, la « sororité » que nous remarquons dans les textes de L’Héritier servirait aussi comme moyen de publication, pour soi et pour les autres femmes.
Cette « sororité » est rendue perceptible notamment par l’utilisation du terme « championne », qui inscrit la narratrice dans le topos de la querelle des femmes. Cependant, le terme « championne », par le lien qu’il tisse avec le Moyen Âge met en lumière d’autres enjeux. Nous faisons l’hypothèse que si L’Héritier propose un cadre médiéval dans la lettre publiée en mai – qui n’est pas du tout présent dans l’éloge de janvier – c’est pour s’inscrire dans la Querelle des Anciens et des Modernes, en faveur des Modernes.
La défense des dames ou l’inscription dans la Querelle des Anciens et des Modernes
L’Héritier avance dans son éloge, mais surtout dans sa lettre des arguments en faveur des Modernes. Elle établit un lien avec le Moyen Âge, illustre les capacités d’écriture des femmes – elle en est un exemple –, et mentionne des femmes valeureuses du siècle, comme Phillis de La Charce.
Le lien avec le Moyen Âge apparaît de manière claire dans la lettre, par l’utilisation de l’expression « Championne des […] Dames », tandis que le texte en vers de l’éloge s’inscrit dans un cadre mondain, contemporain de l’autrice – l’homme à qui elle répond est un « Certain Censeur mis en homme de Cour31 », « prétendu Sçavant32 ». L’imaginaire médiéval est couramment évoqué par certains auteurs du xviie siècle33, ainsi n’est-il pas si surprenant que L’Héritier y fasse référence dans sa lettre. Cependant, on peut s’interroger : un récit qui prend place dans la « querelle des femmes » doit-il forcément faire signe vers un cadre médiéval ? Et le personnage « champion » doit-il se revendiquer comme tel ? Se demandant « La “Querelle des femmes” est-elle une querelle ?34 », Marie-Frédérique Pellegrin revient sur la notion de « Querelle des femmes » comme outil de classement des textes, « forgée par l’historiographie, au tournant du xixe et xxe siècles35 ». Ainsi, cette expression classe les textes de manière rétrospective et les uniformise. C’est également ce que nous pensons pour les textes dont les personnages sont qualifiés par la critique de « champions des dames » : « le Triomphe des Dames », « le Triomphe du sexe », « le Champion des femmes », « Apothéose du sexe », « Apologie du beau sexe », « De la supériorité des femmes », « Défense des femmes », etc36.
Ces textes sont assemblés par rapport au topos de la défense des dames mais il est clair que chacun d’eux est différent. Les narrateurs ne se revendiquent pas tous « champions des dames ». Par exemple si l’on prend les deux textes cités par Marc Angenot comme appartenant à la catégorie des « champions des dames » parus à la même période que les textes de L’Héritier, ces derniers sont bien différents. L’Apologie des femmes de Perrault (1694) se présente comme « une piece de Poësie qui défend ce que la Satyre attaque, pour donner au Public la satisfaction de voir sur cette matiere & le pour & le contre37 ». Il y a un lien explicite avec la « Satire contre les femmes et le Mariage » de Boileau (1694) : ainsi le texte de Perrault s’inscrit-il dans une actualité très proche de l’auteur, et loin de tout cadre médiéval. L’expression « champion des dames » n’est pas utilisée. De la même manière, Les avantages du sexe ou Le triomphe des femmes de Noël (1698) se veut présenter la supériorité de la femme, « maîtresse légitime », sur l’homme, « l’esclave devenu maître » ; mais le texte ne fait aucun lien avec l’expression « champion des dames » ou avec une situation médiévale. Cela dit, dans l’exemplaire numérisé de la BnF, un ajout manuscrit à la dernière page présente une liste d’extraits du Champion des femmes (1618). Ainsi, la défense des femmes ne passe pas obligatoirement par le cadre médiéval ou le terme « champion » : Noël en reprend surtout des arguments.
L’Héritier inscrit pourtant sa lettre dans un cadre médiéval : c’est un « Cavalier » qui « attaque » les femmes, notamment avec « de fantastiques preuves, toutes hérissées de Grec & de Latin » – on reviendra sur l’utilisation de l’hypallage qui permet de ne pas prendre trop au sérieux cet érudit prêt à dégainer son savoir – mais qui se retrouve « bien vaincu », « ne se batt[ant] plus qu’en retraite » et enfin « mis hors de combat38 ». Après la bravoure de la narratrice, d’autres personnes sont invitées à « entrer en lice39 » pour continuer la lutte. L’insistance sur le combat des champions pour l’honneur féminin rappelle donc les valeurs galantes du Moyen Âge, remises au goût du jour au xviie. Cela permet aussi d’affirmer que les valeurs de la société de l’autrice ne sont pas toutes issues de l’Antiquité comme le clament les Anciens, et que cette période n’est pas forcément un modèle à atteindre. De même, le Moyen Âge est utilisé par Perrault dans son Parallèle (1688-1697). L’auteur a l’ambition de faire une histoire des avancées matérielles de l’Antiquité jusqu’au xviie siècle, pour prouver la supériorité de ce siècle sur l’Antiquité. Ainsi le Moyen Âge est donné à voir comme une étape importante dans l'évolution des sciences40.
Un autre aspect de la Querelle concerne la place des femmes dans la société, leur accès à l’écriture, voire à la publication. Il nous semble ici que L’Héritier souligne ce point dans sa lettre. Elle présente un savoir historique, mettant en scène l’origine du terme « champion », connue au xviie siècle. À propos du « topos du manuscrit médiéval retrouvé41 », Sébastien Douchet établit que L’Héritier s’est servie de la copie d’un manuscrit par Hubert Gallaup de Chasteuil (1626-1679) pour son recueil La Tour ténébreuse (1705). Hubert Gallaup a aussi mis en recueil un manuscrit, Le Chevalier des dames de Dolent Fortuné, défense des femmes au moment de la querelle du Roman de la Rose. Ainsi L’Héritier aurait pu avoir connaissance de ce manuscrit médiéval et s’en inspirer directement pour se mettre en scène en tant que « Championne ». Furetière dans son Dictionnaire universel (1690) définit ainsi « champion » :
Homme de guerre, brave & genereux, qui soustient une querelle, un party par les voyes d’honneur contre ceux qui l'attaquent. Les injures faites à l’honneur des Dames se vangeoient autrefois par le combat de deux champions. Ce Prince avoit plusieurs braves champions dans son armée42.
La définition indique le caractère vieilli du duel pour l’honneur féminin. Ainsi, L’Héritier reprend une idée du passé pour la moderniser, notamment en la féminisant – l’entrée « championne » ne figure pas dans le dictionnaire – et l’utiliser. Marine Roussillon met en lumière un exemple analogue dans sa thèse. Elle propose l’étude du proverbe mentionné par la narratrice dans « Les Enchantements de l’éloquence43 » : « beau parler n’écorche point langue » présenté par L’Héritier comme le « vieux proverbe » devient « Doux et courtois langage / Vaut mieux que riche héritage ». Marine Roussillon voit ici la volonté de L’Héritier de faire un lien avec le Moyen Âge mais tout en modernisant le proverbe afin de l’adapter à son époque. Il pourrait s’agir du même procédé quand L’Héritier se déclare « Championne des […] Dames » : elle établit un lien avec le topos de la défense des dames, mettant en avant son cadre médiéval mais qu’elle adapte à son époque en le féminisant – « champion » devient « championne ». Féminiser ainsi le terme peut laisser entendre que les femmes n’ont plus besoin d’être représentées par un « champion » et qu’elles peuvent être elles-mêmes « championnes », c’est-à-dire assurer leur défense, ce à quoi l’autrice inviterait ses lectrices. En effet, elles en sont capables : elle-même réussit à vaincre le cavalier.
Ces deux textes sont une démonstration de la puissance de L’Héritier-narratrice, et une moquerie des Anciens par la même occasion. Dans l’« Eloge des Dames », la narratrice paraît connaître l’homme avec qui elle a dialogué mais ne met pas le lecteur dans la confidence. Nous supposons qu’il s’agit de Boileau, qui a publié deux ans auparavant la « Satire X », aussi appelée « Satire contre les femmes ». Membre de l’Académie française, ce dernier a publié des Satires (1666) et son Art poétique (1674). Boileau, chef de file des Anciens, prône un savoir-faire antique inégalé. De la même manière que Jean Mainil voit une réponse de L’Héritier au satiriste dans les Œuvres meslées44, nous pensons qu’elle lui répond dans son « Eloge des Dames ». Cette réponse prend la forme de la raillerie. Le savoir du « chevalier » est moqué, présenté comme le fruit d’un malencontreux mélange. Cela est rappelé dans la lettre publiée quatre mois plus tard : les armes de l’assaillant sont « hérissées de Grec & de Latin45 », il s’exprime avec « une foule de passages Latins46 » et « un assemblage bizarre des badines fictions des Poëtes, & des Livres dont on ne doit parler qu’avec le plus profond respect47 ». Rappeler la valeur de ces « Livres » permet d’illustrer le manque de goût du « Censeur », qui associe dans son discours les passages en latin, les fictions des poètes et des « Livres » reconnus. Cet « assemblage bizarre » sans faire de distinction peut être réalisé parce que le « savant » ne connaît pas la valeur prêtée aux « Livres ». C’est donc un jugement sur l’éloquence, la rhétorique du « censeur » mais aussi sur ses valeurs. En tout état de cause, l’homme affronté a l’air d’un pédant et la querelle permet à L’Héritier de distinguer le bon savoir du mauvais – celui de l’homme ici, mélange indigeste de connaissances48.
On note aussi qu’elle se présente comme « Championne des belles qualitez des Dames » et non pas championne des dames. Les « qualitez » en question sont le « courage » et la « fermeté49 ». Ces adjectifs permettent de mettre en lumière les comportements héroïques des femmes des générations antérieures comme les Frondeuses, communément appelées « Amazones », souvent louées dans les contes50. Mais dans le cas présent, L’Héritier illustre son propos en citant clairement l’exemple de Phillis de La Charce (1645-1703) dans l’éloge puis dans la lettre. La Charce est reconnue pour ses mérites de combattante lors de l’invasion du Dauphiné par le Duc de Savoie, en 1692. Dans l’éloge, il apparaît clairement que La Charce rivalise avec les modèles antiques de bravoure féminine :
Telle fut près de Gap l’affaire glorieuse,
Où la Charce animant le courage François,
Sceut par une prudence heureuse
Renverser les desseins des fougueux Piémontois.
On vit cette illustre Guerriere
Les punir par ses coups de leur témerité.
Comme elle a de Pallas la mine noble & fiere,
Elle a son courage indompté
Enfin elle est aussi vaillante,
Aussi pleine de fermeté,
Que le furent jadis Marphise & Bradamante51.
Pallas pourrait être le deuxième nom d’Athena, et nommer La Charce Pallas rappelle son courage et sa bravoure. Comparer son caractère vaillant et ferme à ceux de Marphise et Bradamante permet deux choses. D’une part, le nom Bradamante est mentionné dans la lettre qui paraît quatre mois après, c’est la tragédie de Corneille dont l’homme remet en cause la vraisemblance. Ainsi, bien que la lettre ne soit pas encore parue au moment de l’éloge, le lien peut être établi entre la pièce de Corneille et l’éloge, puisque Bradamante est jouée en novembre 1695 et l’éloge est publié en janvier 1696. Ensuite, Marphise et Bradamante sont mentionnées dans le Roland furieux de l’Arioste (1532) pour s’être battues contre des chevaliers puissants et apparaissent toutes deux dans Les Femmes illustres ou les harangues de Scudéry (1644). De cette manière, La Charce égalise les héroïnes littéraires et antiques : la femme du xviie vaut autant que les héroïnes mythiques.
Au cours de cette étude, nous avons tenté de questionner les textes de L’Héritier avec le concept de « sororité » et nous pouvons avancer que s’il y a « sororité » dans ces textes, elle tient à la façon dont l’autrice enjoint ses lectrices à écrire, à se défendre elles-mêmes, et nous faisons l’hypothèse qu’elle créée ainsi une « communauté » d’autrices et de lectrices, dans ses textes. Cela dit, elle semble également se placer dans un ensemble de femmes fortes, appartenant à l’Antiquité et à son époque, comme Phillis de La Charce. Ainsi, elle propose aux femmes d’écrire pour défendre la force de leur caractère, mais cela lui permet aussi de dresser un portrait valeureux d’elle-même. En tous les cas, il nous semble que la mise en œuvre de la « sororité » chez L’Héritier consonne avec les propos de Chloé Delaume : « La sororité est un outil. Un outil de puissance, une force de ralliement, la possibilité de renverser le pouvoir encore aux mains des hommes. S’allier en un regard, faire bloc, contrer en nombre52. » Ce que fait apparaître le cas de Marie-Jeanne L’Héritier de Villandon, c’est que ce que l’on pourrait qualifier de « politique de la sororité » dans le passé relevait d’une stratégie auctoriale à un moment où les femmes devaient « apparaître en groupe » pour être reconnues comme autrices53 ou bien pour que leurs qualités morales fussent reconnues. On peut tout de même nuancer ce propos en précisant que si L’Héritier apparaît comme une femme forte dans sa lettre, c’est au détriment d’autres femmes, jugées peureuses : elle semble alors s’éloigner de la « sororité » comme union des femmes, comme bienveillance. C’est peut-être ici la limite de notre recherche : L’Héritier pourrait faire « sororité » à travers son appel à l’écriture, en créant une communauté d’autrices mais aussi en tant que femme forte défendant d’autres femmes puissantes, ainsi « sœur » de ces femmes puissantes.
Cette recherche de la « sororité » dans les textes de L’Héritier ne doit pas nous aveugler sur l’existence d’autres enjeux portés par ces textes, qui sont rendus visibles par notre enquête. En effet, montrer la féminisation de l’écriture, inviter les femmes à écrire – pour se défendre chez L’Héritier, mais aussi parce qu’on se félicite de leur bon goût – et reconnaître leur valeur, leur courage, sont également des enjeux portés par les Modernes. De la même manière que L’Héritier et les auteurs du xviie siècle se tournent vers le passé – l’Antiquité pour les « Anciens », le Moyen Âge pour les « Modernes » – on peut se demander pour quelle(s) raison(s) nous cherchons à utiliser les textes du passé pour développer nos objets d’études actuels. Interroger les textes du passé sur des notions telles que le « féminisme » ou la « sororité » permet-il de poser la transhistoricité de telles notions ? Est-ce une façon d’en renforcer la légitimité ? Notre enquête nous conduit à penser les conditions d’utilisation des notions dans une approche constamment historiciste des textes. Nous établissons enfin que la « sororité » représentée par L’Héritier est surtout l’occasion de prendre la parole à travers le topos de la défense des dames, de faire entendre sa voix dans la Querelle des Anciens et des Modernes, de féminiser le terme « championne », d’appeler les autres femmes à écrire et de se présenter comme faisant partie des « femmes vaillantes ». Au-delà de la représentation de L’Héritier comme femme forte, il nous semble que tous les autres enjeux pointés ci-dessus sont aussi portés par sa position de Moderne.