Au commencement, s’il n’y a jamais eu un commencement, toutes les amantes s’appelaient des amazones. Et vivant ensemble, s’aimant, se célébrant, jouant, dans ce temps où le travail était encore un jeu, les amantes dans le jardin terrestre se sont appelées des amazones pendant tout l’âge d’or.
Monique Wittig et Sande Zeig, Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Paris, Grasset, 1976, p. 24.
Dans l’histoire originelle de l’humanité que Monique Wittig et Sande Zeig imaginent dans Brouillon pour un dictionnaire des amantes, les Amazones, guerrières dévouées à la déesse Artémis, constituent la première communauté sororale1. Toutefois, dans la plupart des versions qui nous sont parvenues de ce mythe, bien différentes de celle proposée par les deux autrices2, cette sororité primordiale est anéantie après la victoire de figures masculines sur ce peuple de femmes3. Il faut alors se tourner du côté des tragédies antiques, composées à Athènes au ve siècle avant notre ère, pour (re)trouver des groupes de femmes solidaires dans le deuil et la détresse, comme dans Les Phéniciennes, Les Suppliantes et Les Troyennes d’Euripide, ou bien des figures sororales unies par les liens du sang, comme dans Antigone et Électre de Sophocle. Dans ces deux dernières pièces, la deuxième sœur – Ismène et Chrysothémis –, la « sœur de4 » celle qui donne son nom à la tragédie, a cependant pu apparaître comme simple faire-valoir, destiné à rehausser la grandeur tragique de l’héroïne5. Les deux sœurs sont alors montrées avant tout dans leurs oppositions. Leur relation est également toujours envisagée par rapport au personnage du frère, Polynice ou Oreste. Il n’y a donc pas un duo mais bien un trio dominé par le personnage masculin qui, même absent, occupe toutes les pensées des personnages féminins. Dans Électre, le frère en vient à imposer son point de vue sur ses sœurs, ce qui fait dire à Marie Saint Martin que, « même lorsque les dramaturges font effort pour aller vers Électre, même lorsqu’ils en font le personnage principal de la pièce, ce personnage demeure pris sous un regard foncièrement masculin6 ».
La « révision » féministe des mythes antiques (Revisionist Mythmaking) qui, depuis les années 19707, permet de sortir de ce regard masculin pour proposer une autre vision des personnages féminins et de leur histoire redonne une place à cette sororité qui semblait anéantie par la défaite des Amazones. Les réécritures féministes des œuvres antiques cherchent à libérer les figures féminines des figures masculines auxquelles elles ont longtemps été associées. Cette nouvelle perspective permet de réintroduire des figures de sœurs oubliées, d’en penser de nouvelles, afin de proposer d’autres interprétations aux mythes antiques. L’Allemande Christa Wolf fait figure de pionnière en introduisant, dans Kassandra (1983) et Medea. Stimmen (1996), une polyphonie propre à faire entendre d’autres voix que celle de la protagoniste, afin de tisser des sororités dans le texte8. Ce dispositif est repris par l’autrice britannique Natalie Haynes, qui a fait de la réécriture féministe des mythes grecs sa spécialité9. Dans A Thousand Ships10 (2019) et Stone Blind11 (2022), elle adopte le point de vue de figures féminines issues de la mythologie, ce qui la conduit à sélectionner et à réorganiser les éléments offerts par les diverses sources, épiques et tragiques, pour (re)composer une communauté sororale. En contrepoint de ces deux romans très récents, je propose d’étudier celui de l’autrice et psychanalyste belge Lucie-Anne Skittecate, Crie, Jocaste, crie12 (2004), qui a pour particularité de traiter du seul personnage féminin de l’Œdipe Roi13, l’épouse-mère d’Œdipe, qui n’est associée à aucune figure sœur. Jocaste devient pourtant, au fil des vingt chapitres qui composent l’ouvrage, une figure emblématique, représentante de toutes les femmes victimes du patriarcat représentante de toutes les femmes victimes du patriarcat14. Dans ces trois réappropriations romanesques des œuvres antiques, les voix des figures féminines donnent à entendre la puissance d’une sororité qui s’étend au-delà des cercles familiaux, qui transcende les frontières temporelles mais aussi celles entre la fiction et le réel, pour penser l’union des femmes autour d’une expérience commune. Longtemps occultée ou impensée, la sororité devient ainsi une donnée constitutive des réélaborations féministes des mythes antiques. Ce constat impose, dans le même temps, de prendre acte de la manière dont la sororité reconfigure ces mythes pour en faire des mythes féministes15.
(Ré)introduire la sororité dans les mythes antiques
La « révision » féministe consiste, selon Adrienne Rich, à « regarder en arrière, [à] voir avec des yeux neufs, [à] entrer dans un texte ancien avec une nouvelle perspective critique16 ». Ce changement de point de vue permet de raconter, non plus l’histoire du personnage masculin et de ses exploits (« his-story »), mais celle de la figure féminine (« her-story »), souvent envisagée dans sa position secondaire, comme c’est le cas de Jocaste par rapport à son époux/fils Œdipe17, ou comme objet de la quête héroïque, à l’instar de Méduse dont Persée brandit la tête comme trophée. Dire l’histoire de figures féminines oubliées est également tout l’enjeu de A Thousand Ships, un enjeu exprimé par la muse Calliope, qui se fait dans le roman double de l’autrice : « A woman who lost so much so young deserves something, even if it’s juste to have her story told. Doesn’t she18? ». Ce faisant, ce sont aussi des sororités oubliées que ces autrices de la « révision féministe » des mythes exhument. En donnant à Méduse et à Jocaste un passé, dans lequel Persée et Œdipe n’existent pas encore, elles introduisent des figures de sœurs, jouant un rôle décisif dans la destinée des personnages féminins dont elles suivent la perspective. La sororité passe aussi par le tressage de toutes ces voix et par la polyphonie romanesque qui laisse entendre, au-delà des frontières et séparations, une communauté de destins.
Donner leur place aux sœurs de sang dans Stone Blind
Si les Gorgones sont, dès l’épopée archaïque, au nombre de trois, seul le nom de Méduse est passé à la postérité à travers les nombreux récits et représentations iconographiques rappelant l’exploit de Persée19. Dans son ekphrasis du bouclier d’Héraklès, Hésiode décrit la fureur des Gorgones poursuivant le fils de Danaé, qui tient sur son dos la tête de Méduse20. Dans Stone Blinds, Natalie Haynes leur confère un tout autre rôle, pensé indépendamment de cet épisode. Sthéno et Euryale, les sœurs de Méduse, ne sont plus seulement des noms, ceux donnés par Hésiode dans la Théogonie21, mais deviennent des personnages à part entière, les composantes essentielles d’une sororité familiale qui jusqu’alors n’avait pas fait l’objet d’écrits littéraires.
Dans Stone Blind, Euryale et Stheno apparaissent ensemble, sauvages, et chassant sur les côtes libyennes. Cette image n’est pas sans évoquer celle des Amazones, que Monique Wittig et Sande Zeig convoquent d’ailleurs dans Brouillon pour un dictionnaire des amantes pour définir les Gorgones22. Comme pour insister sur les liens sororaux, l’autrice rappelle également, dès le début du roman, que les Gorgones sont sœurs des Grées, divinités marines qui se partagent un seul œil. Euryale et Stheno découvrent la toute jeune Méduse sur le rivage, et, comprenant qu’elle est aussi la fille de leur père Phorkys et de leur mère Céto, décident de l’élever, en dépit du fait que cette « créature » soit, contrairement à elles, une mortelle23. Le roman montre ainsi la métamorphose de ces figures divines en sœurs et mères : « As Medusa would not stop changing, her sisters had to change too24 ». Euryale, qui ignorait encore tout des émotions liées à la peur, du fait de son statut d’immortelle, interprète ce bouleversement en elle comme le signe de l’amour qu’elle ressent pour sa petite sœur25. Les deux gorgones s’occupent de l’enfant, en prenant exemple sur les humaines26, et tentent de la protéger du monde extérieur. Pour libérer Méduse de l’angoisse de la mer et du dieu qui l’habite, après le viol de Poséidon dont elle a été victime dans le temple d’Athéna, Euryale crée un imposant promontoire, inaccessible aux forces de l’océan : « there […] you never need to be afraid of him again27. » La sororité fait advenir un espace utopique, coupé du monde extérieur et de ses violences. Après la décapitation de Méduse, les serpents qui sifflent sur sa tête prolongent les actions entreprises par les sœurs et accompagnent la Gorgone dans sa deuxième vie28. La sororité, qui jalonne le roman, apparaît ainsi comme essentielle dans la réélaboration du mythe de Méduse par Natalie Haynes.
Tisser des sororités dans Crie, Jocaste, crie
Dans la plupart des scénarios transmis depuis l’Antiquité traitant du mythe thébain, Jocaste n’a pas de sœur, seulement un frère, Créon. La réécriture de l’Œdipe Roi par Louis-Léon-Félicité de Lauraguais, Jocaste (1781), fait figure d’exception en donnant au personnage deux sœurs : Iphise et Naxos qui, loin d’être « de plates confidentes29 », apparaissent comme les projections des deux attitudes contrastées de la protagoniste et jouent un rôle actif dans la résolution de l’intrigue30. Ce faisant, Lauraguais met en scène une unité sororale et féminine inédite, absente des pièces antérieures et des textes sources.
Dans sa réécriture contemporaine du mythe antique, Lucie-Anne Skittecate, se voulant plus proche de la tragédie de Sophocle qu’elle réélabore elle aussi, ne donne pas de sœur à Jocaste. Elle tente cependant de penser autrement le lien sororal. C’est au sein même de la société patriarcale que l’autrice laisse entrevoir la possibilité d’une « communauté de femmes31 » dans le gynécée. Les femmes ne sortent que rarement de cet appartement qui leur est réservé pour élever leurs enfants, ainsi que le déplore Jocaste32, elle qui, enfant, rêvait de participer aux parties de chasse et de parcourir les grands espaces sur le dos de sa jument, telle, là encore, une Amazone. La place qui lui est cependant attribuée, en tant que femme et princesse, est de rester au gynécée pour jouer avec les filles des nobles familles et apprendre « son rôle d’épouse33 ». Cet espace, qui traduit spatialement la domination patriarcale, est aussi montré dans le roman comme un lieu d’échanges et de partages. Ce sont les femmes du gynécée qui apprennent à Jocaste à jouer de la musique, à lire et à écrire. La reine s’efforce ensuite de transmettre aux autres femmes et aux enfants les connaissances qu’elle a ainsi acquises34, une manière de pérenniser ces savoirs et d’élargir la communauté déjà constituée. Elle devient également amie avec Daphné et Isis, des personnages inventés par l’autrice. Leurs noms, évoquant, pour l’une, la nymphe des bois dévouée à Artémis, pour l’autre, la déesse magicienne, protectrice des mères et des enfants, issue du Panthéon égyptien, renvoient au mythe d’un matriarcat originel, tel qu’il s’est élaboré dans Das Mutterrecht (1861) de Johann Jakob Bachofen35. Ce mythe a été repris et réinterprété par des anthropologues et autrices féministes à partir des années 1970-1980 pour remettre en cause l’oppression que les femmes subissent, en rendant concevable une société non dominée par les hommes36. Comme les Amazones, Artémis et Isis seraient les représentantes de ce premier stade de l’humanité où régnaient les femmes avant l’instauration du patriarcat et le règne du dieu Apollon. Aussi contestable que soit cette théorie, l’imaginaire qu’elle fait naître permet de penser une communauté féminine primordiale qui nourrit la réécriture de Lucie-Anne Skittecate. Daphné et Isis apparaissent comme les confidentes de Jocaste et comme ses principaux soutiens lorsqu’elle tombe enceinte puis lorsqu’elle se trouve injustement privée de son enfant, exposé sur le mont Cithéron pour empêcher que ne s’accomplisse un jour un parricide. Après la mort du roi, Jocaste sort de l’espace clos du gynécée avec ses servantes et amies, pour rechercher des plantes médicinales et mener des projets d’assainissement dans la cité37. S’il est difficile pour le personnage de subvertir l’espace du gynécée et de libérer les femmes des carcans imposés par la société patriarcale, le roman donne cependant à voir et à entendre des femmes unies, s’appropriant ensemble ce lieu pour en faire un espace de parole et de transmission.
La romancière est également la seule à imaginer des relations saphiques entre Jocaste et d’autres figures féminines, son amie Daphné38 ou encore la sorcière Artémis39, autre personnage ajouté par l’autrice, autre figure sororale dont le nom évoque la déesse chasseresse, vénérée des Amazones et de Jocaste dans le roman, et renvoie à un imaginaire matriarcal. C’est en allant retrouver cette femme vivant en marge de la cité thébaine que la reine retrouve le sentiment de liberté dont elle s’enivrait petite. Pour lire l’avenir de la reine, la magicienne doit « questionner la substance la plus intime », « la liqueur de la femme40 ». Jocaste connaît alors le plaisir et la jouissance sexuelle entre les mains de cette femme à travers une symbiose non seulement physique, mais aussi spirituelle. En effet, Jocaste confie à Artémis ses doutes au sujet de l’identité d’Œdipe et apprend auprès d’elle la vérité de l’inceste. Les deux femmes se trouvent alors unies par ce terrible secret.
Lucie-Anne Skittecate tisse ainsi des sororités absentes de la tragédie Œdipe Roi dont elle s’inspire pour sortir Jocaste de sa solitude et de l’isolement qui la frappe après ses deux mariages mais aussi après la révélation de l’identité d’Œdipe. Au sein de cette société patriarcale qui l’annihile, le personnage peut trouver une nouvelle forme d’existence, en tant que femme-sujet et non plus seulement comme femme-objet, grâce à la communauté féminine et sororale imaginée par l’autrice.
Dire « leurs histoires à toutes41 » : la polyphonie pour constituer une communauté sororale dans A Thousand Ships
Le dialogue entre Jocaste et Artémis met aussi en évidence l’expérience partagée de ces deux femmes, qui subissent la violence des hommes. La magicienne raconte la façon dont Œdipe, lors de la guerre qu’il menait contre les tribus barbares auxquelles elle appartenait, a assassiné son compagnon et son bébé, avant de la violer. Il n’est sans doute pas anodin non plus que l’amante de Jocaste, Daphné, porte le nom de la nymphe contrainte de se métamorphoser en laurier pour échapper au viol d’Apollon. Après la révélation de la vérité de l’inceste, la protagoniste se suicide, non par culpabilité, mais pour empêcher son propre fils de perpétrer un matricide. Devenue le bouc émissaire, la représentante vivante de la souillure, Jocaste doit définitivement être expulsée de la cité. En se donnant la mort, elle crie pour dénoncer ce destin injuste qui lui a été assigné par les hommes de sa famille et de son royaume42. Lucie-Anne Skittecate crée ainsi des rapprochements entre toutes ces figures féminines, « éternelles victimes43 » de la domination masculine et du patriarcat.
Le dispositif polyphonique, adopté par le roman A Thousand Ships, permet de réunir les femmes victimes de la guerre de Troie au sein d’une même communauté, celle constituée par le tressage des différentes voix au sein de l’objet-livre. Natalie Haynes donne à entendre son projet poétique à travers la voix de Calliope, la muse inspiratrice des aèdes, qui refuse de chanter une nouvelle fois les armées et les hommes, préférant sortir de l’ombre les femmes oubliées de ces récits :
Sing, Muse, he said, and I have sung.
I have sung of armies and I have sung of men.
I have sung of gods and monsters I have sung of stories and lies.
[…]
And I have sung of the women, the women in the shadows. I have sung of the forgotten, the ignored, the untold. I have picked up the old stories and I have shaken them until the hidden women appear in plain sight. I have celebrated them in song because they have waited long enough. Just as I promised him; this was never the story of one woman, or two. It was the story of all of them. A war does not ignore half the people whose lives it touches. So why do we44?
Dire « leur histoire à toutes » (« the story of all of them ») implique pour Natalie Haynes de puiser à différentes sources : l’Iliade, mais aussi le chant II de l’Énéide de Virgile pour raconter la mort de Créuse, l’épouse d’Énée, fuyant la ville de Troie en feu (chap. 2), l’Odyssée d’Homère et la première lettre des Héroïdes d’Ovide pour écrire l’inquiétude de Pénélope, qui se transforme en colère à mesure que les années passent sans que le vaisseau d’Ulysse n’apparaisse à l’horizon45. L’autrice reprend également l’Agamemnon d’Eschyle dans sa réécriture de la mort de Cassandre et d’Agamemnon par Clytemnestre (chap. 36 et 39), et s’inspire des tragédies d’Euripide, comme Hécube, Andromaque et Les Troyennes, qui évoquent le sort des dernières survivantes d’Ilion après la prise de la ville par les Grecs. Cette dernière tragédie donne d’ailleurs son nom aux chapitres consacrés à ces femmes dans la réélaboration romanesque46. L’espace du roman permet ainsi de faire co-exister toutes ces figures féminines, éparses dans les œuvres antiques et séparées dans la diégèse à l’issue de la guerre de Troie, grâce à la polyphonie. Ce dispositif permet aussi de tisser des parallèles entre les destinées de ces femmes, entre Iphigénie (chap. 15) et Polyxène (chap. 31), dont les sacrifices signent le début et la fin de la guerre, entre Clytemnestre et Hécube (chap. 28 et 31), les mères privées de leurs enfants, qui, dévastées par la douleur, se vengent des hommes responsables de leurs malheurs (Agamemnon et Polymestor), ou encore Cassandre (chap. 36) et Andromaque (chap. 42), les captives, butins de guerre des Grecs vainqueurs. La proximité des chapitres consacrés à Pénélope (chap. 18 et 23) et aux Troyennes (chap. 19, 22 et 24), crée aussi un lien entre ces femmes issues de camps opposés. La polyphonie fait ainsi advenir l’espace d’un « nous », réunissant des femmes qui « se reconnaissent semblables et sœurs dans la souffrance47 ».
Reconfigurer les mythes antiques grâce à la sororité : faire advenir de nouveaux imaginaires féministes
D’après Alicia Ostriker, « la révision féministe des mythes » (« The Revisionist Mythmaking ») a pour but de remettre en question les stéréotypes de genre et de complexifier la représentation des figures féminines, dont l’image renvoyée par les mythes est, le plus souvent, celle d’un ange ou d’un monstre48. L’accent mis sur la sororité permet à Natalie Haynes et à Lucie-Anne Skittecate de faire advenir d’autres imaginaires autour du féminin mais aussi d’autres visions des relations entre femmes, qui participent de la reconfiguration de ces mythes antiques en mythes féministes.
« Révision » de la monstruosité féminine
En introduisant le lien sororal dans sa « révision » féministe du mythe de Méduse, c’est aussi la représentation des Gorgones comme monstres, telle qu’elle s’est élaborée au fil des siècles à travers les différentes évocations de l’épisode de Persée, que Natalie Haynes déconstruit. Dès le premier chapitre, la voix de Méduse interpelle le lectorat pour le confronter à ses propres conceptions de l’héroïsme et de la monstruosité :
I see you. I see all those who men call monsters.
And I see the men who call them that. Call themselves heroes, of course. […]
Sometimes – not always, but sometimes – [the hero] is monstrous.
And the monster? Who is she? She is what happens when someone cannot be saved.
This particular monster is assaulted, abused and vilified.
And yet, as the story is always told, she is the one you should fear. She is the monster49.
L’autrice interroge ces perceptions à travers la thématique de l’aveuglement, qui imprègne le dialogue opposant Poséidon à Méduse avant que le viol ne soit commis. La voix du dieu fait entendre la réception traditionnelle de ces figures monstrueuses, vision que partage Persée50. Cette parole distingue Méduse des autres Gorgones, auxquelles elle ne ressemble pas du fait de son statut d’humaine et de sa beauté51. Toutefois, pour la protagoniste, la beauté, qu’elle associe au don de soi et au soin, est précisément ce qui caractérise ses sœurs : « Euryale tends every one of her sheep like it is a child. Sthenno learned to cook so she could feed me when I was little. They care about me and protect me. That is beauty52 ». Elle admire aussi cette qualité chez les jeunes femmes, « jeunes, heureuses et ensemble53 », qui se trouvent devant le temple. Méduse se sacrifie pour ces humaines afin de les protéger de la violence du dieu, une manière d’incarner la beauté qu’elle promeut dans ce chapitre, une beauté toute sororale.
La sororité permet de remettre en question non seulement la monstruosité associée aux figures féminines, mais aussi l’héroïsme qui définit les figures masculines de la mythologie grecque. Poséidon et le fils de Zeus ont pour point commun de mettre à mal ces communautés sororales constituées par les Grées et les Gorgones dans le roman, en les séparant les unes des autres. Persée prive Euryale et Sthéno de leur sœur, et confisque aux Grées l’œil qu’elles se partagent. La Gorgone prend alors la parole en faveur de ses sœurs, trompées et torturées54. Elle souligne l’absence de remords et de compassion qui caractérise ce « héros » et qui le fait sortir de l’humanité, alors qu’elle, la figure « monstrueuse », s’imagine au contraire la réaction qu’aurait eue Danaé si elle avait retrouvé au matin le corps de son fils : « just to be clear, even that act of imagination makes me more human than him55. »
Ce questionnement autour de la notion d’héroïsme est déjà en germes dans le troisième roman de Natalie Haynes. Calliope se fait la bouche de celles qui n’en ont pas, notamment de la nymphe Oenone, la première épouse de Pâris. Son histoire, qui n’était pas jugée digne de rester dans les mémoires, n’a jamais été chantée par les aèdes :
Too many men telling the stories of men to each other. […] And yet, there must be some reason why they tell and retell tales of men.
If he complains to me again, I will ask him this: is Oenone less of a hero than Menelaus? he loses his wife so he stirs up an army to bring her back to him, costing countless lives and creating countless widows, orphans and slaves. Oenone loses her husband and she raises their son. Which of those is the more heroic act56?
La sororité construite par la polyphonie romanesque permet ainsi de redéfinir l’héroïsme, qui, dans les épopées, caractérise l’auteur d’exploits guerriers, souvent violents et destructeurs. C’est ainsi une autre forme d’héroïsme, défini sous un prisme féminin, que le roman promeut, un héroïsme lié à l’importance acquise par ces figures féminines issues de la mythologie, longtemps dévalorisées ou réduites au silence, et devenues protagonistes des romans de Natalie Haynes.
« Révision » de la rivalité féminine
En suivant le point de vue de personnages féminins, les autrices donnent à voir une autre version des faits que celle transmise par les œuvres antiques et leurs réélaborations. Cette modification touche la représentation des relations entre femmes. La rivalité, qui caractérise les rapports entre Clytemnestre et Cassandre chez Euripide ou Sénèque57, est réévaluée par le dialogue auquel donne accès la réécriture de Natalie Haynes. Dans le chapitre 39 de A Thousand Ships58, Cassandre révèle à Clytemnestre sa vision, celle de femmes dansant dans un feu noir, criant pour réclamer vengeance. La reine de Mycènes interprète les paroles de la prêtresse : ces femmes sont les Furies qui la hantent depuis le sacrifice de sa fille Iphigénie par Agamemnon. À travers cet échange s’accomplit une double reconnaissance : Cassandre est crue et entendue pour la première fois59 et Clytemnestre comprise dans son deuil et dans son désir de réparation. Cassandre fait le lien entre la fille et la mère, pouvant entendre les paroles de l’une, et percevoir les douleurs de l’autre. Dans cette version, Clytemnestre ne veut pas tuer la captive troyenne : c’est seulement pour répondre à la volonté de Cassandre, qui voit dans la fin de la malédiction d’Apollon le signe de sa mort prochaine, qu’elle accomplit un sacrifice, qui redouble celui de sa fille Iphigénie à laquelle la prêtresse est alors comparée. Ce geste s’accomplit à deux, dans la communion sororale ainsi trouvée60.
Dans Stone Blind, c’est la relation entre Méduse et Athéna qui se trouve « révisée » par la relecture féministe du mythe. Natalie Haynes suit le récit que fait Ovide de la transformation de la Gorgone par la déesse dans Les Métamorphoses61, qui, outragée par l’acte commis par Poséidon dans son temple, punit sa victime en changeant ses cheveux en serpents. L’autrice modifie cependant la fin de l’histoire en donnant à entendre, dans l’avant-dernier chapitre, un dialogue entre les deux figures féminines. Athéna demande à Méduse de ramener à la vie l’une de ses prêtresses, pétrifiée par son regard. Quand elle comprend que tout retour en arrière est impossible, elle prend également conscience de la portée destructrice d’une malédiction dont elle avait mal mesuré les effets. Les deux femmes en viennent à discuter de leur condition respective. Athéna aspire à trouver un véritable lieu à elle, un espace autre qu’elle ne connaît pas encore : « those are places other people call my home. But they don’t feel like it to me. I want to be somewhere else, but I don’t know where. And I want to know when I reach it that I have come home62 ». Méduse fait advenir cette utopie en tournant ses yeux pétrifiants vers la déesse. De ce regard naît une statue dans laquelle les deux femmes se trouvent unies à jamais. Cette deuxième métamorphose symbolise peut-être la transformation des liens entre les deux femmes qui d’ennemies deviennent alliées.
Préserver la mémoire sororale
Pour que puissent perdurer ces versions sororales des mythes antiques, il faut qu’elles s’inscrivent dans les mémoires. Au-delà du geste d’écriture, qui conserve et préserve ces nouveaux imaginaires, les romans mettent en œuvre leur pérennisation. Dans Stone Blind, la statue, créée grâce au regard de Méduse, devient un monument à la sororité, résistant à l’épreuve du temps. Depuis l’Iliade, Athéna est indissociable de son égide, dont le centre – la tête de Gorgô – pétrifie de peur les combattants ennemis63. L’union guerrière des deux figures féminines laisse place à une véritable communion sororale dans le dernier chapitre de Stone Blind, ainsi que le laisse entendre l’ekphrasis finale :
You have seen this statue before. […] Athene stands comfortably: her weight on her right foot, left heel slightly raised, left knee bent. […] People will spend lifetimes arguing about what the sculptor was trying to convey with this choice, this angle. But you know the truth. She is looking down to her left because that is where she had placed her aegis. The one with the gorgon head as its centre64.
La dangerosité associée au regard de la Gorgone se fait puissance de création artistique, figeant pour l’éternité les deux figures féminines dans ce dernier échange de paroles et de regards que leur prête Natalie Haynes. La pierre, qui était tout au long du roman associée au lieu refuge de la Gorgone, à la grotte dans laquelle elle se cachait, préserve les deux figures féminines et l’amitié qu’elles ont finalement trouvée ensemble. Pour Sande Zeig et Monique Wittig, c’est l’amour secret d’Athéna pour Méduse qui se lit sur cette égide qu’elle garde toujours contre sa poitrine65 et qui fait signe vers cet imaginaire sororal.
La narratrice, en invitant son lectorat à se souvenir de cette statue et à y apposer une nouvelle interprétation, montre aussi la porosité des frontières entre la fiction et le réel. Dans Crie, Jocaste, crie, cette limite s’efface totalement puisque s’entremêle à la voix du personnage principal celle de l’autrice. Les deux femmes crient ensemble pour en appeler à la libération de la parole des femmes :
Crie Jocaste, pour toutes les mères à qui on a enlevé leur enfant.
Crie pour toutes les épouses délaissées.
Crie pour toutes les femmes, boucs émissaires des fautes des hommes
Crie pour le silence que l’homme t’a imposé
Crie pour le silence que, par peur, tu t’es imposé à toi-même66.
En écho à ce cri qui ouvre le roman, le cri que pousse Jocaste au moment de son suicide se propage jusqu’aux autres membres de sa famille, aux Thébaines et aux femmes, selon un mouvement centrifuge allant de la sphère privée à la sphère publique :
Crie pour Antigone et toutes les femmes qui se sont sacrifiées au devoir.
Crie pour Ismène et toutes les mères soumises qu’on a tendance à oublier.
Crie pour les Thébaines et toutes les femmes qui, à travers le monde, luttent pour sauvegarder leur goût du bonheur67.
La clameur prend de l’ampleur, dépasse l’espace romanesque et le temps du récit, pour dénoncer les systèmes de domination qui oppriment chacune des figures féminines convoquées, antiques et contemporaines, fictives et réelles. Jocaste ainsi que Calliope dans A Thousand Ships deviennent des aèdes qui portent en elles les voix du passé et du présent pour faire advenir des versions féministes des mythes antiques, des versions sororales qu’elles transmettent par leur chant et leur cri.