Introduction
Sororité est issu du latin soror (sœur). Son sens médiéval de « communauté religieuse de femmes » a laissé place à une acception plus large de solidarité entre femmes quand le concept a été reformulé par les féministes des années 19701. C’est à cette déclination de la notion mouvante de sororité que je souhaite m’intéresser dans cet article : sa formulation littéraire utopique par les féministes américaines des années 1970. Le concept de « sisterhood » (l’équivalent anglais de sororité) a été au cœur de l’imagination politique d’un mouvement féministe américain méconnu des années 1970, celui des séparatistes lesbiennes. Défendant la création de communautés de femmes lesbiennes, dans laquelle la sororité est centrale comme valeur politique et comme programme de lutte, le séparatisme a été représenté comme modèle dans plusieurs œuvres de science-fiction de la décennie, qui ont marqué les esprits au-delà du mouvement séparatiste. The Female Man, de Joanna Russ, et The Wanderground, de Sally Miller Gearhart, font partie de cette génération d’utopies féministes2 dépeignant des sociétés idéales… car sans hommes. Leurs autrices sont des écrivaines de science-fiction et des militantes féministes lesbiennes, toutes deux liés à des communautés séparatistes californiennes à l’époque où elles ont écrit ces utopies, iconiques en leur temps. La première est un classique de la science-fiction, réédité treize fois et traduit en quatre langues3, tandis que la seconde, publiée dans une maison d’édition séparatiste, a eu un lectorat plus limité.
Les séparatistes ont pensé et vécu une sororité inédite dans leur programme politique, leurs pratiques et leur imaginaire utopique. Sans souhaiter la disparition réelle des hommes4, elles ont rêvé des mondes gynocentriques, c’est-à-dire des sociétés de femmes, vivant séparées des hommes ou leur ayant survécu.
Cet article tentera de démontrer que les sociétés gynocentriques de ces romans sont des mises en récit idéalisées des communautés séparatistes de l’époque, dont on commencera par rappeler brièvement l’histoire. Après ce retour historique, on définira les différentes approches théoriques de la sororité dans les deux utopies à l’étude, auxquelles on peut attribuer deux fonctions complémentaires, examinées dans un dernier temps. D’un côté, la « sisterhood » idéalisée de ces utopies offre aux lectrices de l’époque un refuge symbolique loin de la violence masculine, dans la sécurité d’un monde de femmes qui s’aiment, s’entraident et bâtissent ensemble un futur post-patriarcal. D’autre part, la sororité représente dans ces deux œuvres un programme politique en tant que tel. L’union des femmes et la primauté du genre sur toute autre oppression sont au cœur des communautés politiques imaginées par Russ et Gearhart.
Communautés passées : retour sur les expérimentations séparatistes dans l’Ouest américain
Le bouillonnement politique des années 1970 a formé le terreau fertile d’un âge d’or de l’utopie aux États-Unis5. Ce genre littéraire ancien6 a été réapproprié par une génération d’écrivaines de science-fiction féministes, dont Joanna Russ et Sally Miller Gearhart.
La première, née en 1937 et décédée en 2011, a enseigné l’anglais à l’université7, où elle a été une pionnière des Women’s studies. Très active dans les fanzines (les magazines édités par les cercles de fans de science-fiction), et critique de science-fiction renommée, elle a elle-même écrit une douzaine de romans et des dizaines de nouvelles8. Elle a exprimé ses convictions féministes radicales dans ses activités de critique comme d’autrice, prenant part à des controverses et entretenant des liens épistolaires soutenus avec de nombreux autres auteurs de science-fiction (SF) féministes, dont Sally Miller Gearhart9. Née en 1931, cette dernière a été professeure de théâtre, écrivaine de SF et une icône de la communauté lesbienne de San Francisco en tant que première personne ouvertement homosexuelle embauchée comme professeure dans une grande université américaine, en 1970. Militante féministe et lesbienne, Sally Miller Gearhart a elle-même vécu en Californie dans une communauté séparatiste nommée Women’s Land (« Terre des femmes »)10. Son engagement dans le mouvement séparatiste est plus net que celui de Joanna Russ, qui est restée discrète sur sa vie privée après son coming-out lesbien en 1969. Russ n’a pas été à ma connaissance membre d’une communauté de femmes malgré son appétence pour les valeurs séparatistes, exprimée dans plusieurs œuvres et essais11.
La naissance du séparatisme est liée à la publication de l’essai de Jill Johnston, Lesbian Nation. The feminist solution (« Nation lesbienne. La solution féministe »), qui à sa sortie en 1973 « embrasa le mouvement féministe12 ». Rejetant l’hétérosexualité comme une compromission avec le patriarcat, elle y défend le lesbianisme comme un choix féministe, matérialisé par une séparation physique souhaitable entre les femmes et les hommes13. Le séparatisme est né de la rencontre entre le féminisme radical et le mouvement lesbien, qui s’était développé en parallèle à partir de l’insurrection de Stonewall en 196914. Françoise Flamant, autrice d’un travail de référence sur les communautés séparatistes de l’époque, résume en quelques lignes le projet de ce mouvement né de la frustration des militantes de gauche face au sexisme de leurs camarades masculins et des aspirations révolutionnaires du lesbianisme politique en devenir :
Résolument féministes, ayant fait le choix du lesbianisme, elles [les séparatistes] allaient chercher à réaliser leur utopie en créant, selon la formule de Michel Foucault, des hétérotopies : des microsociétés tournées vers un nouvel art de vivre, une nouvelle culture dans un contexte qui assurerait leur sécurité15.
Rejetant l’hétérosexualité, ces militantes ont eu pour projet de construire des communautés de femmes où guérir ensemble de la violence masculine, dans la célébration de valeurs féminines traditionnellement dévalorisées : l’amour, la spiritualité, la sororité. Ce programme peut être entendu comme une phase dans la construction d’une société post-patriarcale ou comme une fin en soi16. Les communautés de femmes fleurissent au début des années 1970, d’abord à New York et San Francisco puis dans des zones rurales de l’ouest du pays17. Cette contribution ne s’intéresse qu’au mouvement séparatiste américain car en France « la non-mixité lesbienne n’est pas un séparatisme mais une stratégie de lutte18 ». Si des groupes se revendiquant comme spécifiquement lesbiens y apparaissent dans les années 1970-1980, se distinguant des groupes féministes existants par leur non-mixité, ils ne mettent pas en pratique le mode de vie communautaire des séparatistes américaines19.
Malgré les critiques d’autres féministes, le séparatisme et ses pratiques ont un impact non négligeable sur l’imaginaire féministe de l’époque, et servent d’inspiration à des utopies telles que les deux œuvres à l’étude ici. The Female Man (« L’Homme femelle »)20, publié en 1975 et aujourd’hui considéré comme un classique de la SF21, est l’œuvre la plus célèbre de Joanna Russ. Elle y met en scène la rencontre de quatre femmes venues de réalités parallèles, dont l’une d’elles, Whileaway (« Tant que loin »), est une société gynocentrique utopique où les hommes ont disparu. Dans le futur proche d’une Amérique ultra-conservatrice, The Wanderground, Stories of the Hill Women (« Le terrain vague. Histoires des femmes des collines »)22 de Sally Miller Gearhart raconte la vie quotidienne des femmes des collines (« Hill women »), qui ont fui les villes et formé une société idéale grâce à de nouveaux pouvoirs psychiques qui leur permettent de protéger la Terre et elles-mêmes des hommes.
Les sociétés gynocentriques imaginées par ces deux autrices présentent des points communs qui dénotent une même inspiration : les communautés séparatistes de l’époque. Comme l’écrit Dana Shugar : « pour de nombreuses féministes de la fin des années 1970, The Wanderground n’a pas seulement façonné, mais a été façonné par leurs expériences au sein de collectifs séparatistes23. » On y retrouve une gouvernance politique horizontale inspirée des cercles de parole expérimentés par les communautés séparatistes pour prendre des décisions de manière égalitaire et en célébrant le principe féminin de circularité24. Les relations lesbiennes y sont normales, tout comme les rites et croyances païens mêlant culte de la Déesse en plein renouveau et redécouverte de la spiritualité des Natifs d’Amérique. Les philosophies des deux sociétés reposent sur la sororité, mais celle-ci n’est pas conçue de la même façon par les deux autrices, ce qui reflète une division idéologique profonde du mouvement féministe de l’époque.
Communautés politiques : la sororité entre matérialisme et essentialisme
Les séparatistes s’accordent pour considérer « l’idéologie du sexisme comme fondement de toutes les autres oppressions. Ainsi, la nécessité pour les femmes de se lier les unes aux autres, indépendamment de leurs différences de statut économique, de race, d’âge, de capacité physique ou d’orientation sexuelle, est devenue primordiale25. » Au-delà de ce dénominateur commun, on peut schématiquement distinguer des séparatistes basant leur projet politique sur une définition des femmes en tant que classe opprimée par la société patriarcale (perspective matérialiste influencée par le marxisme) et d’autres valorisant la différence et la supériorité de la culture féminine, parfois associée à la nature dans une perspective qu’on peut qualifier anachroniquement d’écoféministe26.
Ces définitions distinctes du sujet politique du féminisme conduisent à deux approches de la sororité. Dans la perspective matérialiste, les femmes sont sœurs en ce qu’elles partagent une condition commune d’exploitation et de discrimination : elles sont solidaires dans leur lutte, si ce n’est dans leur statut victimaire ou leurs expériences particulières du sexisme. Dans la perspective qu’on qualifiera d’essentialiste, les femmes sont sœurs dans leur nature physiologique et spirituelle. Elles partagent une condition biologique qui détermine leur expérience du monde, leur mode de communication (non-violent et bienveillant), leurs valeurs de créativité, de partage, d’amour et de spiritualité. L’expérience des femmes forme une culture différente et meilleure que la culture masculine dominante, qui ne s’exprime que sur le registre de la domination et de la violence.
Joanna Russ fait partie de celles qui souhaitent construire une alliance entre les femmes à partir de leurs conditions matérielles d’oppression partagées. La sororité qu’elle tisse entre les personnages de The Female Man, venant de lignes de temps distinctes, tient à leur détermination commune à faire advenir l’utopie de Whileaway, qui incarne la promesse d’un monde meilleur que les sociétés inégalitaires et violentes dont elles viennent. La bibliothécaire effacée prise dans une relation médiocre, la journaliste se heurtant au sexisme de la haute société, la tueuse impliquée dans une guerre des sexes du futur et l’envoyée confiante d’une société gynocentrique expérimentent toutes des formes de sexisme au cours de leurs déambulations temporelles. À la fin de leur périple, elles sont prêtes à se battre (littéralement) pour préserver l’utopie de Whileaway. Joanna Russ ne pense pas qu’une société sans les hommes telle que son utopie soit possible, mais cet arc narratif illustre métaphoriquement la sororité de combat qu’elle souhaite pour les féministes.
Au contraire, Sally Miller Gearhart a une conception essentialiste des femmes, fondée dans sa vision du destin commun de la Femme et de la Terre : la résistance à la domination masculine. Dans The Wanderground, les coutumes, les chants, les interactions soulignent constamment le lien organique entre toutes les femmes des collines, qui n’empiète pas sur l’intégrité de chacune car la possessivité est rejetée : « C’est à toi d’affronter la peur. Mais tu n’es pas toute seule27. » Les éléments surnaturels de l’histoire, comme les pouvoirs psychiques des Hill women, qui peuvent communier télépathiquement avec toutes les formes de vie, sont pour Sally Miller Gearhart une sublimation de l’autonomie et de la cohésion dont elle rêve pour les séparatistes. Comme elle l’écrit dans le premier numéro du magazine WomenSpirit (célèbre magazine édité par des séparatistes)28 :
Le lesbianisme est un style de vie, une manière de penser, un ensemble d’expériences. J’appellerais volontiers lesbienne toute femme qui s’est identifiée en tant que femme, et elle devrait se sentir bien d’être ainsi qualifiée, qu’elle ait ou non des relations sexuelles avec une autre femme29.
Bien que mettant toutes deux en scène des utopies gynocentriques, Russ et Sally Miller Gearhart définissent donc différemment le sujet politique du féminisme et la sororité qui doit le fédérer, conformément au courant idéologique dont elles sont les plus proches. Alors qu’elles ont des racines théoriques distinctes, les sororités imaginées par Joanna Russ et Sally Miller Gearhart dans leurs utopies ont cependant deux fonctions politiques communes, comme on va le montrer à présent.
Communautés imaginées : la sororité comme refuge ou comme programme ?
Pourquoi écrire une utopie ? Pour les féministes des années 1970, l’exercice a deux intérêts : l’évasion et le programme politique. Aussi irréalistes que puissent paraître les postulats de Russ et Sally Miller Gearhart (disparition opportune des hommes, apparition de pouvoirs psychiques), leurs deux œuvres remplissent chacune ces fonctions30.
La sororité comme refuge émotionnel
L’ambition des auteurs d’utopie peut d’abord être de proposer à leurs lecteurs une expérience mentale : les transporter dans un monde alternatif, présenté comme meilleur que le nôtre. Ce pas de côté permet de dénaturaliser des données évidentes de notre réalité telles que l’inégalité femmes-hommes, et pour les séparatistes en particulier, de « créer un nouvel environnement spatio-temporel permettant aux femmes de s’évader de la culture masculine pour édifier une culture au féminin31 ».
Les lesbiennes sont particulièrement marginalisées dans la société américaine des années 1970, même dans leurs alliances parfois houleuses avec les féministes hétérosexuelles et les hommes gays. Les utopies représentent donc une source de réconfort non négligeable pour les militantes. Les autrices ont conscience des peurs quotidiennes de leurs lectrices, comme l’illustre cette remarque de Joanna Russ sur sa société utopique :
À Whileaway, la question de “sortir trop tard” ou “trop tôt”, ou “dans le mauvais quartier de la ville”, ou sans escorte, ne se pose pas. Vous ne pouvez pas sortir du réseau de parenté et devenir une proie sexuelle pour des étrangers, car il n’y a pas de proie et il n’y a pas d’étranger – le réseau est mondial32.
Les présupposés surnaturels qui rendent possibles les utopies sont à considérer dans ce sens comme participant au fantasme d’une société sûre de femmes unies. Pour Sally Miller Gearhart en particulier, ils fonctionnent comme une métaphore de l’évasion dans le fantasme qu’opèrent constamment les femmes pour échapper à la réalité de leur oppression33. Ces utopies ont une fonction compensatoire analysée pour d’autres genres littéraires : elles offrent à des lectrices frustrées par leur quotidien une satisfaction par procuration de leurs désirs34.
Pour différentes que soient les sororités de Russ et de Sally Miller Gearhart, elles ont un point commun fondamental : le lien entre toutes les femmes est d’autant plus puissant dans ces romans que les relations entre les femmes ne sont pas perturbées par des hommes. Elles explorent toutes deux le fantasme d’une sororité absolue, organique même dans le cas de The Wanderground. En plus de la fonction compensatoire évoquée plus haut, le médium de l’utopie leur permet de résoudre magiquement les problèmes du réel, et même ceux des communautés séparatistes, grâce à une société qui, si elle rencontre des défis, repose sur des valeurs universellement partagées, des mécanismes efficaces de résolution des conflits, le tout grâce à une sororité irréductible. Toutes les femmes de ces sociétés, au-delà de leurs différences et de leurs différends, ont conscience de la solidarité vitale qui les unit dans leur combat pour le devenir de leur utopie.
Cela permet aux autrices d’éviter d’avoir à identifier le « nous » du féminisme : l’union sacrée rêvée entre, si ce n’est toutes les femmes (dans le monde de The Wanderground, certaines sont restées dans les villes auprès des hommes et se contentent d’un rôle d’esclave sexuelle), au moins celles qui ont une sensibilité féministe, n’a rien d’évident dans le mouvement féministe fracturé de l’époque. Dans les futurs imaginaires de The Wanderground et The Female Man, les protagonistes n’ont pas construit leur sororité car elle est donnée, déjà universelle et opérationnelle. Dans la même veine, une utopie peut se permettre de contourner la question délicate du devenir des hommes dans une société séparatiste. Elle peut évacuer la question de la race, alors que la plupart des séparatistes sont blanches et que la suprématie du sexisme sur toute autre forme d’inégalité a été une source de contentieux qui a fracturé le mouvement féministe américain entre Noires et Blanches à la fin de la décennie. Elle donne enfin une solution à la question de la reproduction sans hommes, en se basant sur des théories scientifiques de l’époque – depuis battues en brèche – notamment l’hypothèse que la parthénogenèse, soit une reproduction asexuée sans gamète mâle, qui existe dans les mondes végétal et animal, serait possible pour les femmes35.
En somme, l’appel de l’utopie tient en partie pour les féministes séparatistes des années 1970 à la liberté que leur octroie l’imaginaire pour se ressourcer et résoudre rétroactivement la question de la mise en application de leur modèle. Chez Sally Miller Gearhart plus que chez Russ, le cheminement des femmes vers une émancipation spirituelle est plus important que la mobilisation politique, comme elle le dit dans une interview de 1980 : « Le féminisme tel que je le conçois est une idéologie de la possibilité, non pas de la probabilité mais de la possibilité36. » La sororité idéale de ces romans, dans lesquels la solidarité et l’amour entre les femmes font déjà partie des fondations de la société, est donc plus un refuge émotionnel qu’un plan d’action, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas une ambition programmatique.
La sororité comme programme politique
La sororité réconfortante de ces utopies a aussi pour vocation de servir métaphoriquement de modèle à la mobilisation féministe, en renvoyant aux deux principes d’action du mouvement séparatiste : l’union de toutes les femmes et la primauté du genre sur toute autre solidarité.
Dans son optique matérialiste, Joanna Russ définit les femmes comme une classe par opposition aux hommes, elle ne donne pas de contenu substantiel à l’identité de ce groupe car pour elle, les femmes ne sont pas unies par une identité biologique ou spirituelle commune. Russ plaide pour une alliance de toutes les féministes, et pour cela elle représente dans son roman des points de vue séparatiste, essentialiste, misandre, sans juger ses personnages et leurs visions de la femme37. La représentativité sociale et raciale de cette alliance est limitée dans The Female Man, mais dans le contexte de séparation croissante des lesbiennes et des hétérosexuelles, ce rappel à l’unité n’a rien d’anodin. Dans toutes leurs itérations de la féminité et du féminisme, les alter ego du roman sont renvoyés à ce qui les unit : l’expérience du sexisme. Dans l’action, Russ prône donc une alliance féminine pour assurer un avenir féministe, par le consciousness-raising (« sensibilisation »), la diffusion d’un nouveau système de valeurs (reposant sur la sororité), voire par la violence si nécessaire38. En effet, à la fin du roman, les trois autres personnages acceptent d’aider dans son combat Jael, issu d’un futur dystopique pris dans une guerre entre les sexes, car elles ont découvert que c’est cette guerre qui a rendu possible l’utopie de Whileaway en éliminant tous les hommes. Cette conclusion guerrière ne constitue pas un appel à la violence de Russ mais un rappel de la fragilité des acquis féministes et de la nécessité de les défendre par tous les moyens. La sororité utopique de Whileaway prend racine dans la solidarité combattante voulue par Joanna Russ pour tout le mouvement féministe.
Sally Miller Gearhart promeut une posture féministe et écologiste avant l’heure, qui se décline également dans une stratégie implicite pour le mouvement séparatiste (et pour les féministes au sens large), dans des modalités différentes de celles de Russ. La sororité qu’elle défend va au-delà de la solidarité entre les femmes en tant que classe car il s’agit d’un respect de l’intégrité de tous les êtres vivants : les valeurs féminines fondant une réinvention des rapports humains et avec la nature. Sally Miller Gearhart défend la puissance politique de cette forme de communication respectueuse intrinsèquement féminine dans un article de 1979 : « Nous sommes la matrice, nous sommes celle qui est le foyer de cette interaction humaine particulière, nous sommes co-créatrices et co-soutiens de l’atmosphère dans l’infinité des transformations possibles de laquelle nous allons tous changer.39 » Sceptique à l’égard des stratégies réformistes comme révolutionnaires, elle prône avant tout la réactivation de valeurs féminines ancestrales d’amour, de douceur, de sororité dont il faut détacher l’opprobre sexiste jeté par des millénaires de patriarcat. Cette reconnexion des femmes à leur corps, leur sexualité, leur spiritualité, la nature, peut s’épanouir au mieux dans un contexte séparatiste40. Entre elles, les femmes peuvent y redécouvrir leur puissance de création, différente de celle des hommes en ce qu’elle n’envahit et ne possède pas : les femmes ne s’approprient pas les gens et les choses, elles accueillent, protègent et portent41.
Cela étant dit, Sally Miller Gearhart ne ferme pas la porte dans son utopie à la possibilité pour les hommes de sortir de leur mode de domination, comme le montrent les personnages des gentles (« doux »), les hommes ayant renoncé au sexe et à la violence qui sont les alliés des Hill women et qui développent à la fin du roman leurs propres pouvoirs psychiques. Sally Miller Gearhart ne cache pas que pour elle, la sororité prime sur toute autre solidarité, y compris avec les hommes gays :
Ils ne comprennent pas pourquoi je suis si contrariée, pourquoi je vote pour une femme hétérosexuelle plutôt que pour un homosexuel ? Comme si j’avais une affinité avec eux autre que le fait que la société nous a liés et nous a pressés ensemble parce que nous aimons des personnes du même sexe. Et les sexes sont si différents42.
Cependant, les gentles sont une concession faite à l’irréalisme du projet politique séparatiste, qui laisse dans The Wanderground une place inattendue aux hommes capables de féminisme… tout comme aux femmes qui refusent le séparatisme. Dans l’interview de 1979 évoquée plus haut, elle reconnaît que l’opposition entre ville et campagne est atténuée par le fait que les Hill women ont besoin des femmes qui restent infiltrées dans les villes pour leur mode de vie : cela reflète un état de fait déjà en marche, dans lequel une solidarité entre les modes de vie choisis par les féministes les rend mutuellement possibles43. Dans le roman, cette remarque faite par un personnage lors d’un débat entre les Hill women illustre la sororité dont Sally Miller Gearhart souhaite qu’elle gouverne les rapports entre femmes dans le réel : « Bien plus qu’elle ne voulait les entendre elle-même, elle voulait que les femmes en désaccord soient entendues.44 » Cette porte ouverte à la tolérance des différences au sein du mouvement féministe la rapproche de Joanna Russ dans leur analyse pragmatique de la nécessité d’union. Chez Sally Miller Gearhart, cette alliance politique est représentée par une communion spirituelle et non par un combat, mais l’application politique est semblable.
Les deux autrices se rejoignent sur le constat de l’urgence d’une sororité résistante : les menaces auxquelles font face les utopies reflètent le risque permanent d’une réaction conservatrice qui divisera encore plus les femmes. Un personnage ayant vécu la période de chasse aux sorcières qui a précédé l’exil des femmes dans les collines dans The Wanderground en donne un aperçu :
Les femmes sont devenues de plus en plus divisées. Toutes celles qui avaient l’air bizarre ont été rassemblées – vous savez, celles qui ne voulaient pas porter de robe, mêmes les longues robes hippies, ou celles qui ne se peignaient pas, celles qui préféraient être avec des femmes plutôt qu’avec des hommes, ou celles qui donnaient du fil à retordre à leurs maris. C’était un véritable cauchemar. Seules celles qui avaient l’air de dames et se comportaient comme telles avaient une chance. Et elles n’étaient pas prêtes à défendre les femmes qui refusaient de rentrer dans le rang45.
Conclusion
Les promesses des mondes utopiques de The Female Man et The Wanderground reflètent le programme et les rêves d’une génération de féministes. Les œuvres de Joanna Russ et Sally Miller Gearhart sont le testament d’un mouvement politique largement disparu ayant inventé une certaine sororité, dont les traces ont infusé les féminismes des cinquante dernières années. La « sisterhood » imaginée par les séparatistes des années 1970 est fondée sur le rejet radical des hommes et de l’hétérosexualité, et sur la solidarité des femmes, reliée par leur amour les unes pour les autres, leur spiritualité, leur créativité et leur intérêt commun à se protéger de la violence patriarcale. Les communautés séparatistes ont peu à peu disparu au fil des années 1980, sous le feu de la réaction conservatrice de l’Amérique reaganienne, de la dégradation de la situation économique et de l’intégration progressive des luttes gay et lesbienne dans les mouvements féministes et de gauche. Si le souffle utopique des Seventies peut apparaître lointain en 2024, la tension entre exclusion et amour au cœur de cette sororité militante, expérimentée par des milliers de femmes aux États-Unis, irrigue toujours l’imaginaire politique et les pratiques des féministes.