Meena Alexander, le portrait de l’exilée
Meena Alexander naît en 1951 en Inde, de parents indiens. Après avoir déménagé à cinq ans avec sa famille à Khartoum, elle passe son enfance et son adolescence à effectuer des allers-retours entre le Soudan et l’Inde. En 1969, elle obtient une licence à Khartoum, puis poursuit ses études en Angleterre, y obtenant un doctorat sur la poésie romantique en 1973. Elle passe les cinq années suivantes en Inde, où elle enseigne à l’université et publie ses premiers recueils de poésie. Après avoir rencontré et épousé un historien américain, elle s’installe avec lui à New York en 1980. En parallèle de sa carrière dans le département de English and Women’s Studies à City University of New York (où elle enseigne jusqu’à son décès en 2018), elle publie de nombreuses œuvres de poésie, des ouvrages critiques, des articles, deux romans, et ses mémoires. Son œuvre, teintée de lyrisme et d’une voix subjective, est traversée par les thèmes de l’exil, des frontières, de l’identité et de la mémoire. Cette première partie introductive vise à décomposer les quatre principaux aspects de son expérience de l’exil.
Premièrement, Meena Alexander est exilée de son pays. Dans ses mémoires Fault Lines, publiés en 1993, la poète décrit le voyage en bateau jusqu’au Soudan, la douloureuse séparation d’avec ses grands-parents restés en Inde, la perte d’ancrage et de lieux familiers, le sentiment d’être expulsée hors de chez elle. Elle écrit qu’elle se sent hantée par la perte de sa terre natale1. Elle décrit les chocs culturels à l’arrivée au Soudan, en Angleterre puis à New York, où les décalages perçus instaurent en elle le sentiment d’être étrangère. À ce propos, la psychanalyste Julia Kristeva analyse ce sentiment d’être étranger comme le « symptôme qui rend précisément le “nous” problématique, peut-être impossible, l’étranger commence lorsque surgit la conscience de ma différence »2. Exilée de son pays, Meena Alexander devient déracinée, étrangère, c’est-à-dire isolée.
Deuxièmement, Meena Alexander est exilée de son corps. Elle décrit dans ses mémoires le racisme qu’elle a subi à l’étranger, et la prise de conscience d’avoir un corps différent, de représenter « l’autre », d’être marginalisée à cause de la couleur de sa peau, mais plus encore d’être dépossédée de son corps3. Un autre aspect de l’exil corporel, cette fois-ci survenu au sein même de son foyer et plus insidieux, se perçoit dans les abus sexuels commis par son grand-père dont elle fut victime durant son enfance4. Le traumatisme est tel qu’elle occulte cette réalité de sa conscience pendant des décennies ; la mémoire traumatique ressurgissant seulement à la suite des attentats terroristes à New York en 2001. Cette violence intime et inavouable devient un sujet tabou, dont elle ne parle pas, mais demeure toutefois imprimée dans son corps, la réduisant au silence, à la honte, au secret.
Troisièmement, Meena Alexander est exilée de sa langue maternelle, le Malayalam, pourtant parlé en famille. Dans l’article « Exiled by a Dead Script » (Exilée par une écriture morte), datant de 1978, elle développe une réflexion sur le statut et sur les effets de la langue anglaise en Inde5. Elle précise le rapport compliqué qu’elle entretient avec cette langue coloniale, implantée artificiellement dans une logique d’oppression, et qui la soumet à une forme d’exil linguistique. Elle estime qu’il s’agit d’une langue mortifère, mais qu’elle n’en a pas d’autres à sa disposition. Elle témoigne tout particulièrement de la violence de l’apprentissage de cette langue alors qu’elle est enfant, mais aussi de l’absurdité de l’enseignement de la culture et de la littérature anglaises au lieu d’une transmission de ses propres langue, culture et littérature dont elle se trouve dépossédée. La question qui s’impose donc à elle sera de trouver une manière de s’approprier la langue anglaise, de la modeler pour qu’elle devienne sienne et puisse s’adapter à sa réalité, ses expériences et sa conscience.
Quatrièmement, Meena Alexander est exilée en tant que femme. Bien que son père l’ait toujours encouragée à lire et à étudier, elle grandit dans une famille chrétienne et traditionnelle, où les femmes ont une place limitée. D’ailleurs, la poète décrit la relation avec sa mère comme conflictuelle, car celle-ci revendique la place et le rôle domestique des femmes, au service de la maison, du mari et des enfants. Une faille idéologique se creuse progressivement avec sa culture natale et les valeurs familiales auxquelles Meena Alexander n’adhère pas. Lorsque, étant amoureuse d’un garçon à l’adolescence, elle remet en question l’interdit de sexualité avant le mariage, elle est perçue comme étant rebelle. Le choix des études a également été difficile : son père lui a interdit d’étudier la philosophie, car il voyait dans l’apprentissage de cette discipline le risque qu’elle s’éloigne des valeurs religieuses qu’il cherchait à lui inculquer6.
Ces quatre aspects du parcours de Meena Alexander illustrent en quoi la poète présente à la fois la condition et la conscience de l’exil7. Ses multiples expériences de l’exil, aux sens littéral et figuré, ont suscité en elle les sentiments d’être déracinée, étrangère, réduite au silence, marginale, soumise, dépossédée, isolée, différente et effacée. Pour se construire, s’émanciper, s’inventer, surmonter les conditions d’exil et de femme, Meena Alexander cherche sa place au sein de plusieurs communautés, à la fois littéraire, poétique, féministe, et diasporique. Elle a eu besoin de réunir et de confronter ses différentes formes d’exils en se rattachant à des groupes de femmes issues de différents milieux, et en établissant de forts liens de solidarité. Mon propos dans cet article sera d’explorer l’importance des liens de sororité pour Meena Alexander, dans son cheminement poétique et politique pour une habitation possible du monde, de la langue, de son corps, de son être. Il s’agira plus précisément de mettre en lumière le rôle particulier qu’ont joué pour Meena Alexander les pensées d’Adrienne Rich et Audre Lorde, deux poètes et théoriciennes féministes américaines qui, elles aussi, ont ressenti une forme d’« exiliance » à laquelle elles ont répondu en développant un féminisme qui repose sur une pensée et une pratique de la sororité. Je tenterai ainsi de montrer successivement en quoi la dimension d’être ensemble propre à la sororité permet à Meena Alexander d’être elle-même et par conséquent d’être vivante.
Être ensemble
Contexte aux États-Unis
L’arrivée de Meena Alexander à New York en 1980 coïncide pour elle avec une prise de conscience de problématiques raciales ainsi qu’un approfondissement de sa pensée féministe en réponse à ce qui se déroule dans ce nouvel environnement8. Le contexte poétique et féministe new-yorkais est alors fortement marqué par les contributions d’Audre Lorde (1934-1992) et Adrienne Rich (1929-2012), qui ont particulièrement œuvré pour le mouvement féministe aux États-Unis à partir des années 1960. Alors même que ces deux femmes ont principalement demeuré dans leur pays de naissance, elles témoignent d’une forme d’exiliance, au sens d’une conscience d’être différentes au sein de la société américaine, d’être invisibilisées, silenciées, et exilée d’elles-mêmes. Elles dénoncent l’injonction ressentie de ressembler au modèle de la femme traditionnelle (hétérosexuelle, restreinte à la place de mère au foyer)9, et Meena Alexander se reconnaît en partie dans leurs postures. Audre Lorde s’oppose radicalement au racisme prégnant dans le mouvement des femmes, au sein duquel les femmes blanches excluent et minimisent l’implication et la légitimité des femmes noires10. De nombreux débats émergent à cette époque sur la notion de solidarité entre femmes, sur les mécanismes de pouvoir, sur la notion de privilège blanc. Audre Lorde affirme en 1980 que « c’est notre capacité à construire des relations humaines égalitaires qui conditionne notre survie future »11. Ces féministes appellent à une solidarité entre toutes les femmes afin de survivre, de transformer les rivalités existantes, et de dépasser la déshumanisation dans le racisme, le sexisme et l’homophobie.
Éveil de conscience
Adrienne Rich développe dans son essai « When We Dead Awaken: Writing as Re-Vision » (Quand nous nous réveillerons d’entre les morts : l’écriture comme ré-vision), publié en 1972, sa perception d’un moment historique où les femmes commencent à prendre collectivement conscience de leur condition et de l’histoire politique dans laquelle elles s’inscrivent. Elle suggère qu’une génération de femmes commence à se réveiller face à la domination patriarcale mortifère qui pèse sur elles. Elle écrit :
Il est exaltant d’être vivante lorsque la conscience s’éveille : cela peut aussi être troublant, désorientant et douloureux. Cet éveil de la mort ou de la conscience endormie a déjà affecté la vie de millions de femmes… les somnambules se réveillent, et pour la première fois cet éveil a une réalité collective ; ouvrir les yeux n’est plus une chose si solitaire12.
L’éveil dont il est question se produit à un niveau individuel puis collectif, ouvrant ainsi la possibilité de réparer l’isolement dont souffrent les femmes. Adrienne Rich perçoit une évolution positive pour les femmes, qui entrent dans une zone de visibilité, et surtout, elle dresse le lien avec la mise en mots, le langage, et l’écriture13. Cette idée fait écho au parcours de Meena Alexander qui témoigne également d’un éveil de conscience, qui, pour sa part, s’opère d’abord par le biais de la lecture. Dès l’enfance, la découverte d’un monde littéraire façonné de mots lui ouvre les yeux et l’imagination, lui permettant de percevoir un horizon et une autre voie possible.
On touche ici à l’importance d’être visibles et solidaires pour favoriser l’expansion d’un mouvement uni. Une par une, les femmes s’inspirent les unes des autres en mettant des mots sur leurs expériences. On remarque ce même processus au début du mouvement #MeToo par exemple : cela commence avec une poignée de femmes qui prennent conscience de la violence injustifiée à leur égard, qui s’autorisent à ressentir de la colère, et qui, dans un chœur grandissant de voix se soutenant les unes les autres, osent l’exprimer, incitant d’autres femmes à se reconnaître et à se joindre au mouvement. La mise en mots permet de rendre visible le mal subi, de se reconnaître et de savoir qu’on n’est pas seule.
Sisterhood, sororité
Les féministes américaines ont créé le terme sisterhood, calqué sur brotherhood, y décelant une forme singulière de solidarité entre femmes. Audre Lorde emploie fréquemment le terme « sister », sœur, pour désigner toutes les femmes, ses paires, pour souligner précisément les liens qui les unissent. Le terme équivalent réapparaît aujourd’hui en France, « sororité », notamment grâce aux publications récentes de Chloé Delaume. Alors qu’ils sont employés à des époques et dans des contextes différents, ces deux mots, anglais et français, touchent la même réalité, car au fond, il s’agit de la même lutte des femmes pour leur survie. Chloé Delaume définit ainsi la sororité :
Un néologisme militant, la volonté d’ancrer dans leur langue un mot qui désigne des liens, des affinités, un vécu commun, au-delà des classes et hiérarchies, inhérent au partage de la condition féminine. Ces liens entre hommes avaient un mot, ceux entre femmes n’existaient pas, ce qui n’est pas nommé n’existe pas […]. Le terme sororité implique l’horizontal, ce n’est pas un décalque du patriarcat. L’état de sœur neutralise l’idée de domination, de hiérarchie, de pyramide14.
La sororité est donc un outil, un moyen de lutte, une manière de répondre à une violence systémique en bloc, par un nous puissant. De même, il a été décisif pour Meena Alexander de trouver ses sœurs, et de forger des liens d’appartenance à des communautés d’écrivaines diasporiques, Asian-American, postcoloniales, de féministes en Inde comme aux États-Unis. La particularité de la sororité, chez Meena Alexander, est qu’elle soit littéraire. Les liens qu’elle tisse à travers toute son œuvre fonctionnent comme l’expression de sa quête de s’inscrire dans une généalogie de femmes écrivaines issues du monde entier, au-delà des frontières du temps et de l’espace. Elle consacre en effet des essais à de nombreuses écrivaines telles que Virginia Woolf, Emily Dickinson, Kamala Das, Adrienne Rich, Audre Lorde, Joy Harjo, décelant toujours des échos avec ses propres expériences. Elle relève des points de similitude et se positionne par rapport à ce canon littéraire féministe. Les liens imaginaires qu’elle développe lui permettent de refaire foyer, de s’inventer par la création de filiations littéraires, et de retrouver une place. Elle témoigne d’une venue à l’écriture en tant que femme, grâce aux femmes qui l’ont précédée15. Elle explique qu’une grande partie de ce qu’elle écrit n’aurait pas été envisageable sans les questions que le féminisme a soulevées, sur le corps et l’écriture des femmes. C’est qu’elle a appris à penser à travers différents courants féministes16, s’appuyant sur l’héritage intellectuel des mouvements américains, français et indiens des années 1970 et prenant part à son tour à de nombreuses luttes pour la justice sociale17.
Transformer le silence
Cette question de la parole des femmes est fondamentale dans le processus d’émancipation féminine. Dans son célèbre essai « The Transformation of Silence into Language and Action » (Transformer le silence en paroles et en actes), datant de 1977, Audre Lorde cherche à comprendre ce qui empêche les femmes de s’exprimer librement et de sortir du silence. Elle analyse les mécanismes paralysants de la peur, qui, selon elle, est la raison principale qui maintient les femmes soumises au silence. Elle affirme que le silence ne protège pas. Même lorsqu’elles sont emmurées dans le silence, la peur ne disparaît pas ; c’est pourquoi elle estime qu’il faut donc oser parler, trouver sa voix, se défendre, et lutter pour sa survie. Encore une fois, elle insiste sur le rôle collectif de cette mise en parole : « Je suis de plus en plus convaincue que ce qui est essentiel pour moi doit être mis en mots, énoncé et partagé, et ce même au risque que ce soit éreinté par la critique et incompris.18 »
Plusieurs étapes de la prise de parole se dessinent : enquêter sur ce que nous gardons secret, ce que nous n’osons pas formuler à nous-même et aux autres ; s’interroger sur les raisons de nos silences ; tenter de façonner une langue capable d’accueillir nos expériences ; tenter de lever des tabous ; accepter de formuler nos colères au lieu de les réprimer et de les ignorer. Il s’agit là encore d’une question qu’Audre Lorde aborde dans son discours prononcé en 1981 « The Uses of Anger: Women Responding to Racism » (De l’usage de la colère : la réponse des femmes au racisme) :
Ma peur de la colère ne m’a rien appris. […] J’ai appris à exprimer ma colère, pour ma propre croissance. […] à mes sœurs de Couleur qui, comme moi, tremblent de colère sous le joug de l’exploitation, ou qui parfois jugent l’expression de notre colère inutile et destructrice (les deux accusations les plus fréquentes), je veux parler de la colère, de ma colère, et de ce que m’ont appris mes voyages à travers ses empires19.
Il ne faut pas se méprendre, Audre Lorde n’est pas déterminée à détruire et à demeurer dans cet état de colère, « mais à survivre »20. Elle estime que la colère peut être une source d’énergie créatrice qui peut rendre aux femmes leur puissance21. Meena Alexander aborde à son tour la question de la colère et du silence, s’autorisant progressivement à dénoncer les effets terriblement néfastes du colonialisme, à exprimer sa colère au sujet du racisme et du sexisme, à sortir du silence amnésique autour des abus sexuels dont elle a été victime. Si elle a eu l’audace de le faire, c’est parce qu’elle a pu prendre appui dans la force d’un collectif de voix libres.
L’idée d’être ensemble s’illustre parfaitement au travers de l’image musicale d’une chorale : il s’agit d’un ensemble homogène qui crée une musique harmonieuse, constituée de voix individuelles et différentes qui se rencontrent et s’unissent. C’est précisément ce que dépeint Chloé Delaume : « Le mot sororité désigne toutes ces elles qui deviennent des je, des essaims de je en forme de nous. Des nous, un nous de femmes.22 »
Être soi
Les expériences de l’exil, du sexisme, du mépris de classe, du racisme effacent la personne concernée et anéantissent le sentiment d’être sujet. Le sujet exilé, qui devient à la fois invisible aux yeux des autres et étranger à soi-même, fait l’expérience d’un non-être. Se dessine au fil des poèmes de Meena Alexander une angoisse de se sentir s’évaporer, s’effacer, se diluer, de sentir un vide se creuser intérieurement. Il devient donc nécessaire de réinvestir son être, de se connaître, et d’explorer ses émotions afin d’exister. Audre Lorde réclame l’auto-détermination, qu’elle définit comme « la volonté de nous définir, de nous nommer, de parler en notre nom, et pas que les autres nous définissent et parlent à notre place »23. Elle estime qu’il n’est plus acceptable de laisser des auteurs masculins définir ce qu’est une subjectivité féminine. Adrienne Rich considère que la volonté de se connaître, pour les femmes, est bien plus qu’une recherche identitaire ou narcissique ; elle marque au contraire un refus de l’autodestruction de la société dominée par les hommes24.
La politique de la localisation
La question qui s’ensuit naturellement est de savoir comment se connaître et trouver sa place dans une société patriarcale, sexiste et raciste. Adrienne Rich répond à cette question en développant le concept de localisation, compris dans un sens géographique, historique, mais surtout corporel. C’est ainsi qu’elle explore son propre corps : femme, blanche, juive, américaine. Les corps féminins ont historiquement été situés et classés dans une catégorie marginale. Elle appelle donc chacun à prendre conscience de sa localisation, à déterminer le lieu à partir duquel on vient et écrit. Cela est essentiel dans une communauté de femmes qui viennent d’horizons et de contextes très différents – femmes blanches, femmes noires, éduquées, pauvres, issues de lieux, cultures, conditions et classes variées. Reconnaître la diversité entre les femmes et ne plus croire en l’existence de la femme de référence (blanche, bourgeoise), mais des femmes. Elle invite à réfléchir à partir de corps féminins faisant les expériences de la grossesse, de la maternité, de l’orgasme, du viol, de l’inceste, de l’avortement, de la contraception, de la stérilisation forcée, de la prostitution, des rapports sexuels. C’est depuis cette première localisation que les femmes s’expriment avec autorité en tant que femmes : « Non pas pour transcender ce corps, mais pour se le réapproprier.25 »
En ce sens, l’intime est politique. Quand Meena Alexander aborde des sujets intimes tels que l’avortement, l’accouchement, les menstruations, ou encore ses émotions, il ne s’agit pas d’une démarche égocentrée, mais véritablement d’une volonté de témoigner de l’urgence pour les femmes de se reconnecter avec elles-mêmes. Elle évoque l’effort qu’elle a dû fournir pour exister en tant que femme ainsi que la nécessité d’être active dans cette démarche : « Je voulais donner une voix à ma chair, apprendre à vivre en tant que femme. Pour cela, j’ai dû cracher les pierres qui étaient dans ma bouche. Je devais devenir un fantôme, entrer dans ma propre chair.26 » Elle s’inscrit ainsi dans le prolongement du mouvement poétique féministe prôné par Adrienne Rich et Audre Lorde, qui est au fond un projet politique pour exister dans la sphère publique. De même, Chloé Delaume écrit que « la sororité implique une démarche consciente, un rapport volontaire à l’autre. La sororité relève de l’intime et du public »27. Kathie Sarachild, écrivaine et féministe américaine, reprend cette même conviction lorsqu’elle affirme que « nos sentiments racontent quelque chose qui nous éclaire, que nos sentiments signifient quelque chose qui vaut la peine d’être analysé, que nos sentiments disent quelque chose de politique »28.
Intersectionnalité
Se connaître, se localiser, se nommer – ceci résume en peu de mots la théorie de l’intersectionnalité, dont Audre Lorde est une des précurseures. Le terme est inventé par la féministe afro-amériaine Kimberlé Williams Crenshaw à la fin des années 1980 dans le cadre du Black Feminism, et touche à l’exploration des multiples discriminations dont sont victimes les femmes (race, genre, classe, âge, handicap, sexualité, etc.) et qui s’entrecroisent. L’intersectionnalité tente de visibiliser les identités plurielles, de souligner les différences entre les femmes, et d’encourager à assumer toutes les facettes constitutives de son être. Audre Lorde avait ainsi l’habitude de se nommer quand elle prenait la parole, de situer l’espace d’où émerge sa voix : « Lesbienne Noire de quarante-neuf ans, féministe, socialiste, mère de deux enfants, dont un garçon, vivant en couple avec une femme blanche, j’ai l’habitude de faire partie de ces groupes stigmatisés comme différents, déviants, inférieurs, ou carrément dans l’erreur.29 » Revendiquer avec audace ses identités de cette manière permet de s’affirmer et de s’enraciner avec des fondations solides. De toute évidence, Meena Alexander entreprend la même démarche dans son ouvrage The Shock of Arrival, et elle donne à voir la difficulté de cette tâche :
Je suis avant tout une poète qui écrit aux États-Unis. Mais une poète américaine ? De quelle sorte ? Sûrement pas de la même variété que Robert Frost ou Wallace Stevens. Une poète américaine d’origine asiatique, alors ? Cela sonne mieux, évidemment. Mais poète tout court. Juste poète. Cela me correspond-il ? Non, pas du tout. Il y a très peu de choses que je peux être tout court aux États-Unis. Excepté peut-être le fait d’être une femme, une mère. Mais là encore, je me pose des questions. Tout ce qui me vient à l’esprit se compose avec un trait d’union : une femme-poète, une femme-poète de couleur, une femme-poète sud-indienne qui invente des vers en anglais, langue postcoloniale, en attendant que les feux rouges tournent au vert sur Broadway, une femme-poète du tiers-monde30.
Phénoménologie féministe
La démarche d’Adrienne Rich, Audre Lorde, Meena Alexander, et de manière générale de ce courant féministe, peut être reliée à une phénoménologie féministe. Même si elles ne revendiquent pas explicitement ces termes (quoiqu’elles emploient le mot « phénoménologique »), c’est en somme ce qu’elles font. Comme l’explique la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans son ouvrage Un corps à soi31, ce sous-domaine de la phénoménologie remonte à Simone de Beauvoir avec la publication en 1949 de son ouvrage Le Deuxième Sexe. Elle reconnaît la valeur des écrits de Merleau-Ponty, Sartre et Husserl, mais perçoit également qu’ils écrivent du point de vue de l’expérience corporelle des hommes, d’un corps générique et asexué. Son objectif était de décrire l’existence des femmes du point de vue de leurs propres expériences corporelles. Elle a ainsi mêlé l’enquête phénoménologique et la théorie féministe, posant les bases d’un féminisme incarné qui s’est perpétué au cours des dernières décennies et a contribué de manière significative aux études féministes et de genre32. C’est reconnaître la valeur de l’expérience subjective féminine qui passe par une inscription dans son corps, le temps, l’espace, pensée en relation au monde et aux autres. Camille Froidevaux-Metterie affirme qu’il s’agit « d’en finir avec la définition patriarcale d’un corps-objet pour faire advenir les corps-sujets que nous sommes »33.
En arrivant aux États-Unis, Meena Alexander hérite de l’élan de ce mouvement et parvient à écrire à partir d’elle-même, de ses expériences, ses ressentis, son corps, sa subjectivité, à la première personne. Elle développe une écriture féminine au sens d’une écriture qui porte les traces de son expérience vécue. Elle dépasse le silence, les peurs, la honte, les tabous. Sa poésie s’apparente ainsi à une fouille intime, à l’autopsie de son exiliance34, parvenant à une forme de renaissance. Par ailleurs, Hélène Cixous associe l’écriture des femmes à un retour à la vie, à une remontée de l’enfer dans lequel sont plongées les femmes depuis des siècles et à un moyen d’accéder « à ses propres forces »35. Encore une fois, ce concept de sororité permet à la puissance des femmes d’éclore, puissance collective, puissance par le nombre, puissance de la libération et de l’affranchissement, puissance d’écriture, puissance dans la mise en mots et la mise à nu de l’écriture, puissance dans des voix rebelles, résistantes et vivantes.
Être vivante
Écriture
L’écriture est étroitement liée à l’histoire de l’émancipation des femmes, qui durant des siècles n’ont pas eu accès aux universités, ont été écartées des maisons d’édition, étant jugées illégitimes à écrire. Meena Alexander raconte dans ses mémoires Fault Lines qu’elle a commencé à écrire de la poésie vers onze ans, mais toujours en cachette. Elle savait qu’elle franchissait un interdit, que sa poésie représentait un blasphème dans son contexte familial et culturel36. Adrienne Rich et Audre Lorde ont, elles aussi, soulevé la question de la légitimité, invoquant toujours la nécessité de s’écrire, comme l’a également fait Hélène Cixous dans son essai Le rire de la Méduse publié en 1975 :
Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps ; pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette au texte – comme au monde, et à l’histoire –, de son propre mouvement. […] Et pourquoi n’écris-tu pas ? Écris ! L’écriture est pour toi, tu es pour toi, ton corps est à toi, prends-le. […] D’ailleurs tu as peu écrit, mais en cachette37.
Le ton programmatique, l’usage des temps de l’impératif et du futur, les répétitions des mots « femme » et « écriture/écrire », la cadence rapide et rythmée par l’usage des tirets et des deux points qui tirent les phrases vers l’avant et qui fonctionnent comme des symboles du seuil qu’elle invite à franchir, tout ceci traduit l’urgence vitale d’écrire aux yeux d’Hélène Cixous. On perçoit dans ces lignes le lien à la réappropriation de son corps afin de pouvoir écrire, mais aussi la responsabilité de faire venir d’autres femmes à l’écriture. La sororité permet précisément une force collective et annihile toute notion d’illégitimité.
On peut aisément dresser un parallèle avec l’essai d’Audre Lorde intitulé « Poetry is Not a Luxury » (La poésie n’est pas un luxe), datant de 1977, dans lequel elle affirme que les femmes écrivent de la poésie pour survivre, pour vivre :
Pour les femmes, cependant, la poésie n’est pas un luxe. C’est une nécessité vitale. Elle génère la qualité de la lumière qui éclaire nos espoirs ainsi que nos rêves de survie et de changement, espoirs et rêves d’abord mis en mots, puis en idées, et enfin transformés en action plus tangibles. La poésie est le chemin qui nous aide à formuler ce qui est sans nom, le rendant ainsi envisageable38.
Écrire participe à une résistance et se présente comme la seule voie vers la vie et la liberté. L’acte d’écrire lui permet de se réinscrire dans un état d’existence ; écrire pour ne pas être effacée. Meena Alexander évoque la nécessité de l’écriture qui, pour elle, jaillit des cendres dans un processus de renaissance : « et ces poèmes, des détails emportés par les nuages, / aiguisés par le besoin, nés dans les cendres de mon nouveau pays.39 » La poésie résonne désormais comme la musique de la survie, écrit-elle40.
La dimension relationnelle de l’intertextualité
De plus, l’œuvre de Meena Alexander est marquée par une grande pratique de l’intertextualité, par le biais d’épigraphes, d’allusions, de citations, de références, créant un riche maillage poétique qui s’étend au-delà des frontières géographiques, temporelles, culturelles et linguistiques. On retient quelques exemples : Dorothy Wordsworth41, poète anglaise du xviiie siècle, To Li Ch’ing-chao42, poète chinoise du xiie siècle, Grace Paley43, poète américaine et militante politique du xxe siècle, Adrienne Rich, Audre Lorde. Dans certains poèmes, Meena Alexander s’adresse directement à des poètes ou artistes comme si elle souhaitait aller au-delà de la référence et sortir de la page de sa poésie. Ces passages donnent alors lieu à un dialogisme vivant, s’inscrivant tantôt dans une amitié existante, tantôt comme une simple réponse à leurs créations, toujours avec la volonté d’instaurer un partage poétique. On en rencontre une illustration remarquable dans le poème « Raw Bird of Youth », par ailleurs dédié à Kamala Das, poète féministe indienne originaire du Kerala qui écrit en Malayalam. Meena Alexander ouvre et conclut ce poème s’adressant à elle directement : « Kamala, que m’arrive-t-il ? » puis « Kamala, au sein de cette nature sauvage, où disparaît l’amour ?44 » Autre exemple, dans le poème « Nomadic Tutelage »45, dédié à Audre Lorde, Meena Alexander s’adresse à la poète directement et cite deux de ses poèmes. Elle atteste de ce que ces poètes lui ont transmis, entamant un échange imaginaire qui suggère une forme d’accompagnement.
À ce sujet, Tiphaine Samoyault estime qu’il y a dans l’épigraphe un effet de filiation, que « la place de l’épigraphe, en exergue au-dessus du texte, suggère la figure généalogique »46. De même, j’analyse le métissage intertextuel chez Meena Alexander sous cette dimension relationnelle. Il s’agit pour la poète d’une manière de s’associer à une communauté de poètes, de rejoindre leurs combats, de montrer la filiation et la main qu’elle tend à ces femmes, de leur rendre hommage. L’intertextualité illustre la transmission entre sœurs-poètes, reliées entre elles, avec chacune sa propre créativité.
Érotisme créateur
Une autre dimension qui témoigne d’un profond ancrage dans la vie se perçoit dans le concept d’érotisme que propose Audre Lorde. S’interrogeant sur l’origine de la puissance des femmes, elle théorise ce concept dans son essai « Uses of the Erotic: The Erotic as Power » (De l’usage de l’érotisme : l’érotisme comme puissance), datant de 1978, au sens d’une force vitale. Voici sa définition de l’érotisme :
Le mot érotisme vient du mot grec eros, et signifie la personnification de l’amour sous tous ses aspects – né du Chaos, incarnation de la puissance créatrice et de l’harmonie47.
une ressource présente en chacune de nous, à un niveau profondément féminin et spirituel, une ressource solidement enracinée dans la puissance de nos sentiments inexprimés, ou inavoués48.
l’affirmation de la force vitale des femmes ; de cette puissante énergie créatrice, dont nous réclamons aujourd’hui la connaissance et l’usage dans notre langage, notre histoire, nos danses, nos amours, notre travail, nos existences49.
L’érotisme permet ainsi un nouveau mode de connaissance et un rapport sensuel au monde. Il est intéressant de remarquer que pour la poète, cet érotisme créateur est accessible uniquement en réclamant son identité plurielle : « lorsque j’intègre tout ce que je suis, ouvertement, libérant une énergie jaillie de mes différentes expériences et circulant librement à travers mes différents moi, affranchie des simplifications imposées par d’autres.50 »
Toutefois, Audre Lorde affirme que les femmes ont historiquement appris à « [se] méfier de cette ressource, avilie, déformée et dévalorisée au sein de la société occidentale »51. Si les femmes ont elles-mêmes appris à saper leur propre puissance, il est donc également possible de désapprendre ce mécanisme. Il faut donc tenter de construire une autre habitation du monde, peut-être moins rationnelle, plus intuitive et sensuelle. Ainsi, il sera possible de jouir d’une liberté et de la puissance d’aimer, de désirer, de s’émanciper, de révolutionner la poésie, d’inventer une langue qui reflète les expériences des femmes. C’est ainsi que je lis les poèmes de Meena Alexander portant sur le thème de l’amour52. La poésie permet une ouverture vers l’autre et devient un espace de rencontres. L’amour que décrit Meena Alexander est à comprendre comme un enracinement dans la vie, dans ce qui maintient en vie, dans ce qui donne de la joie de vivre et génère des relations partagées.
Conclusion
Au fil de cet article, le rôle significatif des liens de sororité devient apparent, à la fois dans le contexte de l’histoire littéraire et des mouvements féministes de façon générale, et pour Meena Alexander en particulier. L’inscription dans des cercles de femmes et le sentiment d’appartenance qui en découle ont fortement contribué à son émancipation et à son enracinement si nécessaire après des expériences d’exils. La sororité littéraire qu’elle développe à travers toute son œuvre transcende les frontières du temps et de l’espace, lui permettant de s’inventer librement par le biais de l’écriture et de l’imagination. Ces réflexions permettent également de se rendre compte du rôle de la langue, de la mise en mots, comme vecteur d’autodétermination. Enfin, je souhaite conclure avec quelques mots sur le genre de la poésie, qui occupe une place importante dans l’histoire de l’émancipation des femmes, notamment grâce à la publication de nombreuses anthologies. De nombreuses féministes se sont tournées vers la poésie dans leurs luttes pour (re)prendre leur place, précisément pour ses qualités orales, sa langue parfois explosive, son intensité et ses possibilités créatives. La poésie est particulièrement capable d’accueillir des voix subjectives, des expériences personnelles, l’exploration d’émotions, des expressions rebelles, une cadence militante, des transformations de violence en beauté, une musique de survie clamée en chœur. En ce sens, il est encourageant de constater que les publications de poètes et d’anthologies de poésie continuent aujourd’hui de croître, donnant à voir les forts liens de sororité qui continuent d’émerger.