1.
Les travaux consacrés à l’histoire médiévale ou moderne du vin, de la vigne et des vignerons ont accordé largement leur attention à la culture de la vigne, au marché de la terre, aux vignerons, à la consommation et à la commercialisation ; ils l’ont moins prêtée à la production du vin (Labbé et Garcia 2014) ; encore moins si on relie cette production aux moyens de production, aux lieux et aux objets.
Cette production participe du cycle de travail de la vigne, pourtant largement et bien mis en évidence. Perrine Mane et Pierre de Saint-Jacob ont beaucoup apporté à ce sujet, la première à partir de son étude des calendriers médiévaux (Mane 1983, 1991 et 2006), le second pour la Bourgogne de l’Époque moderne (Saint Jacob 1995 [1960]). Ces deux exemples sont à la fois très représentatifs des travaux disponibles sur la question et très éloquents. Que sait-on ? La vigne produit du raisin. Celui-ci est transformé par le biais de plusieurs opérations : le foulage aux pieds d’une part ; le pressurage d’autre part. Ces deux opérations aboutissent à la confection de deux types de vin au moins. Pour la région de Chartres du Moyen Âge central, c’est bien ce qu’indique la documentation : selon André Chédeville, le vin est d’abord foulé aux pieds ; il est qualifié de vin de foulage et semble d’évidence le plus apprécié. Ensuite, le marc est porté au pressoir et cela donne un autre vin, moins prisé (Chédeville 1973, p. 130-131). Claudine Billot, de son côté, signale l’existence d’une rente due à la Sainte-Chapelle de Paris de « treize muids et demi de vin de mère goutte », c’est-à-dire de vin produit par simple foulage (Billot 1997, p. 470). En Forez comme en Bordelais, le premier vin est soigneusement dissocié du reste de la production (Gonon 1973-1974, Marquette 1978). Le constat est identique dans une ville comme Laon aux xiie et xiiie siècles : le vin de prima gutta ou fructus de primo liquore est très nettement distingué (Saint-Denis 1994, p. 420). Il y a donc bien plusieurs vins produits avec le même raisin.
Pourtant, si un consensus s’est établi à ce sujet, force est de constater que ce n’est pas vrai partout, en Franche-Comté en particulier (Gresser 2008, p. 81). Non loin de là, la comptabilité des vignes de Jeanne de Bourgogne en 1327 ne signale rien en ce sens non plus (Bigarne 1879).
Voici à grands traits ce que l’on sait de la production du vin et ce à quoi se résume l’essentiel de l’historiographie sur le sujet. C’est assez mince.
2.
Ce silence relatif, s’il est une évidence, est-il un choix ? Ne correspond-il pas aussi et surtout à un silence de la documentation ? Un silence, en premier lieu, parce que la documentation fait défaut : comme dans le Bordelais au Moyen Âge central, dont les pratiques de vinification sont invisibles (Marquette 1978 ; Boutoulle 2000, p. 288) ; ou dans le Bas-Languedoc plus largement, un espace pourtant bien documenté par ailleurs (Bourin-Derruau 1987, t. 2, p. 239). En second lieu, parce que la documentation au sujet de la vigne s’intéresse à tout un tas d’aspects du travail, mais pas à celui de la vinification. C’est très net dans l’énorme documentation brassée par Monique Zerner pour le Comtat Venaissin : on y parle du travail de la vigne, mais de rien d’autre – ou de presque rien (Zerner 1993, p. 359). Ce rien, parfois, est tout de même éclairant. Ainsi, par exemple, le contrat d’apprentissage d’un nommé André, fils de Jean Borrelli, établi pour trois ans en octobre 1413, prévoit-il que le principal intéressé pourra rentrer chez lui pour travailler la vigne, c’est-à-dire la déchausser, la tailler, la biner, la chausser, vendanger, fouler les raisins et mettre le vin en cuve (Zerner 1993, p. 529). Évidemment, l’information contenue dans ce contrat est mince, mais elle est significative d’une prise en compte de l’ensemble du travail et donne à voir, à sa manière, la production du vin en tant que telle. C’est vrai ailleurs aussi, comme dans le Lauragais : Marie-Claude Marandet signale ainsi que dans les baux, les cuves, les pressoirs et la futaille apparaissent aussi. Par leur intermédiaire, on apprend que certains pressoirs sont partagés (Marandet 2006, p. 154).
Ce silence relatif provient peut-être d’une simplification de la besogne par certains historiens – après tout, la technique importe peu : on sait bien qu’il faut presser le raisin pour obtenir du vin, il n’y a pas lieu d’épiloguer. Résultat : l’accent est mis sur de « vrais » problèmes d’historiens, c’est-à-dire la terre, les « hommes », l’économie, etc.
Des orientations ont pu se faire jour en ce sens, par strates ou par modes, difficiles à dépasser – et qui ne l’ont pas été. Le colloque de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public (SHMESP) consacré au vin est une excellente illustration du problème (Bligny 1971). La production du vin apparaît dans le titre même du colloque, au moins dans sa formule publiée et, un petit peu, dans les communications. Visiblement, ce qui intéresse les gens présents, ce n’est pourtant pas ça, mais l’idée de culture promiscua, c’est-à-dire le fait que la culture de la vigne soit associée à d’autres cultures. La réflexion collective, dont la publication garde la trace, se situe dans le droit fil de certains travaux, comme la thèse de Pierre Toubert, par exemple, qui réduit presque la question de la vigne à celle de la culture promiscua, ou plutôt à son absence dans le Latium (Toubert 1973, p. 255-263). Ce n’est pas propre à la recherche française : Charles Higounet, dans l’introduction d’un recueil d’articles de Federigo Melis, souligne dans la production écrite de ce dernier un tournant décisif : celui de l’étude de la production. Dans les faits, toutefois, s’agit-il bien de production ? On peut discuter, sans remettre en cause la valeur de ses travaux, précieux par ailleurs (Melis 1984, p. VII-XX).
De fait, cette orientation éloignée de la production à proprement parler est soutenue par la documentation. Comme cette dernière parle peu de la production, rien ne sert d’aller contre. En somme, tout est logique : la production résulte d’un savoir-faire qui va à peu près de soi et qui n’a pas à laisser de trace.
3.
Ceci posé, cela a-t-il un sens et un intérêt de formuler aujourd’hui la question de savoir ce que l’on fait avec le raisin, où et comment ? Ne court-on pas le risque de réinventer l’eau tiède et de vouloir prouver ce que tout le monde sait déjà ?
Une série de questions ouvre un autre horizon que celui déjà offert à notre réflexion. Postuler, comme l’établit le schéma clairement mis au jour, qu’une partie du raisin au moins est portée, à un moment ou à un autre, au pressoir, oblige par exemple à poser à nouveau la question de l’existence du pressoir, de sa possession, de son usage et de son acception. La question des banalités, en ce sens, est un point qu’il conviendrait de reformuler. En effet, qui possède un pressoir ? Selon quels critères ? La thèse d’Aurélien Nouvion propose à ce sujet un très beau dossier très neuf : la densité des pressoirs dans la région de Reims est très impressionnante et témoigne d’un maillage du territoire qui résulte à la fois du simple hasard et, par endroits et par moments au moins, d’une volonté forte de doter les hommes d’outils performants (Nouvion 2021). À Chartres, il existe, comme dans beaucoup d’endroits, des pressoirs banaux, mais certains vignerons, à partir du xiie siècle au moins, disposent de leur propre pressoir (Chédeville 1973, p. 230-231). Le pressoir, par ailleurs, est-il forcément banal ? En Béarn, selon Pierre Luc, il n’y a pas de banalité du pressoir. Il y a des pressoirs partout, au milieu de la vigne ou dans les bâtiments situés à proximité de la maison. Ces pressoirs sont souvent partagés. Luc signale le cas, en 1396, d’un habitant de Gups, dont on sait qu’il possède le tiers du pressoir qu’il a chez lui et que les deux tiers restants appartiennent à deux autres maisons du village. Il donne un autre exemple : celui, en 1473, de sept habitants de Saint-Dos s’accordant pour construire ensemble un pressoir à frais communs (Luc 1943, p. 156-157). Ces questions sont importantes et il faudrait donc regarder de près de quoi il retourne exactement.
D’autres interrogations se posent très vite : si un pressoir, quel que soit son statut, existe, cela implique que tout le monde y ait accès. Mais si tout le monde a besoin du pressoir au même moment, ce qui paraît relativement logique en temps de vendange, comment fait-on ? On objectera que, comme pour le moulin, les chartes qui définissent l’usage du pressoir banal permettent des libertés, mais où les prendre, ces libertés ? On sait que la communauté ne permet qu’une liberté limitée pour les vendanges, très encadrées par les bans. Dans l’urgence, face à la foule qui attend, que fait-on du raisin ? Jean-Pierre Devroey signale que, à la fin du xviiie siècle, dans la région de Reims, on pose sur les paniers pleins de raisin, au moment de la vendange, des nappes mouillées pour éviter un changement de couleur (Devroey 1989, p. 87). Dans l’attente de pouvoir utiliser l’alambic pour distiller le marc – c’est un cas particulier mais très éclairant –, des traces ethnographiques signalent l’usage de terre pour recouvrir la vendange « pour la conserver jusqu’à ce que l’alambic soit disponible » (Bedel 1994b, p. 166). Cette simple question, à laquelle aboutit une réflexion un peu poussée sur le pressoir, ouvre, on le voit, une autre perspective, moins simple, parsemée d’une multitude de petits problèmes dont on ne parle pas mais qui font la vie des vignerons. Cela permet de rappeler ce qui est systématiquement oublié : la dimension humaine du travail et l’adaptation nécessaire de chacun aux contraintes aléatoires auxquelles il doit faire face.
Réfléchir au pressoir, ainsi, oblige à dépasser la simple idée que le vin est pressé. Encore faut-il s’accorder sur le sens du mot pressoir. Jean-Marie Martin explique ainsi que, en Pouilles, le pressoir (palmentum), relativement lourd, est le plus souvent situé en pleine campagne et constitue à peu près le seul instrument spécifique de la viticulture. Ce pressoir est parfois partagé. Mais, dans les descriptions fort schématiques qui subsistent, que voit-on ? Un pressoir, au sens où nous l’entendons, c’est-à-dire un récipient, un arbre et une surface pressante. Le plus souvent, toutefois, le mot renvoie probablement à autre chose : « Le pressoir doit être bien souvent une simple cuve où le raisin est foulé » (Martin 1993, p. 341). On trouve, dans le même ordre d’idée, dans un travail concernant le canton de Camarès en Rouergue, une étrange déposition effectuée par un informateur nommé Marcel Rousta, né en 1912 : « Aquela raca, la sortissián, la fotián dins una semal, un òme i montava dedins, caliá que se lavisse los pès davant e trolhava per faire sortir lo vin que demorava dins aquela raca » (Bedel 2000a, p. 252). Raca, c’est le moût. Ce qu’il dit est intéressant : le fait de fouler aux pieds, une fois la première fermentation achevée, une fois le vin soutiré et le moût sorti, est dénommé « trolhar », c’est-à-dire « presser ». Ce qui donne à penser sur le sens des mots et ce qu’ils recouvrent exactement.
Encore faut-il s’interroger sur la réalité du travail : que prendre en compte ? À quelle aune ? Faut-il prendre en compte uniquement le travail de pressurage lui-même ? Ne faut-il pas prendre en compte aussi la préparation antérieure du matériel ? Les fragments des comptes d’un château quercynois pour le xive siècle, publiés par Édouard Forestié, signalent ainsi, par exemple, la rémunération de 11 jours de travail féminin pour nettoyer le pressoir avant usage, à peu près au moment des vendanges, en 1327 (Forestié 1896, p. 216-217). À ce sujet, Noël Coulet ouvre une porte intéressante à franchir en parlant d’une viticulture du laisser-faire pour Aix-en-Provence à la fin du Moyen Âge, c’est-à-dire que, à ses yeux, le travail y est très simplifié : on fait comme on peut au moment où il y a lieu, sans anticiper quoi que ce soit (Coulet 1988, p. 153-160).
Encore faut-il s’accorder, enfin, sur le lieu et ce qui entre dans ce lieu, sur la nécessité autrement que juridique qu’il y a à distinguer la ville de ce qui ne l’est pas. Cela ajoute une couche de complexité à la réflexion, puisque, dès lors, il faut intégrer la question de la fiscalité (sur quoi est-elle pratiquée ? À quel endroit et à quel moment ?) et du contrôle.
Pourtant ces contraintes, ou plus sûrement ce cadre de pratiques, participent de la fabrique du vin. Au fond, le vin est à la fois un produit matériel et un produit culturel.
L’exemple du pressoir suffit, ainsi, à montrer que le simple schéma mis en évidence d’un raisin transformé – soit en le foulant, soit en le pressant – pose une série de questions qui restituent au travail de production toute sa densité et sa complexité.
4.
D’autres questions sont à poser dans le même temps. Elles le sont rarement, en grande partie par déficit de la documentation. Pourtant, à bien y regarder, elles sont fondamentales. Prenons l’exemple du degré d’alcool du vin. Le dossier est vide. Pourtant, tout le monde fait « comme si ». À Chartres, André Chédeville rapporte que le vin, léger, de conservation instable, devait être peu différent de ce qui se produisait au xixe siècle dans la région et qui ne titrait pas plus de 8° d’alcool (Chédeville 1973, p. 231). Mais rien ne l’assure. Que sait-on de la gestion de la fermentation, par exemple, au xiiie siècle ou au xviie siècle ? Quelles en sont les possibilités ? Des témoignages ethnographiques révèlent l’existence de tout un tas de « trucs » pour maîtriser le processus. Il ressort de l’enquête conduite à Salles-la-Source, en Rouergue, par exemple, que « l’ébullition provoquée par la transformation du sucre du raisin en alcool ramène le marc en surface, formant une masse solide. Il fallait alors cachar la folièra, littéralement, “presser la cuve”, c’est-à-dire presser avec les pieds pour faire replonger le marc dans le jus. Cette opération devait avoir lieu matin et soir pour éviter l’échauffement du marc qui aurait fait tourner le vin à l’aigre » (Gaffier et Ulla 1990, p. 67). L’idée est émise par de nombreux informateurs que la vinification, c’est un métier. La preuve : elle se faisait à l’oreille (Bedel 1991, p. 175). Par ailleurs, tout le monde oublie que le degré d’alcool peut se travailler. Jean-Louis Gaulin, avec d’autres, attire l’attention sur l’usage, à partir du xve siècle, de l’eau-de-vie pour augmenter le degré alcoolique (Gaulin 1991, p. 116).
Parmi les questions fondamentales qu’il convient de poser, il y a celle qui concerne le problème du lieu. Le tour d’horizon curieux qu’Armand Perrin a effectué en 1938, a le mérite de mettre en évidence qu’un local spécialisé ne va pas de soi, ne serait-ce qu’en raison de son coût (Perrin 1938, p. 135-136). Néanmoins, globalement, quel que soit l’espace, quelles que soient les variantes, deux instruments s’imposent comme fondamentaux : un instrument de cuvage d’une part, servant à la fermentation ; un instrument de pressurage d’autre part, servant à l’épuisement du moût. Il s’agit là, pour lui, de l’invariant matériel (Perrin 1938, p. 147).
Le vin est produit en partie dans les vignes et en partie à la ville. En Sicile, le raisin est transformé en vin et vendu au détail dans les vignes même ou à leur proximité immédiate, dans des « baraques » situées souvent à la limite de terroirs (Bresc-Bautier et Bresc 2014, t. I, p. 213). Jean-Pierre Devroey estime que l’on foule dès la cueillette « pour éviter qu’une partie du jus ne se perde pendant le transport » (Devroey 1989, p. 94). Même chose dans le Lyonnais à l’Époque moderne : les sources judiciaires permettent de mettre en évidence que ce transport est parfois l’occasion de fraudes. Les vignerons, en effet, enlèvent du jus des bennes pour éviter une perte pendant le transport… qu’ils oublient de signaler au décimateur (Durand 1979, p. 175). La géographie peut générer un usage particulier : dans les Alpes, « comme il est difficile de transporter la vendange au village par les mauvais chemins de montagne, le vin est élaboré sur place, plus souvent par foulage que par pressurage, et il demeure parfois plusieurs mois dans le grangeon exposé au chaud et au froid, ce qui ne l’améliore pas » (Millet 1994, p. 51).
Ces éléments obligent à s’interroger sur la possibilité de distinction de la ville dans le processus de fabrication. Faut-il opposer deux mondes de production ? Le cas sicilien invite à penser le contraire : les premières opérations sont réalisées dans la vigne (fabrication du moût) ; la fin de la vinification est opérée en ville, après que le moût y a été apporté en barils (Bresc-Bautier et Bresc 2014, t. I, p. 214-215). Ce moût circule, d’évidence : il se vend, de ce fait, comme à Castelsarrasin au début du xive siècle, où deux frères vendent un muid de bon moût de vin livrable aux vendanges prochaines (Latouche 1914, p. 82).
Le lieu de fabrication, quel qu’il soit, est entouré d’un appareillage fantasmatique. Des « trucs » permettent d’assurer à la cave de bonnes conditions d’existence. Adolphe Martin, né en 1912 dans le canton de Rodelle, en Rouergue, rapporte ainsi que pour pouvoir disposer d’une bonne cave, il faut planter devant elle un marronnier, parce que l’ombre de ce dernier lui donne la fraîcheur voulue (Bedel 1994a, p. 182). Dans le Valais, les caves à vin sont l’un des lieux de réunion des sorciers (Ammann 2005, p. 369). L’anecdote suffit à rappeler que le lieu de production et/ou de stockage est à la fois un lieu réel, matériel, et un lieu investi d’un imaginaire. En ce sens, de très belles évocations, littéraires en particulier, ont été réunies dans le volume des Rencontres du Clos Vougeot consacré à la cave (Perard et Perrot 2014).
Parmi les questions qu’il convient de poser, apparaît aussi celle du matériel, d’autant que la présence d’un matériel spécifique peut servir et a servi de marqueur de la croissance du vignoble. C’est le cas en Catalogne où Pierre Bonnassie signale un progrès du vignoble notable autour de l’an Mil. L’un des marqueurs est l’augmentation du nombre de pressoirs cités dans les chartes comme celui des vaisseaux destinés à la vinification et à la conservation. L’importance de cette production est visible dans les testaments de la même zone et de la même période où une grande valeur est accordée à ce matériel (Bonnassie 1976, t. I, p. 448-455).
Qui possède quoi ? Au fond, c’est la question. Dans les contrats de location du Comtat Venaissin, à la fin du Moyen Âge, les maisons se louent avec le matériel requis (Zerner 1993, p. 412-413). La cuve servant à la vinification, le lagar, en Castille, se loue à l’Époque moderne ; certains sont communaux (Huetz de Lemps 1991, p. 165-166). Il suffit, parfois, de peu de choses. En Picardie, au xiiie siècle, on trouve surtout des cuves : « Le raisin y était foulé aux pieds, ou à l’aide de battoirs » (Fossier 1997, p. 101). En Sicile, au regard des inventaires après décès conservés pour une large fin de Moyen Âge, « le cellier comprend aussi, mais beaucoup moins souvent, une cuve vinaire qui sert de fouloir, palmentum, tena, “tina”, tina de ligno pro pistando, pro calcandis uvis, ad opus terendi, pro apparando, accompagnée de l’indispensable cuvier pour recueillir le moût » (Bresc-Bautier et Bresc 2014, t. I, p. 214-215). Dans la région de Tivoli, l’essentiel se fait dans les vignes mêmes, à l’aide de cuves particulières, dénommées vaschae, « situées en plein air ou bien placées dans les grottes et fréquemment utilisées par plusieurs tenanciers en même temps » (Pini 1991, p. 90).
La documentation passe souvent sous silence d’autres éléments matériels qui, pourtant, sont nécessaires au bon fonctionnement. Dans cet ordre d’idées, se trouve la question du filtre, au moment où le vin est tiré, par exemple. Les attestations d’ordre ethnographique sont nombreuses. En Rouergue, le filtre placé à la bonde, au moment du coulage, est souvent fabriqué à l’aide d’un petit fagot de sarments ou de genièvre (Bedel 2007, p. 187). En Ardèche, on signale un tampon de genêt ou de bruyère (Salques 2001, p. 118). La moisson d’informations est surtout contemporaine : Claudine Billot, qui évoque une couloire d’osier, fait figure de solitaire dans le domaine pour la période médiévale (Billot 1997, p. 474).
Il faut élargir la réflexion à un matériel auquel on ne pense pas nécessairement mais qu’il faut bien prendre en compte, comme les brasiers, qui servent, dit Antonio Ivan Pini, à favoriser la fermentation, s’il fait trop froid (Pini 1991, p. 85). Ou, plus globalement, lorsqu’on fabrique du « vin chauffé », dans l’espace germanique (Matheus 1991).
Parmi les questions fondamentales, se trouve aussi celle de la provenance du raisin, importante dès lors qu’on aborde le monde urbain. Dans la Sicile médiévale, « la production du vin n’est qu’imparfaitement liée à la possession de vignes : sur 99 maisons qui manifestent l’un ou l’autre des outils de la vinification, cuve, cuvier, le plus grand nombre, 48, ne déclarent ni vigne ni outils de viticulture. Le raisin est donc acheté en vrac et apporté dans la cuve en charrette ou dans les barils portés par les mulets. 42 autres maisons possèdent leur vigne et/ou les instruments nécessaires à la culture d’une vigne qui serait louée. 36 autres, enfin, ont une vigne et/ou les outils de la viticulture, mais ils ne détiennent ni cuve ni cuvier, quoiqu’elles aient presque toutes des réserves de vin en tonneaux » (Bresc-Bautier et Bresc 2014, t. I, p. 213). Cela revient à dire que l’on ne fait pas toujours son vin avec son raisin. Paul de Sade, riche Avignonnais dont il subsiste un journal datant de la fin du xive siècle, s’occupe beaucoup du travail de la vigne et des vendanges mais délègue à d’autres le soin de faire le vin, en particulier à des habitants de Courthézon (Bresc 2013, p. 69). Du raisin est aussi produit en ville : celui des treilles. Pour Guy Fourquin, il y a de nombreuses attestations de treilles dans l’espace urbain de la zone parisienne à la fin du Moyen Âge. Ces treilles donnent lieu à un travail important que l’on voit bien rémunéré dans la comptabilité monastique, celle de Saint-Germain-des-Prés en particulier. Mais, ajoute-t-il, le « vin produit par toutes ces treilles été réputé pour sa mauvaise qualité » (Fourquin 1963, p. 72).
Se pose, enfin, la question des pratiques marginales. Franz Irsigler, au cours des 11e Journées internationales d’histoire de Flaran, attire notre attention, pour l’Allemagne médiévale et du début de l’Époque moderne, sur la multiplication des interdictions visant les additifs chimiques servant à la clarification du vin. Il cite l’alun, le vitriol, le mercure, la céruse (Irsigler 1991, p. 63). Cela suffit à signaler que – loin de la théorie, des règlements, de ce que la documentation rapporte abondamment – il y a aussi des pratiques discutables – et discutées. Ou, sur un autre plan, des pratiques particulières qui donnent, ici et là, un autre relief à la question de la production du vin. Jean-Louis Gaulin signale ainsi l’usage de colorants pour travailler la couleur du vin dans l’Italie médiévale, comme l’hièble, le sureau ou la vigne sauvage (Gaulin 1991, p. 114-115).
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Cela fait beaucoup de questions. Elles sont à peu près fixées. Mais, dans ce qui a été écrit – et lu – se trouve une grande variété de réponses. Ici, on parle d’un cellier urbain ; là, d’une cabane dans les vignes ; là de 3 jours de cuvaison ; là de 2 jours, etc. Force est de constater que le champ des possibles est vaste dans le domaine. C’est ce qu’indique très bien le tour d’horizon magistral que constitue l’enquête de Jules Guyot, au début du Second Empire. Il ressort de sa lecture l’existence d’une mosaïque de petites nuances. Petites. Globalement, le schéma fonctionne, répété à satiété de manière mécanique dans l’ensemble de la production historiographique (vendange, foulage, pressurage, etc.), mais à taille humaine. Ce que l’on fait avec le raisin, ainsi, est le produit de ces nuances. Cela revient à dire, à montrer, à rappeler, avec insistance, que le vin découle d’un savoir-faire. Pas d’autre chose. La problématique retenue a donc d’abord et surtout pour vocation de remettre l’humain au cœur des préoccupations. Il paraît nécessaire de repartir des fondamentaux, de la documentation et des individus, en s’éloignant du discours fabriqué par l’historiographie. La volonté de sortir d’une mythologie du vin a masqué les biais de la production historiographique – et ses manques. Répéter que le raisin produit plusieurs vins à la fois dans la vigne et dans la ville, est-ce donc si bien convenu qu’il n’y paraît ? C’est à vérifier que les portes ouvertes le sont bien que nous voulons convier.