Nous sommes des filles de solitude. Nous ne formons aucune communauté fermée.
Et pourtant nous partageons le même espace.
Nous allons former un cercle pour que circulent le doute et la contradiction.
Mariette Navarro, Les Hérétiques, Paris, Quartett, 2018, p. 119.
Introduction : des contre-communautés SF
Les femmes et communautés de femmes ont longtemps été invisibilisées de l’histoire de la science-fiction (SF) et de son discours médiatique, alors qu’elles sont présentes dès la cristallisation du genre à la fin des années 1920 aux États-Unis, en tant que lectrices, puis autrices et éditrices. En marge d’une communauté masculine blanche, les femmes tissent au fil du xxe siècle des modes de sociabilité parallèles, qui passent notamment par la création de fanzines écrits par et pour les femmes, et donc par un fandom féminin, puis féministe à partir des années 1970. Des chercheuses en études culturelles et de genre ont permis de dévoiler l’histoire culturelle de ces communautés, comme l’Étasunienne Helen Merrick1 avec son histoire des féminismes SF, non traduite en français à ce jour ; les Françaises Ïan Larue2, avec son essai sur la SF féministe et queer d’après Haraway, et Hélène Breda3, qui travaille sur les fandoms féminin·istes des années 1970 aux États-Unis. Ces différentes formes de sociabilité de femmes forment le premier pan de ce que nous avons nommé les « contre-communautés SF », avec les autres cultures minorisées4 et invisibilisées, à savoir les communautés (multi-)ethniques, LGBTQIA+ et intersectionnelles. En France, la critique franco-sénégalaise Oulimata Gueye5 ou encore la chercheuse en cultures de l’imaginaire et études de genre Manon Berthier6 travaillent à rendre ces groupes minorisés plus visibles dans la communauté SF. Le deuxième pan des contre-communautés SF procède du premier et se situe à un niveau fictionnel, puisqu’il est composé des fictions (pseudo-)utopiques matriarcales des auteurices qui mettent en scène ces communautés minorisées, dont nous pouvons relever, entre autres, dans le domaine francophone : Les Guérillères (1969) de Monique Wittig, Le Satellite de l’Amande (1975) de Françoise d’Eaubonne, Chronique du pays des mères (1992) d’Élisabeth Vonarburg, Pollen (2002) de Joëlle Wintrebert, Les Sorcières de la République (2016) de Chloé Delaume, Agrapha (2020) de luvan, Quand viendra le temps du feu (2021) de Wendy Delorme, ou encore La Prophétie des sœurs serpents (2022) d’Isis Labeau-Caberia. Enfin, le troisième pan des contre-communautés SF pense l’écriture collective comme sororité auctoriale, par exemple à travers les romans collectifs Bâtir aussi (2018) et Subtil béton (2022), dont la signature plurielle a notamment été étudiée par la chercheuse française en littératures comparées et spécialiste de l’auctorialité Charline Pluvinet7. Dans cet article, nous avons volontairement laissé cette partie de côté, qui reste une piste à explorer.
Ces trois pans des contre-communautés SF forment une contre-culture au carré, puisqu’ils représentent les voix des communautés identitaires minorisées, au sein d’une culture populaire (la SF) elle-même dominée par la culture mainstream8. Ces « voix différentes », pour reprendre l’expression de Carol Gilligan9, théoricienne étasunienne de la notion de care, s’expriment donc contre une culture SF dominante blanche, bourgeoise, patriarcale et hétéronormée, et contre des récits SF virilistes qui naturalisent les violences sexistes et sexuelles, comme le souligne le chercheur suisse sur les utopies féministes Frédéric Guignard10. Ces contre-communautés permettent ainsi de rouvrir l’histoire et les fictions SF à une solidarité sororale et inclusive telle qu’elle a été théorisée par la chercheuse et militante étasunienne, spécialiste du black féminisme bell hooks11, ainsi qu’à la théorie du care et de la voix différente de Carol Gilligan. Nous analyserons dans cet article les premier et deuxième pans des contre-communautés SF, qui permettent le mieux de thématiser les sororités plurielles de la SF littéraire. En effet, « les cercles de fannes12 de SF sont des lieux où se tissent des liens de solidarité et de sororité fondés sur des affinités et des modèles culturels communs13 », ce que nous appréhendons dans une première partie diachronique basée essentiellement sur l’ère culturelle étasunienne, et dans une moindre mesure sur l’ère culturelle francophone14. Dans une seconde partie, nous montrons que les utopies féministes francophones, notamment polyphoniques, permettent de retisser le fil de la communauté sororale entre des personnages aux « voix différentes » qui « ne sont pas seulement celles des femmes mais celles de toutes les catégories sociales désavantagées, ethnicisées, racialisées15 ».
Premières sociabilités sororales du fandom SF
Alors qu’il est admis dans l’imaginaire collectif que la SF est presque exclusivement masculine jusque dans les années 1960, et surtout 1970, Helen Merrick défend la thèse selon laquelle des éditrices, autrices et lectrices, ainsi que les questions de genre, étaient déjà présentes lors de la cristallisation historique de la SF dans les années 1920 et 1930 aux États-Unis. Ainsi revient comme un leitmotiv sous la plume des auteurs et éditeurs de SF étasuniens, depuis la fin des années 1930 et à chaque décennie du xxe siècle, une prétendue « invasion » du champ culturel du genre par les femmes16. Par conséquent, corroborer le fait que la SF a été, ou est encore, un domaine intrinsèquement masculin contribue « à occulter les relations des femmes avec la SF, en tant que lectrices, autrices et représentations de personnages féminins17 ». La popularité grandissante des études de genre ces dernières décennies a permis de faire émerger les pratiques d’écriture et de réception des femmes dans la SF dans le domaine anglophone avant tout – même si nous bénéficions tout de même de quelques témoignages d’autrices et éditrices dans le domaine francophone. Cependant, malgré cette présence relative des femmes au début du genre, on ne peut occulter le fait qu’elles ont évolué dans une culture dominante blanche, patriarcale et hétéronormée depuis 1929, contre laquelle elles ont formé et forgé des sociabilités parallèles à celles des hommes, notamment à travers des communautés de réception féminine et fémininistes dans le fandom SF depuis 1970, et à travers la représentation de communautés sororales dans leurs fictions utopiques.
Le début de l’« invasion » du champ de la SF par les femmes aurait eu lieu dès les années 1926 et 1927 aux États-Unis – donc autant dire depuis le début de la cristallisation du genre –, années où elles envoient des lettres aux premiers pulp magazines pour remettre en question « la pertinence du sexe dans les histoires de SF (ou sur les couvertures de magazines prenant la forme de femmes légèrement vêtues) [qui] a toujours été intimement liée à la place des femmes18 ». Les premières fictions SF ont par exemple été critiquées par leur utilisation massive de la figure de l’alien comme symbole, souvent sexualisé, des autres extérieur·es à la culture dominante des jeunes blancs occidentaux de classe moyenne19, à savoir les minorisé·es formant les contre-communautés de la culture populaire : « les femmes, les personnes de couleur, de nationalité, de classe et de sexualités différentes20 ». En plus de cet amalgame sexuel, les hommes remettent en question la place des femmes dans la SF à cause de leur inadéquation au domaine scientifique, argument qui commence à changer dans les années 1930 et 1940 aux États-Unis et catalyse une résistance commune des lectrices. Cet argument scientifique est également soutenu dans le domaine français par l’autrice féministe de SF Joëlle Wintrebert, qui écrit en 2010 dans un article sur les problématiques de genre dans la SF française :
Dans sa dimension patriarcale, caricaturalement genrée, dogmatique, le culte de la science était une véritable machine de guerre contre les femmes, instrument de domination, de rapports de force, de compétition, lieu de tension et d’agressivité permanentes. Et il faut bien dire que, même sans loupe, quand on se penchait un peu sur l’histoire des femmes dans la SF, on s’apercevait vite qu’elle reflétait cette idéologie dominante21.
Du côté du fandom étasunien des années 1920-1930, les fannes ont eu tendance à rester invisibles, se procurant les pulps en cachette ou via une connaissance masculine, devant également faire face aux réactions parfois hostiles des fans et éditeurs masculins et étant isolées de leurs sœurs : « il est [donc] difficile de dresser une image claire des activités des femmes dans les premiers temps de la communauté SF22. » Néanmoins, les lectrices continuent d’affirmer leur présence et certaines sont même des fannes actives du milieu :
Morojo était co-éditrice avec Forrest Ackerman d’Imagination (« Madge ») and Voice of the Imagination (« VOI ») […]. D’autres comme Gertrude Kuslan éditaient des fanzines ; Mary Rogers était une fanne-artiste ; et Kathryn Kelley était une des membres du conseil d’administration de SFAA (Science Fiction Advancement Association of San Francisco23).
Les femmes écrivant pour Madge et VOI ont contribué à ce qui serait le premier fanzine féminin ponctuel aux États-Unis, Pogo’s STF-ETTE, en 1940. Plusieurs femmes du fandom SF deviennent des professionnelles du genre dans cette décennie, comme Marion Zimmer Bradley, Virginia Kidd et Judith Merril. Les femmes répondent donc aussi à la circulation auctoriale que nous avons définie dans notre article sur la transauctorialité24, peut-être même davantage que les hommes, puisqu’elles doivent forcément passer par le fandom avant d’être légitimées dans le milieu, faute de reconnaissance en dehors de la communauté de fans. Par conséquent, si dans l’idéal « puriste » des acteurs masculins de la première SF, le genre n’était pas adressé ni ne convenait aux femmes, il apparaît grâce au travail d’historienne de Merrick que celles-ci auraient été bien présentes dès le départ. Joëlle Wintrebert souligne cependant que les femmes, jusque dans les années 1950 aux États-Unis, écrivent majoritairement sous des pseudonymes masculins pour pouvoir être publiées :
Elles y étaient parfois obligées par leurs éditeurs soucieux de ne pas effrayer le lectorat masculin (André Norton cachait ainsi Alice Mary Norton). Ou alors elles publiaient sous couvert de leurs initiales (Catherine Lucille Moore […] se masquait en C. L. Moore […]. Ou encore, elles bénéficiaient du doute associé à un prénom mixte25 […].
Les lectrices éparses de la SF commencent donc à former une contre-communauté sororale et à prendre place au sein du premier fandom SF de manière indépendante des hommes, « écrivant des lettres, éditant des fanzines et participant à des conventions26 », et ce sans forcément avoir été introduites dans le milieu par une connaissance masculine.
Dès les années 1950, la SF commence à s’intéresser aux différentes communautés étasuniennes minorisées – ethniques, religieuses, sexuelles, sociales et écologiques. La décennie est également marquée par un changement du système éducatif des femmes, notamment dans le domaine des sciences. Certaines entrent dans le champ éditorial, comme Judith Merril à partir de 1956, et des fanzines sont créés par et pour des femmes aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Australie : « ces fanzines marquent une étape importante dans l’histoire de l’implication des femmes dans le fandom SF […] [qui] utilisent l’étiquette femme-fanne comme un signe positif grâce auquel elles peuvent consolider une forme d’identité et de présence collective
27. » Entre 1950 et 1952, neuf femmes produisent une douzaine de fanzines et d’APAs (Amateur Publishing Association) aux États-Unis. En Angleterre, le fan londonien Rob Hansen fait état de fannes activistes nombreuses dans le fandom britannique au milieu des années 1950, dont Ella Parker, connue pour avoir tenu la deuxième World Convention à Londres en 1965, ou encore Ethel Lindsay, productrice de Scottishe de 1954 à 1981. En 1954, le fanzine féminin Femizine voit le jour en Angleterre, coédité par Joan W. Carr (personnage fictif créé par le fan Sandy Sanderson), Frances Evans et Ethel Lindsay ; le pas de ces femmes vers la constitution d’une communauté « a eu un poids dans le développement ultérieur du fandom ouvertement féministe28 ». Pourtant, les femmes restent encore très isolées les unes des autres à cause de l’éloignement géographique ; c’est grâce aux rencontres et aux conventions qu’elles peuvent rejoindre le réseau de fanzines et d’APAs et correspondre entre elles. Merrick conclut que « bien qu’éphémères ou oubliées, les actions collectives des années 1950 sont importantes à la fois pour les tentatives de création d’une communauté et l’utilisation de références explicites à l’égalité des droits et à l’opposition au sexisme dans le fandom29 ».À partir du milieu des années 197030, Merrick note que la place des femmes dans le discours médiatique de la SF devient plus centrale, du moins aux États-Unis, puisqu’en France, Wintrebert s’aperçoit que, « pénétrant le microcosme en 75 via la rédaction en chef de la revue Horizons du Fantastique, […] les auteurs francophones de mon sexe sont quasi absentes de la scène. Si l’on excepte Christine Renard et Julia Verlanger (alias Gilles Thomas), qui ne tarderont pas à disparaître, c’est le néant31. ». Pour Hélène Breda, certaines autrices étasuniennes, « qui ont bousculé l’entre-soi masculin à partir des années 1970, ont permis l’identification d’une SF “féminine”, voire féministe32 ». De nombreux critiques de SF avancent que l’arrivée des femmes dans le genre est notamment liée à la popularité de la série TV Star Trek ; si cette observation repose sur des arguments sexistes33, elle permet néanmoins de souligner la coalescence des femmes dans un fandom culturellement situé : dès la fin des années 1960, elles écrivent des fanfictions destinées à d’autres fannes sur cet univers. Malgré ces avancées relatives, « les critiques féministes sont restées une influence partielle et incohérente dans les études “malestream” de SF34 » et la représentation des femmes reste encore largement liée au sexe et à la sexualité. Une série de réponses à la republication d’un article féministe de l’autrice étasunienne Joanna Russ, « The Image of Women in Science Fiction » dans le magazine SF Vertex en mars 1975, met en évidence la formation d’une communauté sororale soutenant les propos de l’autrice, dont Loren MacGregor – et déjà Vonda McIntyre en 1972, suite à des attaques sexistes envers Russ après la publication de sa nouvelle « When it Changed ». L’article de Russ permet de la situer comme figure académique, comme féministe, lectrice, autrice et critique de SF, cumul des fonctions propres au milieu et qui permettent son auctorialisation. C’est également le cas de Jeanne Gomoll qui est également, dès 1975, une figure importante de la SF féministe étasunienne : écrivaine, éditrice et fanne de SF, elle dirige la revue Janus de 1975 à 1980, puis le comité éditorial de la revue Aurora (1981-1990). Sortent également en 1974 aux États-Unis et en 1976 en France deux anthologies de science-fiction féministes : Femmes et merveilles dirigée par Pamela Sargent, et Femmes au futur dirigée par Marianne Leconte. Hélène Breda fait état dans son article du fandom féminin et féministe qui s’est formé au cours de la seconde moitié du xxe siècle, et notamment dans les années 1970, autour de trois autrices étasuniennes : Ursula K. Le Guin, Marion Zimmer Bradley et Margaret Atwood. Leurs œuvres permettent aux fannes de s’identifier à des personnages féminins dans la lecture, et de s’engager activement par une « organisation collective en contrepoint des sociabilités masculines », des « regroupements communautaires35 » et par la production de créations dérivées. Ces dernières constituent « des formes de résistance à des messages porteurs d’une idéologie dominante » et « des lieux de contestation de la domination hégémonique propre au système patriarcal36 ».
C’est aussi dans les années 1970 dans les domaines anglophone et francophone, en parallèle au mouvement de libération des femmes, que la thématique des sociétés matriarcales – ou de la « guerre des sexes37 » – « culmine dans une refonte radicale par les autrices féministes », après avoir été une « tradition identifiable38 » dès le xixe siècle, puis dans de nombreux pulps jusque dans les années 1970. Ce phénomène est également souligné par Manon Berthier :
Comme riposte ou contre-réponse [aux] imaginaires patriarcaux, on imagine des systèmes de vie communautaires qui relèvent d’un principe utopique, toujours en prise avec des questionnements très concrets : comment éviter un retour aux ordres dominants ? Ces expérimentations par et dans la fiction ne constituent pas des utopies « abouties », statiques, mais des processus parfois en devenir et souvent violents, qui ne sont pas interrompus voire ne doivent pas s’interrompre ou se stabiliser dans un ordre quelconque39 […].
Les Guérillères de la Française Monique Wittig (1969) est considéré comme le « matri-text40 » des utopies féministes des années 1970, suivi de près par Le Satellite de l’Amande de la Française Françoise d’Eaubonne (1975), The Female Man de Joanna Russ (197541) aux États-Unis, et Les Bergères de l’Apocalypse d’Eaubonne (1977). La collection des histoires de « femmes dominantes » de l’écrivain et historien étasunien Sam Moskowitz, When Women Rule (1972), a permis de conserver des exemples de ces fictions matriarcales « témoignant d’une longue histoire de l’anxiété liée aux relations de genres et du marché hétérosexuel de la SF42 ». Dans la même décennie surgissent également des dystopies matriarcales réactionnaires écrites par des hommes, dans lesquelles la domination de genre, loin d’être utopique, est renversée, les femmes opprimant alors le genre masculin : Ladies’ Day (1968) de Robert Bloch (US), Misandra (1974) de Claude Veillot (Fr), Les Hommes protégés (1974) de Robert Merle (Fr), Les Sirènes de Lusina (1974) d’Yves Chantepie et Daniel Bertolino (Fr).
Les années 1970 et la contre-culture étasunienne sont également marquées par The Goddesses and Gods of Old Europe (1974), de l’archéologue Marija Gimbutas, et The Spiral Dance. A Rebirth of The Ancient Religion of The Great Goddess (1979) de l’écrivaine et éco-féministe Starhawk qui, d’après Ïan Larue, mettent à bas le discours sexiste des préhistoriens. Ces deux ouvrages ont par la suite largement influencé A Cyborg Manifesto (1984), essai féministe de la philosophe étasunienne Donna Haraway, alors que le paradigme SF est dominé par la violence et le cyberpunk : « La dimension militaire et mâlocentriste est donc évacuée par le nouveau modèle de la cyborg, être de chair, incarnée au sens propre dans un monde de hautes technologies mâtinées de biologie qui lui collent à la peau. […] Elle ne fonctionne pas seule, mais en groupe : il s’agit de féminisme socialiste43. » C’est également dans les années 1980 que les théories queer apparaissent aux États-Unis, à partir des questions LGBT dont la lutte se concrétise en 1969, date des émeutes spontanées de Stonewall à New York :
La question des personnes racisées fait migrer la deuxième vague du féminisme vers la troisième – portée par une réflexion sur l’étroitesse excluante du féminisme des Blanches – donc vers la théorie queer, l’intersectionnalité et le transféminisme (un féminisme pour tout le monde, porté par la réflexion trans*44).
Dans les années 1980 sont également publiées les dystopies matriarcales des étasuniennes Pamela Sargent, The Shore of Women (1986), et Sheri S. Tepper, The Gate to Women’s Country (1988). En France, Wintrebert note que :
Durant de longues années, quand nous commencerons à publier des romans l’une et l’autre, moi en 1980 (Les Olympiades truquées), elle en 1981 (Le Silence de la cité), nous serons avec Elisabeth Vonarburg, Québécoise d’origine française, les deux seules romancières francophones à publier de la SF en France45.
Enfin, la fin du xxe siècle francophone est marquée par la parution de la pseudo-utopie féministe Chronique du pays des Mères (1992) de l’autrice québécoise Elisabeth Vonarburg, ainsi que par la transformation du fandom, les lectrices trouvant alors dans Internet « un espace proto-féministe à grande échelle46 ».
Il apparaît donc que malgré plusieurs obstacles, qu’il s’agisse de l’exclusion du champ par les auteurs et éditeurs masculins, d’un isolement géographique ou d’un accès difficile aux sciences, les femmes de la SF ont réussi à forger des sociabilités et des cercles féminins afin de pouvoir exercer leur vocation de fannes, puis d’autrices et d’éditrices, d’abord dans le domaine anglophone, puis plus tardivement dans le domaine francophone. Ces phénomènes aboutissent dans les années 1970 à une science-fiction anglophone et francophone féministe et au paradigme des utopies matriarcales, qui se trouvent de nouveau mobilisées au début du xxie siècle, mais avec un nouvel accent mis sur la thématique de la sororité. Ainsi, nous proposons non plus de parler d’utopies matriarcales, appellation qui a pu être appropriée par la SF réactionnaire masculine, mais d’utopies sororales, en ce qu’elles tissent de nouveaux liens de solidarité non seulement féministe, mais aussi queer, multi-ethnique et intersectionnelle.
Des « voix différentes » : roman choral et utopies sororales
Les fictions sororales du xxie siècle sont majoritairement construites sur le modèle du roman choral, ou polyphonique, qui « renvoie avant tout à une certaine construction narrative qui multiplie les personnages de telle sorte que le lecteur se voit confronté à une prolifération de points de vue47 ». Le roman choral enchaîne les strates narratives additionnelles, soit à partir du point focal de la première personne (Les Sorcières de la République [2016], Agrapha [2020], Viendra le temps du feu [2022]), de la troisième personne (Pollen [2002]), ou d’une alternance des deux (Bâtir aussi [2018], Subtil Béton [2022]). Ce mode d’écriture et de lecture des fictions sororales permet de donner voix à des personnages incarnant la variété des enjeux identitaires liés aux communautés minorisées – ethnique, queer et féministe. Les communautés sororales du corpus du début xxie siècle ne sont pas exemptes de contradictions politiques et ne présentent pas toutes d’innovation formelle. Cependant, l’aspect sororal communautaire utopique et l’aspect polyphonique formel nous semblent être des traits dominants d’une majorité d’œuvres de ce corpus et importants à visibiliser, afin de faire pendant aux nombreuses dystopies matriarcales, essentiellement masculines mais pas que, du xxe siècle citées plus haut, et malgré tout toujours courantes aujourd’hui. D’après Emmanuelle Stock, chercheuse en cultures de l’imaginaire et études de genre, « le roman choral est un phénomène multiculturel qui interroge la répartition du pouvoir selon les sexes et les genres », devenant alors « un support d’engagement, un plaidoyer pour le féminisme, l’écoféminisme et le black féminisme mais surtout l’humanisme », ainsi qu’un outil pour « refond[re] la pensée communautaire48. » Nous pouvons rattacher cette vision politique du roman choral à la notion de « voix différente » dans la théorie du care de Carol Gilligan :
Faire revenir les voix des femmes dans ce qu’on appelait à l’époque la conversation humaine changerait la musique de cette conversation en donnant voix aux aspects de l’expérience humaine qui n’étaient pour la plupart ni parlés ni vus49.
Ainsi, nous proposons d’appliquer ce concept, provenant initialement des théories de la psychanalyse et des études de genre, à la narratologie littéraire, en étudiant, dans les fictions sororales, la polyphonie narrative comme expression de la pluralité et de la diversité de voix des personnages minorisés, qui portent en elleux un potentiel de résistance à la morale, la culture et la politique dominantes :
La voix différente est une voix de résistance à ces dualités et hiérarchies, et l’éthique du care, avec son attention à la voix (à ce que chacun ait une voix et soit écouté et entendu) et aux relations, est l’éthique d’une société démocratique50.
Comme le note Manon Berthier, pour sortir du mode de pensée oppositionnel et binaire imposé par le patriarcat, les autrices travaillent à l’expérimentation sur la langue, à la multiplication des points de vue et à des personnages féminins autonomes du regard masculin et des normes narratives et de genre. Plusieurs enjeux, que nous étudierons l’un après l’autre après avoir présenté le corpus, recoupent alors celui des fictions polyphoniques sororales : la désincarcération de la parole des minorisé·es, la voix des dominé·es comme langage performatif, et l’expression d’un feminist, voire d’un queer gaze.
On retrouve ces enjeux dans trois romans polyphoniques français qui mettent en scène des sociétés sororales utopiques et lesbiennes, qui n’appartiennent pas complètement au genre SF : Les Guérillères (1969) de Monique Wittig, Agrapha (2020) de luvan et Viendra le temps du feu (2021) de Wendy Delorme. Ces deux derniers s’inscrivent ouvertement dans la filiation des Guérillères51, raison pour laquelle nous avons choisi de l’intégrer à notre corpus, en plus d’être considéré comme le matri-text des utopies féministes. Les Guérillères, publié en 1969 aux éditions Minuit, se trouve à la frontière entre le nouveau roman français, notamment à travers les expérimentations que Wittig y mène sur la déstructuration de l’intrigue, du langage et des personnages, et la réception du texte comme littérature d’anticipation aux États-Unis lors de sa traduction en 197152. Agrapha, quant à lui, s’ouvre en exergue sur une citation du roman de Wittig, que nous étudions ci-après, et se construit sur une communauté de huit femmes religieuses vivant ensemble au xe siècle. Cet ouvrage joue sur la théorie des mondes possibles en SF puisque, outre le fait d’être publié par la Volte, il regroupe toutes les caractéristiques de l’artefact dégagées par Simon Bréan53. Agrapha se donne en effet comme la traduction d’un manuscrit apocryphe du xe siècle, objet dont l’énonciation présuppose un univers de référence imaginaire – la communauté d’Adsagsona n’a pas réellement existé ; l’objet-livre que la lectrice tient dans ses mains est composé de la traduction narrative du manuscrit, ainsi que d’un assemblage d’artefacts narratifs et documentaires qui doivent renforcer la réalité matérielle du monde de référence. Enfin, dans Viendra le temps du feu, le présent carcéral et dystopique des personnages s’oppose à un passé sororal utopique inspiré des Guérillères, dans lequel vit une communauté de femmes résistantes. Publié aux éditions Cambourakis, ce roman choral frôle lui aussi le genre SF par son caractère dystopique.
La désincarcération de la parole des minorisé·es, premier enjeu, passe avant tout par la rupture du silence et l’expérimentation sur la langue. Dans la théorie de Gilligan, le silence est synonyme d’intériorisation des dualités inhérentes au patriarcat, de perte de la mémoire et de violence, quand, au contraire, la voix retrouvée signifie la capacité à pouvoir raconter son histoire. Azélie Fayolle, chercheuse française en études de genre et théoricienne du feminist gaze, écrit que le « silence est la conséquence de la naturalisation qui fait passer pour un ordre naturel (et donc immuable) l’injustice sociale – et le silence des femmes54 ». Cette injonction au silence est illustrée par les phrases suivantes dans Les Guérillères (la première est également la citation qui ouvre Agrapha) : « Elles disent, le langage que tu parles t’empoisonne la glotte la langue le palais les lèvres. Elles disent, le langage que tu parles est fait de mots qui te tuent55. » Le langage, dans l’œuvre de Wittig, est doté d’une agentivité meurtrière – le langage empoisonne, les mots tuent –, personnification des hommes de la société occidentale patriarcale et colonialiste par et pour qui il est fabriqué :
Elles disent, ils t’ont décrite comme ils ont décrit les races qu’ils ont appelées inférieures. Elles disent, oui, ce sont les mêmes oppresseurs dominateurs, les mêmes maîtres qui ont dit que […] la différence de sexe, la différence de couleur signifient l’infériorité, droit pour eux à la domination et à l’appropriation56.
À l’anaphore « elles disent », qui scande l’ensemble du texte de Wittig, mimant le flot inarrêtable de la parole féminine recouvrée, s’oppose le masculin pluriel « ils », sujet des verbes de parole. Ici, la voix féminine « blanche » devient étendard du combat des minorités ethniques contre le colonialisme. À la fin de Viendra le temps du feu, Raphaël, l’unique narrateur masculin du roman, obligé de cacher son homosexualité, fait référence à la communauté féministe utopique qui a existé dans le récit, et qu’on suppose également être celle des Guérillères de Wittig :
Elles s’appelaient les sœurs. Toutes n’étaient pas nées femmes, certaines avaient fui la caste masculine où on les assignait […]. Ensemble, ces personnes avaient choisi d’user du féminin pluriel pour s’autodésigner. Comme acte politique, pour détruire dans la langue l’exercice du pouvoir qui les violentait57.
La communauté de femmes cis, trans et lesbiennes à laquelle se réfère le personnage récupère le « elles » des Guérillères, choisissant une « voix différente », plurielle, multiple et collective pour renverser, au sein même du langage, les normes et les valeurs patriarcales, ainsi que la dichotomie et la hiérarchie du genre. Enfin, dans le roman de luvan, le langage apparaît également comme une émanation directe du patriarcat et les religieuses d’Adsagsona choisissent donc parfois de le taire – aphona, « ce qui ne se dit pas » – ou de ne pas l’écrire – agrapha, « ce qui ne s’écrit pas » :
À ce qui n’est pas écrit (agrapha) – un vide circonscrit, en marge des textes, dans une sorte de sphère d’absence impalpable très contrôlée – s’oppose le chaos de paroles manquantes (aphona), qui viennent physiquement blesser le parchemin. […] À qui ne doit-on rien dire ? « agrapha » laisse entendre qu’une partie de l’histoire n’a pas été écrite. « aphona », quant à lui, laisse entendre qu’une partie de l’histoire n’a pas été racontée58.
On pourrait supposer que c’est aux hommes qu’« on ne doit rien dire », ou qu’on ne veut pas dire, à moins d’utiliser « des langues et des lettres inconnues59 », c’est-à-dire un langage qui émanerait des marges, non plus de la culture dominante, qui ne pourrait donc pas le comprendre. Les communautés sororales de nos œuvres se réapproprient alors le langage, première arme de désincarcération de la parole des minorisé·es : « La parole libérée circule. Visibles et solidaires, des milliers de lèvres s’entrouvrent, un roulis de gerçures, le silence amputé, la gangrène se dévoile et partout se répand l’évidence d’en finir avec les traditions du Monde selon Priape60. »
Chloé Delaume, théoricienne française de la sororité que nous venons de citer, avance également le rôle libérateur de la parole féminine, et surtout son caractère performatif – deuxième enjeu :
Après l’âge d’or du Dire c’est faire, voici celui d’En parler c’est agir. Alors en parler, cela suffit, en parler tout de suite et ça va mieux, en parler résout le problème, c’est magique et économique, ça résonne dans l’espace et le cerveau du public. À force de parole on croit que l’on guérit.
J’écris, ce qui signifie que pour moi chaque mot est un pouvoir. Les mots, pas les discours. S’emparer, appliquer des mots au quotidien. La sororité est le mot clef61 […].
Chloé Delaume fait référence au mouvement #MeToo qui, grâce à la libération de la parole traumatique, permet de recréer une sororité « inconsciente », comme l’ont analysée la psychanalyste Silvia Lippi et le philosophe Patrice Maniglier62. Dès lors, la parole minorisée quand elle se dit, et surtout quand elle s’écrit, est synonyme pour Chloé Delaume d’action, de résolution et de guérison ; la parole minorisée se fait réparation63 du traumatisme et de la langue dominante et oppressive. Chez nos trois autrices, cela se traduit par un pouvoir d’action langagier sur la transformation du monde et du futur :
Aujourd’hui, ensemble, répétons comme un mot d’ordre, que toute trace de violence disparaisse de cette terre […]. Quelqu’une se met à chanter, semblables à nous / ceux qui ouvrent la bouche pour parler / mille grâces à ceux qui ont entendu notre langage / et ne l’ayant pas trouvé excessif / se sont joints à nous pour transformer le monde64.
Chez Wittig, c’est par la puissance du collectif transcendant la binarité de genre (la bouche de « ceux » s’associe au chant de « quelqu’une ») que la parole, chantée à la manière d’une incantation, peut éradiquer la violence et réparer les rapports de domination. La puissance performative communautaire s’exprime également dans Agrapha, devenant désincarcération du futur65 : « en vérité je ne parle pas de moi. je parle de nous / et des temps futurs. […] nous marchons entre les ruines passées et bastissons les ruines futures66. » C’est par la parole performative collective, comme en témoigne l’opposition des pronoms personnels moi et nous, qu’une utopie féministe passée, présente et future peut advenir, une utopie radicale comme l’a décrite Alice Carabédian, chercheuse française en philosophie politique :
Il nous faut faire un pas de côté et revendiquer la puissance subversive de la fiction pour non seulement réenchanter nos lendemains, ouvrir les portes de nos pensées de l’alternative (de gauche), mais aussi pour repolitiser notre attention à un possible monde commun.
L’utopie, dès lors qu’elle est écrite, est réalisée, au sens où elle a prouvé son efficacité67.
Pour être radicale, l’utopie sororale doit donc porter en elle un potentiel performatif. Dans Viendra le temps du feu, les « uranien·nes » forment un groupe de résistant·es au sein de la dystopie de contrôle du roman. Cette contre-communauté est en charge de faire revivre les écrits anciens et interdits en les taguant sur les murs de la ville : « Nous sommes ici pour que le processus s’inverse. Pour réécrire l’histoire du point de vue des vaincus68. » Ainsi, l’utopie performative passe par la récupération et la relecture du passé du point de vue des minorisé·es, afin de pouvoir inverser la logique de l’histoire et du futur imposée par les dominants : « Qu’on ne se trompe pas, l’utopie a toujours été l’arme des minoritaires69. »
La désincarcération de la parole des minorisé·es, ainsi que la puissance performative de leurs récits sont, d’après nous, des caractéristiques inhérentes à ce qu’Azélie Fayolle nomme le feminist gaze70 – troisième enjeu. Sur un plan formel, il doit « multipli[er] les discours (par la polyphonie) et les points de vue (par la multiplication des personnages, la dissolution des narrateurs71) », ce que fait Wittig par l’utilisation d’un « elles » polyphonique, polymorphique et féministe, et luvan et Delorme par une polyphonie féminine·iste narrative à la première personne. Cette dernière permet d’autant mieux l’identification aux personnages féminins successifs et « donn[e] l’impression d’un discours intérieur monologique. Ce repli sur soi, qui est en fait une partie d’un tout plus large, alimente l’expression d’une sensibilité à la fois politique et philosophique72 », d’après Emmanuelle Stock. Sur le plan thématique, le feminist gaze doit remettre en cause le patriarcat en proposant une autre esthétique du désir : une expérience sensorielle et une érotisation consciente des corps. Monique Wittig réinvestit par exemple l’image de la vulve :
Elles disent qu’elles exposent leurs sexes afin que le soleil s’y réfléchisse comme dans un miroir. Elles disent qu’elles retiennent son éclat. Elles disent que les poils du pubis sont comme une toile d’araignée qui capture les rayons. On les voit courir à grandes enjambées. Elles sont tout illuminées en leur milieu, à partir des pubis des clitoris encapuchonnés des nymphes doubles et plissées73.
Le sexe féminin, sur lequel le soleil agit comme agent de dévoilement, est décrit selon l’image topique de la nature. Chacune de ses parties est nommée anatomiquement et comparée tantôt à la toile d’une araignée, faisant du sexe un prédateur, tantôt à l’image bucolique de la nymphe. Dans Agrapha, on retrouve la présence topique de la nature et le rôle solaire de dévoilement sensuel des corps dans une scène érotique interethnique et interspécifique entre Sigrid, son ancienne esclave Ludmilla, et une lynxe :
hier une lynxe formosa est venue laper à la source.
sigrid qui aime toutes sortes de bestiæ et elles l’aiment de retour a pu s’en approcher.
la virgo claire s’est allongée près de la sombre. elle est restée longtemps ainsi. telle blandine parmi ses fauves. toutes deux étendues blonde et brune dans le soleil on aurait dit le ricochet d’une lune contre une éclipse.
ludmilla a regardé cette scène avec libido.
après un moment elle a poussé un cri et la bestia a fui dans un silence effarant.
depuis il se raconte au vicus que sigrid se change en bestia et que ludmilla est la patronne des chasseresses74.
Libido est définie dans le glossaire en fin d’ouvrage comme « tout à la fois l’envie, le plaisir et l’amour75 ». À travers la présence solaire, la métaphore cosmique traduisant les deux couleurs de peau, ainsi que les références mythologiques finales, les deux femmes sont déifiées et la scène prend des accents épiques. Dans Viendra le temps du feu, la fusion symbiotique des corps est poussée à son extrême dans une scène métaphorique où les femmes-sœurs forment entre elles un corps unique, une communauté organique, que le roman dans sa construction chorale globale permet aux lectrices de ressentir :
Elles étaient toutes brisées et pourtant incassables. […] Elles existaient ensemble comme un tout solidaire, un orchestre puissant, les organes noués en ordre aléatoire, un grand corps frémissant. Et j’étais l’une d’entre elles. Être un soi cohérent et autosuffisant n’est pas chose essentielle, quand on sait faire partie d’une communauté d’êtres76.
Emmanuelle Stock reprend cette métaphore du chef d’orchestre pour l’appliquer à Wendy Delorme, dont chaque personnage serait une partition qui ne ferait sens que jouée avec celle des autres. À travers la représentation de sexualités lesbiennes et trans, nos trois romans se doublent d’un queer gaze, à savoir un regard qui déstabilise « la binarité des genres par des contre-modèles et des identités fluides, quand le feminist gaze signe un engagement politique collectif77 ». Cette « queerité » est également une caractéristique intrinsèque de l’utopie (féministe) radicale qui est « déviante et déviation, pratique et tactique féministe bien plus qu’identité. Queer est une insulte. L’utopie l’embras[s]e78 ».
Conclusion : pour une SF plurielle, mutante et sororale
L’article s’est voulu être une proposition largement ouverte d’une SF sororale, dont chacun·e pourrait s’approprier la définition posée ici, tant qu’elle garde intrinsèquement la force contre-communautaire et contre-narrative face à la culture dominante patriarcale, blanche et hétéronormée. L’article a ouvert un certain nombre de pistes qu’il faudrait explorer afin de proposer une vision plus inclusive des contre-communautés SF. Outre l’exploitation du troisième pan contre-communautaire, à savoir l’écriture collective comme auctorialité sororale, il serait nécessaire d’écrire une histoire du fandom des cultures minorisées depuis la cristallisation de la SF à la fin des années 1920, notamment des personnes racisées et des personnes queer dont nous n’avons qu’effleuré certains traits. En tant que littérature des marges, la SF se doit d’accueillir en son sein les communautés marginalisées pour recréer une définition extensive de la sororité ; elle se doit d’être « aussi (et surtout ?) le lieu d’une avant-garde sociale où les puissances minoritaires peuvent s’exprimer ». Dès lors, la communauté sororale SF se devrait d’être « à la fois féministe, postpatriarcale, queer, cyborg en un mot79 ». Cela se traduirait dans les contre-communautés fictionnelles par des utopies sororales qui accueilleraient non seulement les minorisé·es humain·es que nous avons cité·es, mais aussi « des figures longtemps présentées comme monstrueuses ou dérangeantes80 » dans la SF : les Gethénien·nnes hermaphrodites et les femmes-dragon d’Ursula Le Guin (The Left Hand of Darkness, 1969 ; cycle Earthsea) ; les sirènes et les femmes-champignon de Rivers Solomon (The Deep, 2019 ; Sorrowland, 2021) ; les aliennes, les cyborgs et robots harawayien·nes de Becky Chambers (The Long Way to a Small, 2015 ; A Psalm for the Wild-Built, 2021) ; ou encore les clones et mutant·es dépravé·es de Catherine Dufour (Outrage et Rebellion, 2009).