Le manque d’espaces pour les femmes dans la ville a donné à l’imagination de ces dernières un terreau pour des espaces utopiques. Ceux-ci leur permettant de créer des espaces dans lesquels elles se sentent plus sûres. Ainsi, la sororité, vectrice des espaces non-mixtes et féminins est cultivée depuis bien longtemps. Dans son livre manifeste de la sororité, Mes bien chères sœurs, Chloé Delaume explique l’histoire du terme1. Le terme « sororité », issu du latin soror, désignait à l’origine au Moyen Âge une communauté de femmes vivant ensemble dans un contexte religieux, sans définition des femmes à travers un tiers masculin. Cette sororité, comme l’explique Chloé Delaume dans son essai, est plus qu’un simple mot, car il décrit une manière de vivre. Il s’agit pour elle d’une entraide, un soutien, et une manière de déjouer des normes patriarcales qui indiqueraient aux femmes d’être rivales entre elles. L’application de cette manière de penser est l’essence de la non-mixité. C’est ainsi qu’aux États-Unis, comme en France, le terme de sororité (sisterhood) est réemployé par les féministes dans les années 1970 pour devenir, avec la non-mixité, un outil de lutte. Cette dernière permet de créer des cercles de parole et autres espaces militants entre femmes, libres de la présence des « oppresseurs ». La sociologue Aurore Koechlin présente dans son essai, La révolution féministe2, différents avantages à la non-mixité. Parmi ceux-là se trouve l’auto-organisation des personnes subissant des discriminations, mais aussi la possibilité de politiser des expériences vécues, la libération de la parole (libérée par l’absence des dominants), et enfin à travers les trois autres points une possible politisation des dominés.
Le collectif des collages féministes3 agit à travers l’appropriation des espaces publics. Ceci, les militantes* ont besoin de le faire sans la présence d’hommes cisgenres, qui, malgré eux ou leurs bonnes intentions, joueraient un rôle central : celui du protecteur4. Ainsi, la définition de Marcela Lagarde, anthropologue, féministe et politicienne mexicaine, correspond fondamentalement au phénomène des colleuses*. Pour elle, la sororité est un pacte de confiance en amies inconnues5. Les espaces non-mixtes et de sororité seraient des espaces libres de dominations patriarcales, dans lesquels on a pu voir dès les années 1970, entre autres une libération de la parole et un partage entre femmes, impossible dans des cercles mixtes. C’est ceci que le mouvement des collages féministes cherche à recréer dans la formation de ses collectifs informels de désobéissance civile. Au sein du mouvement féministe des collages féministes, le concept de sororité prend plusieurs sens liés à l’histoire militante des collectifs informels, ainsi qu’à l’intersectionnalité et l’internationalité du mouvement. Ce dernier, créé à l’automne 2019 en réponse au Grenelle du gouvernement face aux violences sexistes et sexuelles, s’est octroyé la mission de dénoncer à la fois l’inaction de ce dernier, ainsi que d’honorer les victimes de féminicides. Armées seulement de feuilles de papier, les militantes* collent sur les murs des villes et villages français des chiffres et des slogans révélant les violences sexistes et sexuelles aux yeux de toutes. Une première remise en question de la notion de sororité est soulevée rapidement. En effet, ce mouvement destiné exclusivement aux personnes minorisées de genre6, dans une visée de réappropriation de la ville, se déchire autour de la question trans. Ainsi, à la suite de la prise de position de Marguerite Stern, fondatrice du mouvement, en réaction au collage « plus de sisters, moins de cisterf », celui-ci se scinde en deux. Le mouvement des collages clame vouloir une sororité avec toutes et non une exclusivité de femme cisgenre7 et terf8. De ce fait, une première question sémantique du concept de sororité est soulevée dans l’histoire du mouvement. Nous utiliserons dans ce texte, majoritairement, le terme d’adelphité, considéré comme une forme plus inclusive de la sororité, dont la signification est cependant la même dans son essence. Si le terme de sororité est employé, il le sera à l’instar de femmes*, suivi d’une étoile afin de décrire son caractère inclusif. À l’origine, en grec, adelph- est la racine structurante pour construire les mots sœur (adelphé) et frère (adelphos), comme l’explique Florence Montreynaud. Pour elle, il s’agit d’« un mot inventé, pour un sentiment à imaginer, à rêver, à réaliser, peut-être, en ce xxie siècle.9 » Le mot a été adopté rapidement dans les milieux féministes et militants, plusieurs personnes comme Lauren Bastide10, Clémentine Gallot11 ou encore les colleuses* des Collages Féminicides de Paris12 s’accordent à employer cette notion. Iels s’accordent à dire que le concept est plus inclusif, neutre, car il propose une solidarité entre femmes, hommes, non-binaires et toute autre personne appartenant à une minorité de genre, sans distinction. Ainsi, dans ce contexte militant, aux termes de sororité et de non-mixité, succèdent ceux d’adelphité et de mixité choisie. La recherche menée à partir de l’automne 2021 est postérieure à ces évènements. Il semblait néanmoins important d’ajouter ce point historique, afin de mentionner cette première remise en question de la notion, qui par la suite influence le mouvement et ses collectifs.
Nous constaterons qu’avant tout, la mise en pratique de ce concept féministe permet à celles* qui le pratiquent, de prendre conscience de la puissance d’un pouvoir ensemble. Arpentant l’espace urbain pour se l’approprier visuellement et physiquement, les colleuses* appliquent la mixité-choisie pour affronter leurs peurs et créer des espaces d’adelphité dans la ville. Cependant, cette mise en action d’une pensée de la solidarité entre minorisées* de genre ne s’arrête pas aux limites de l’action militante, car nous pourrons observer la continuité de celle-ci sur les réseaux sociaux, vecteurs d’un réseau d’entraide féministe. Sans idéaliser ces groupes militants, la critique questionnera les limites de ce concept dans l’essence de l’intersectionnalité, mais également dans celle de l’internationalisme du mouvement : quelles sont les frontières de l’adelphité ou de la sororité ? Quels enjeux sont mis en perspective dans un idéal militant à travers les rapports de classe et de race ?
Des liens empouvoirants13
Les collectifs de collages sont à leur manière des espaces immatériels de mixité-choisie, il est, de ce fait, intéressant de constater comment ils sont composés. Les collectifs ne sont pas créés de manière affinitaire, c’est-à-dire que celles* qui souhaitent rejoindre le mouvement le peuvent tant qu’il s’agit de femmes* et que les valeurs communes sont les mêmes : pas de lgbtphobie, de racisme, de putophobie, d’islamophobie, d’antisémitisme, de xénophobie, de validisme, etc. Les personnes qui composent ainsi les collectifs sont donc en grande partie des inconnues*, mais bien des sœurs ou adelphes de lutte. Bien que des liens puissent se créer entre les unes* et les autres, pour beaucoup, les liens n’évoluent pas au-delà de ceux de camarades de lutte. Il est alors pour certaines des colleuses* interrogées important de créer un lien, tandis que pour d’autres, cela n’a pas une grande importance, car le nous collectif et politique est plus important. Ce qui est indéniable, c’est qu’aucune* ne considère les liens entre colleuses* comme des liens à des inconnues*, car il semblerait que le fait de faire une action illégale et militante ensemble, créerait au moins une complicité implicite lors des actions. C’est un sentiment que le collectif et son pouvoir ont plus d’intérêt pour atteindre un but que la somme des capacités de chacune individuellement14. Il semble que la possibilité de s’attaquer ensemble à des problèmes est alors primordiale dans le processus d’empouvoirement des militantes*. Iels trouvent la force dans les actions communes, car iels savent qu’iels ne sont pas seules, mais également parce qu’iels apprennent des unes* et des autres. C’est un constat qui peut être fait dans d’autres structures militantes, où les jeunes militantes* apprennent des militantes qui ont dix, quinze, vingt ans d’expérience dans le militantisme féministe, antiraciste, trans, TDS15 et libertaire. Ainsi, le fait de s’engager dans des collectifs militants, mais également dans des actions basées non pas sur la compétition, mais sur la coopération, a un réel pouvoir transgressif.
Le collectif des collages féministes permet une réelle construction d’un nous collectif, mais aussi d’un nous politique. Ceci, Jacques Ion16, sociologue, le décrit également, tout en expliquant que cette construction du nous, passait à travers des « rites de confirmation de l’identité collective », que nous pouvons ici ramener au franchissement de la ligne interdite du premier collage. Ces rites selon Ion, marquent la différence entre les je qui s’associent et créent un nous, tout en marquant une différence claire avec les ils, qui représentent la société civile. Ceci, nous le retrouvons également chez les colleuses* qui se distinguent des autres militantes* à travers leur anonymat, leurs actions bien définies illégales, mais qui se distinguent tout autant des « ils », représentant les hommes cisgenres. Les espaces publics sont un outil à la construction d’un nous, à travers les sessions collage, qu’il s’agisse de discussions banales ou de témoignages, d’instants plus solennels. La sociologue Hélène Prévost17 explique que la création du nous passe à travers des moments de rire et de partage entre femmes*. Elle constate l’affirmation de ces dernières à travers la validation au sein d’un groupe. Il semble important de souligner que la dimension émotionnelle de l’« empouvoirement », fait partie d’une revendication d’un pouvoir ensemble au sein d’un collectif comme à l’extérieur de celui-ci. La ville est également un outil pour les colleuses* permettant de se rencontrer en dehors des sessions collages et de renforcer ce nous, ce « pouvoir ensemble », notamment à travers des manifestations ou d’autres actions. L’architecture, décorum de la ville, étant conçue pour séparer au lieu d’unir les minorités, n’y est-il pas par essence alors controversé, puissant et revendicatif d’y lutter ensemble ?
Une appropriation de la ville
La mixité choisie est pour bien d’autres raisons également une condition importante dans la lutte à travers les collages féministes. En effet, de nombreuses chercheuses à l’instar de la géographe Jacqueline Coutras18, mais également de Sylvette Denèfle19, Yves Raibaud20, Marylène Lieber 21 ou Michelle Perrot22 ont démontré que les pratiques de l’espace urbain sont en effet inégalitaires et discriminantes pour les femmes*, notamment par le manque crucial d’espaces et de représentations pour ces dernières. Ce vide permet aux militantes* colleuses* de créer ces espaces, dont iels ont la nécessité, dans l’espace urbain. Au cours de la recherche, plus d’une vingtaine de sessions collages ont été suivies et retranscrites. De cette manière, de multiples situations ont pu être observées et appréhendées. Nous pouvons en conclure que les sessions collages tendent à créer des espaces sûrs, créateurs de moments, tantôt légers, tantôt intimes. Au cours des dix-huit mois de recherche, il a pu être constaté aussi bien des instants décrits par Héloïse Prévost23, que ceux décrits par Koechlin, soit des cercles de parole possibles seulement sans la présence des dominants. La ville étant dans sa construction faite par et pour les hommes, elle n’est pas le lieu le plus évident pour les femmes*. Par la suite, différentes hypothèses ont ainsi été posées. La première, est que la ville est un espace appropriable par les femmes*, changeant le rapport de pouvoir imposé. La seconde est que la ville est un outil pour s’empouvoirer, cela passant par la capacité du groupe, du nous.
La création du nous collectif, expliquée à travers la théorie de Jacques Ion, est dans la pratique identifiable à travers plusieurs motifs. Le franchissement de la ligne de l’illégalité, est par exemple pour de nombreuses* militantes* un moment dont iels se souviennent, un moment significatif dans leurs parcours militants. La possibilité de dépasser sa peur grâce à un groupe est à noter, car les nouvelles* colleuses* sont pour la plupart novices. La construction du nous se fait donc également au fur et à mesure des sessions, de l’expérience et de la répétition. Il faut noter qu’il s’agit pour la plupart d’un parcours et d’une expérience individuelle, car peu de colleuses se croisent régulièrement. Par conséquent, les discussions sont souvent superficielles, techniques et portent plutôt sur l’activité du collage, l’actualité politique ou les situations socio-professionnelles des unes et des autres. Une des interrogées indique qu’il est rare que des conflits aient lieu, car iels sont « en général […] d’accord entre [elleux] ». Cela s’explique par la sélection mise en place au préalable, basée sur une charte aux valeurs d’un féminisme intersectionnel. Il arrive cependant également, du fait de cette même confiance qui règne parmi ces inconnues, qu’un cercle de parole se crée. Certaines colleuses* se confient alors sur des violences vécues et subies. Parfois, les slogans collés sur des murs peuvent alors être des témoins de ces paroles, des marqueurs de dénoncer et partager une intimité violentée. Ces moments ramènent au grand jour une des volontés premières des collages féministes liée aux féminicides : le privé est politique.
Dans ces moments sororaux ou d’adelphité, qu’importe le lieu, la ville est un espace que les colleuses* s’approprient, car iels en ont besoin. La recherche a ainsi pu constater que l’appropriation de l’espace urbain, se fait de manière inhabituelle, comparée aux stéréotypes véhiculés quant à la peur genrée de la nuit et de la ville. En effet, les militantes* occupent tant les murs que les rues du centre-ville, des périphéries ou des espaces interstices. De fait, il fut intéressant de constater que les espaces privilégiés en termes de sûreté et de confort pour ces colleuses* sont ceux des dessous de ponts, des tunnels et autres lieux dissidents de la ville. Ce sont les lieux sombres qui sont les espace safe24, car éloignés des caméras, du surplus de passants et de la police. Les espaces en ville qui sont supposément sûrs, car la sécurité y est renforcée, deviennent les endroits les plus dangereux au sens des colleuses*. Les colleuses* sont ici ce groupe qui permet de déplacer les frontières de la peur en agissant ensemble. Iels font de la ville le terrain d’espaces safe en mixité choisie. La croyance en un pouvoir ensemble, en la création d’un nous, permet aux militantes* de s’imposer, de briser leurs peurs et de renverser les stigmates qui leur sont imposés.
Par ailleurs, les moments de manifestation, en dehors des sessions collages sont pour les colleuses* un moyen de se retrouver en dehors des sessions collages. Les manifestations, moyens légaux de montrer un désaccord avec le gouvernement, sont les moments culminants d’occupation de l’espace public par les féministes. Elles sont alors un temps pour les colleuses* qui permet de créer du lien à travers ces moments forts au sein de la ville. L’espace urbain accueille à ce moment les cris, les sifflets, les tambours au rythme des revendications et des rues qui voient défiler des centaines et milliers de personnes. Lors du mouvement social contre la réforme des retraites au printemps 2023, les colleuses* de Strasbourg sont allées, les matins avant la manifestation, afficher des slogans sur le parcours de celle-ci. À Paris, iels collent durant les manifestations, protégées par la masse de personnes. Ces deux exemples montrent que la ville permet aux collages d’accompagner des protestations légales et ceci crée un lien d’autant plus fort lorsque les colleuses* retrouvent, plus tard dans la journée, leurs slogans sur les murs, pendant qu’iels les scandent de vive voix ensemble. De plus, cette manière d’opérer donne un effet de séquence dans la ville. Les trajets des manifestations étant assez linéaires et sur de grandes rues ou avenues, les collages collés à répétitions sur les murs semblent donner un effet d’insistance, de ceux qu’on ne peut pas manquer. Si le premier n’est pas vu, le second ou le troisième le sera, de sorte que les murs de la ville donnent raison aux manifestants. C’est une appropriation des murs pour toutes.
Un réseau d’entraide sororal*
Les actions collectives telles que les manifestations permettent d’entretenir ce réseau sororal*, mais elles ne sont pas les seules témoignant de la mise en pratique du concept. Un autre exemple est la création et l’entraide des collages féministes à travers le monde, traduisant une universalité des luttes féministes. Veronica Gago, professeure en science sociale et co-fondatrice de ni una menos25 à Buenos Aires, met en lumière à la fois l’internationalité des luttes féministes contemporaines, leur radicalité, ainsi que le fait qu’elles s’organisent autour des violences sexistes et sexuelles, qui touchent toutes les femmes* à travers le monde. Il a été observé que les colleuses* de Strasbourg sont venues en aide aux collages féministes de Mulhouse pour organiser et participer à la première « pride » de la ville en juin 2022, portée par le collectif local. Ce soutien souligne encore une fois la définition de la sororité que nous offre Marcella Lagrande. La mise en place d’un réseau de soutien, à travers la pratique militante des collectifs de collages féministes, sur la seule base de la sororité*. La prise de conscience de l’internationalité de ces luttes féministes intersectionnelles est palpable lors d’actions menées pour de grandes occasions, telle le 8 mars, journée internationale pour les droits des femmes. Il a ainsi pu être observé qu’à la suite d’un appel du collectif des collages de Berlin en Allemagne, les colleuses* ont à travers le monde, affiché sur les murs « Wir sind überall, Nous sommes partout, Nou lé partout, We are everywhere, Mir sinn iwwerall, We zijn overall ». De Berlin, à New York, Amsterdam, Lisbonne, Montréal en passant par Strasbourg, vingt collectifs placardent ces mots sur les murs de leur ville à travers le monde.26 Cette action n’est pas isolée, une des colleuses indique ainsi :
Le 14 février 2020 on a fait une action pour la St-Valentin. Je crois que ça avait été lancé par les collages londoniens mais je suis pas sûre. En gros c’était « Vos roses n’effaceront jamais nos bleus » et du coup chaque pays le collait dans sa langue et du coup-là c’était trop ouf parce que […] je sais pas combien de pays avaient participé, mais je sais qu’il y avait les Pays-Bas notamment. Tout le monde avait collé dans sa langue et c’était hyper impressionnant et t’as l’impression d’appartenir à un truc et c’est trop cool27.
Non seulement ces actions participent à la prise de conscience de l’internationalité de la sororité* militante, mais également à la mise en place de celle-ci. Il s’agit de moments sororaux créés, comme le décrit la colleuse interrogée, car la mise en perspective d’une pratique individuelle et locale, à une pratique internationale est « empouvoirante ». Les militantes* décrivent uniformément l’importance de ce pouvoir ensemble, ainsi que la puissance qui s’en dégage.
Si l’espace urbain est un outil à la mise en pratique de l’adelphité au sein des collages féministes de Strasbourg, l’espace virtuel est une continuité de ce dernier. En effet, la communication et les canaux sur la plateforme en ligne Discord, permettent à toutes de communiquer, de s’entraider et de partager, grâce aux différents canaux de discussion mis en place. Le réseau militant se développe au-delà des frontières de la ville de Strasbourg, pour devenir un réseau d’adelphes en ligne. Grâce aux réseaux sociaux, les différents collectifs peuvent partager des informations entre eux, mais également avec la communauté féministe au global. Une sororité est créée à travers le monde entre les militantes, qui se soutiennent, partagent, s’entraident : c’est le summum du pacte de confiance entre amies inconnues. Il est en revanche palpable que cette communauté, cet espace sororal* est limité. En effet, plus il devient global, moins il devient sûr. Il n’est plus envisageable de parler de mixité-choisie dans un espace en ligne, accessible à toutes et donc l’accès sans aucune restriction peut créer des confusions, malentendus et reproduire des violences. Si les collages féministes permettent un réseau d’entraide et de soutien à travers le monde, ils ne peuvent garantir un espace sororal* safe à si grande échelle. Les messages anonymes sur les murs d’une ville ou sur le fil d’Instagram, sont dépersonnalisés et l’échange réciproque, existant dans la mise en pratique de la sororité*, se limite souvent à une relation unidirectionnelle.
Des liens familiaux limités, à la solidarité
Déjà esquissées, les limites de la mise en pratique du concept de sororité sont multiples. Il a pu être observé que l’internationalité et l’intersectionnalité des luttes sont des filtres pour constater ceci. Tout d’abord, il a été mentionné la volonté d’inscrire les collectifs dans une idéologie intersectionnelle. Cependant, certains collectifs ont d’emblée décidé de se regrouper entre personnes racisées ou entre personnes juives par exemple, afin de réduire les possibilités de violences et d’oppression au maximum. En effet, les réalités vécues par ces personnes ne correspondent pas à celles de personnes « moins discriminées ». Si la question du genre fut une raison de la scission des collectifs d’origine, d’autres ont alors préféré se retrouver entre dominées, pour les raisons évoquées plus haut, notamment par Aurore Koechlin. Veronica Gago met également en lumière l’indispensable nécessité de se rendre compte de l’inégalité des femmes* à travers le monde, ainsi que de leurs luttes. Par conséquent, il faut se poser la question de l’égalité horizontale de la sororité, dans un monde où les rapports entre dominants et dominés sont omniprésents. La théorie de Gago s’axe autour de la grève féministe générale et sa transnationalité, partant du Sud global. Elle rappelle l’importance de la spécificité des mouvements féministes à travers le monde, et donc l’impossible lissage qui pourrait être fait autour d’une cause unique. L’absence d’homogénéité est ce qui rend la mise en pratique de la sororité, non pas impossible, mais à manipuler avec prudence. C’est un rappel aux sœurs et adelphes blanches qu’iels véhiculent les mêmes privilèges de classe et de race, pour certaines, que les hommes blancs. En effet, être libre de la domination patriarcale, ne signifie pas qu’on ne subit aucune autre domination ou que l’on ne peut pas être l’oppresseur. Les questions de race, de minorité de genre ou de classes peuvent être alors des enjeux majeurs. Il est alors primordial de ne pas s’approprier les luttes des autres, car si la sororité* est réelle dans son intention, la mécompréhension des féministes blanches et occidentales quant aux combats féministes en Amérique du Sud, en Afrique, au Moyen-Orient ou en Asie, peut aussi l’être. Comment pallier alors ces différences de compréhension et de combat ? Une réponse se situe peut-être dans les mots de Réjane Sénac :
On parle des femmes, mais les non-frères ce sont aussi les personnes racisées qui ont été exclues de la citoyenneté civile/civique à part entière. […] Donc dire qu’il faut repenser notre définition de ce qui fait notre famille commune, car avec la fraternité on prend l’analogie familiale pour parler d’une communauté politique, d’une famille politique, d’une fiction, d’une construction politique. Jean-Jacques Rousseau, bien connu pour son contrat social, qui excluait les femmes, disait on va éduquer les citoyens comme des égaux pour qu’ils deviennent des frères. […] Donc si on garde cette analogie familiale, ce qui à mon avis peut être bousculé et aller plus loin et se libérer de ces analogies qui sont aussi très marquées par une conception très hétéronormative du papa, de la maman et des enfants. On peut aussi aller plus loin que ça. Mais dans un premier temps si on garde l’analogie familiale, utiliser le terme grec d’adelphité aurait pour atout de ne pas être un terme marqué par le genre puisqu’il signifie les enfants nés de la même mère, peu importe leur sexe. C’est un terme utilisé en particulier par les féministes […] pour se libérer, s’émanciper de ce modèle qui reproduit avec nous et malgré nous cette construction, qui est une construction excluante de notre rapport du qui au politique. Donc ça paraît peut-être un peu subversif, mais je trouve que ça dit surtout notre résistance à voir les problèmes et quand on les voit à les traiter selon les bonnes méthodes et juste peut-être, je pense que j’ai une préférence pour solidarité. C’est-à-dire que tant qu’à déconstruire, déconstruisons aussi cette analogie familiale28.
Sa proposition de sortir de la famille politique, des frères, sœurs et adelphes, afin de parler de solidarité semble être un but ultime de la lutte intersectionnelle. En attendant, la sororité et l’adelphité peuvent être ces outils nécessaires à la politisation des minorisées et ainsi, à la dénonciation du masculin générique et universel. Peut-être ne faut-il pas prétendre être sœurs, mais bien solidaires de nos luttes féministes respectives, qui sont dans l’absolu internationales, contre ce même système de violences et de domination patriarcale, trouvant ancrage dans les corps des femmes29. Être solidaires signifie alors ne pas effacer les différences sous ce terme de sœurs, mais les sublimer et les honorer. C’est alors en collant des messages de soutien et de solidarité aux féministes et autres discriminées à travers le monde, que les collectifs de collages peuvent s’inscrire dans cette sororité* intersectionnelle.