Cette « histoire des faits littéraires » est la dernière des trois anthologies1 traversant plus d’un demi-siècle de travaux critiques qu’Henri Béhar a publiées entre 2022 et 2023. On aurait tort de croire pour autant qu’Henri Béhar a cessé toute activité critique ou directoriale et que c’est un regard rétrospectif depuis une supposée retraite qui justifierait ce retour sur des travaux précédents : il était temps que certains de ces travaux, qui n’étaient plus accessibles, le soient de nouveau, et il était difficile pour le parrain des études du surréalisme français de ne pas fêter et faire fêter à sa manière le centenaire du surréalisme en 2024. On consultera si l’on en doutait l’Almanach du siècle surréaliste 2024 paru en août dernier qu’il a dirigé2.
La moitié des dix-sept chapitres de cette anthologie sont des textes déjà publiés entre 1966 et 1990, les autres textes étant non datés ou inédits. L’« histoire » qui les regroupe ne se veut pas une histoire littéraire mais une histoire de « faits ». Ce qui distingue, selon Henri Béhar, la seconde de la première est que si le fil conducteur de la première reste, à peu de chose près, et qu’elle le veuille ou non, « l’ancien dualisme concernant l’homme et l’œuvre » (p. 8), la seconde, elle, s’organise à partir de faits déterminants pour l’avenir de la littérature et de sa réception : certaines manifestations littéraires et politiques, certaines revues, certains avant-textes et manuscrits, certains auteurs que la mémoire littéraire a relégués dans l’ombre mais qui ont pourtant illuminé la littérature… Les faits déterminants étudiés ici concernent principalement les domaines de spécialité de celui qui a été aussi bien le parrain des études surréalistes en France que celui des études littéraires assistées par ordinateur – et bien avant l’ère de l’Internet : Alfred Jarry, le mouvement Dada, le groupe surréaliste, l’utilisation de FRANTEXT.
Au nombre de ces auteurs laissés dans l’ombre mais grâce auxquels l’histoire de la littérature a pu avancer, appartiennent des écrivains comme Théodore Fraenkel, Jacques Vaché, Philippe Soupault et Pierre Unik. Si Théodore Fraenkel n’est évoqué dans cet ouvrage que le temps de quelques lignes, l’ouvrage propose trois chapitres distincts sur Jacques Vaché, Philippe Soupault et Pierre Unik : « Départs » (1986), « Philippe Soupault, cofondateur du surréalisme » (s.d.) et « Adhérer au surréalisme » (1995). « Départs » retrace la jeunesse littéraire de l’écrivain mort à 23 ans, cofondateur depuis son lycée breton du groupe dit « de Nantes » et admirateur d’Alfred Jarry, dont « l’esprit s’est incarné en lui » (p. 22). C’est dans les textes de Vaché qu’Henri Béhar lit les prémices du surréalisme, prémices qui amèneront Breton, après la mort de Vaché en janvier 1919, vers Tristan Tzara. Et c’est à Vacher qu’est attribuée la préparation du « siège de dada et du surréalisme, du moins dans la pensée de Breton » (p. 24). Ainsi que le conclut Henri Béhar, justifiant une nouvelle fois une histoire du fait littéraire en marge de l’histoire littéraire : « Souvent une personnalité décevante et brillante comme celle de Théodore Fraenkel ou de Jacques Vaché a plus fait pour l’émergence d’idées neuves que tel conformisme tranquillement situé » (p. 26). Le passage au premier plan de figures littéraires comme Breton et Aragon conduisent facilement à oublier que c’est bien un trio qui a « fait entrer la littérature française dans le XXe siècle » (p. 177). Et ni la longévité (1897-1990) ni la productivité de plus de 70 ans d’écriture n’ont changé quoi que ce soit dans la perte de notoriété d’un des premiers exclus du groupe surréaliste en 1926, Philippe Soupault. Henri Béhar nous le présente comme on présente une personne presque inconnue : sa vie, son œuvre, les raisons d’une rupture qui fut plus une rupture d’amitié qu’une rupture esthétique. À l'origine de cette rencontre fondatrice, on trouve évidemment Apollinaire, qui présente Breton à Soupault comme Breton présentera ensuite Soupault à Aragon. C’est à Soupault que les deux amis doivent la connaissance de Lautréamont et l’argent pour lancer en mars 1919 la revue Littérature. Soupault, l’associé de Breton dans l’écriture des Champs magnétiques, « ce livre par quoi tout commence » (Aragon) ; Soupault encore, le directeur de la collection du Sagittaire où Breton publie le Manifeste du surréalisme à l’automne 1924 ; Soupault enfin, exclu du groupe pour des raisons qui ont finalement si peu d’importance à nos yeux un siècle plus tard, et qui n’assistera « à sa propre réhabilitation aux yeux du public » (p. 194) que dans les années 1980. Pierre Unik (1909-1945) n’est généralement connu que pour avoir été un des rares surréalistes avec Aragon à être resté au Parti communiste des années 1930 jusqu’à sa mort, et il ne reste de sa poésie qu’une petite plaquette éditée aux EFR en 1972, Chant d’exil. « Adhérer au surréalisme » est à la fois un compte rendu biographique et un hommage à ce cadet du groupe.
Le fait littéraire est également l’action concrète de ces auteurs qui ont fait la littérature en participant activement à leur propre histoire sociale, mais aussi littéraire. Les deux chapitres « 1936, le tournant des rêves » et « L’Espagne au cœur » – cette belle formule de Pablo Neruda –, rappellent ces années de lutte et d’engagement, de mort également (F. García Lorca, août 1936) des écrivains et des artistes européens : soutien aux républicains espagnols, voyage (et désillusion) de Gide en URSS, romans réalistes ou prolétariens, poésie engagée, films militants... Et chez les écrivains regroupés dans le deuxième congrès international des écrivains, « le sentiment d’appartenir à la même communauté, par-dessus les barrières nationales ou linguistiques et d’agir, tous ensemble, pour la cause de l’Espagne » (p. 62). Faire de la littérature, c’est aussi en maîtriser le discours, et tenir parallèlement à son activité d’écrivain des discours critiques innovants sur la poésie comme ont su le faire Éluard ou Aragon, ou des discours historiographiques comme en avaient déjà produit Hugo dans sa célèbre préface de 1827 ou plus tard Rimbaud dans sa lettre à Deveny. Cette anthologie présente deux auteurs historiographes, l’un de Dada, l’autre du surréalisme. Henri Béhar rappelle ce que l’histoire de Dada doit à son fondateur, qui l’aura patiemment reconstruite jusque dans les années 1960 (« Tristan Tzara, historiographe de Dada »), et la façon dont André Breton aura agi pour instituer une « historiographie, toujours à venir, du surréalisme » (p. 102), à partir d’une théorie de l’histoire littéraire et même d’une théorie de l’histoire qu’il s’était forgées, ainsi que d’une volonté de donner sens au mythe (« André Breton, l’histoire et le sens du mythe »). Fait littéraire également, ces revues provisoires des années 1920 dont Henri Béhar propose « une étude bibliographique et historique » (p. 148) : Aventure et Dés, ou encore cette revue qui n’aura connu qu’un seul numéro en juin 1936 : Inquisitions ; Henri Béar est en effet aussi un historien de la littérature, y compris européenne, comme il le rappelle en publiant la conférence : « La présence et le rôle des écrivains roumains de langue française ».
Les manuscrits, en particulier lorsqu’il s’agit d’avant-textes que la critique peut aussi bien traiter comme des étapes préparatoires que comme des œuvres alternatives, sont des faits littéraires dans la mesure où leur notoriété peut modifier sensiblement la réception de l’œuvre : Henri Béhar mentionne ainsi la question connue de la remise en ordre du manuscrit des Pensées de Pascal et de ses variantes, ou encore les paperolles de Proust, indice manifeste de la genèse de la composition de la Recherche. Un exemple particulier nous a été offert par Jérôme Lindon avec la publication d’une véritable première pièce de Samuel Beckett, Eleutheria (1995), dont les enjeux sont étudiés dans le chapitre « Eleutheria, le chaînon manquant » ainsi que le rapport de l’écriture du dramaturge Beckett avec le surréalisme. Henri Béhar aura fréquenté longtemps les « fonds » et bibliothèques de manuscrits, notamment la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, où se trouvent bien des écrits dadaïstes et surréalistes, en particulier la « collection Tristan Tzara » dont rend compte le chapitre inédit « Les hauts fonds du monde intérieur ». Cette anthologie est l’occasion de développer la question « Les manuscrits sont-ils de la littérature ? » dans le chapitre « Avant la lettre », à l’occasion d’une présentation de son travail de généticien sur l’œuvre d’Alfred Jarry. La réponse à cette question est évidemment oui : le manuscrit est bien une littérature qui exerce en outre la fonction de « redonner au texte toute son épaisseur factuelle » (« Du manuscrit à la publication », page 134). Oui : le manuscrit est bien une littérature, qui exerce en outre la fonction de « redonn[er] au texte toute son épaisseur factuelle » (« Du manuscrit à la publication », p. 134). Génétique encore, l’étude de L’Immaculée conception (1930) écrite à deux mains par Breton et Éluard du chapitre « Courir les champs, battre la campagne » qui y décèle des collages de textes découpés dans le Kama Soutra mais aussi dans des propos non littéraires comme des « écrits authentiques de malades mentaux » (p. 83), conduisant Henri Béhar à conclure : « En somme, écriture automatique, essai de simulation des maladies mentales, plagiat, collage plus ou moins rectifié, imitation, sont à placer sur le même plan. Ce sont différentes modalités de la création poétique » (p. 85).
Figurent dans cet ouvrage deux réflexions théoriques sur les genres littéraires qui, si elles ne concernent pas le fait littéraire à proprement parler, présentent deux facettes du travail et de la personnalité d’Henri Béhar. Commençons par la moins connue : « La poésie-connaissance », qui étudie la poésie comme voie de connaissance du monde. Si la perspective ne date pas d’hier (elle a été lancée, je crois bien, en 1822 dans la préface du jeune Hugo à ses Odes), elle a ici l’originalité d’associer dans la réflexion les théories de Tristan Tzara et… le Sefer Ha-Zohar, ce grand écrit cabalistique médiéval. La seconde réflexion rappelle, elle, un domaine essentiel du travail du fondateur du groupe Hubert de Phalèse ayant formé des universitaires comme Michel Bernard. Cette réflexion se présente par une citation de Tristan Tzara : « Il n’y a que deux genres, le poème et le pamphlet » et d’un présupposé : « la notion de genre littéraire, si elle n’est pas tout à fait caduque, n’a plus grand sens à notre époque, ou, plus précisément, les différents genres encore nommés ne recouvrent plus le même contenu que dans les classiques traités de rhétorique » (p. 195). C’est à partir de bases de données comme FRANTEXT et BDHL qu’Henri Béhar étudie la statistique de répartition des genres affichés dans le corpus des texte français, du XVIe au XXe siècles, pour conclure à « une explosion des genres au cours du [XXe]siècle » (page 216), ainsi que des redéfinitions des contours génériques du texte de théâtre, du texte poétique et du roman.
L’ouvrage, accompagné d’une bibliographie et d’un index des noms, offre à la fois une palette large et un bilan partiel des domaines de travail d’Henri Béhar, qui aura marqué la recherche en Littérature française dans les années 1980 à 2010.