Terminologie et corpus
Soutenu par la démultiplication des plateformes de streaming ces dernières années, un flot de séries se déverse sur nos écrans, tablettes, et smartphones. Si certaines d’entre elles proposent des contenus originaux, d’autres réchauffent d’anciennes œuvres sérielles ou filmiques, entretenant avec ces dernières une relation de filiation puisque qu’elles ré-imaginent ou narrent à nouveau leur contenu. L’on distinguera ainsi trois types de filiation, que l’on se propose de redéfinir ici en premier lieu.
Tout d’abord, on trouve le remake. Sujet de nombreux travaux en études filmiques1, il a été plus récemment appliqué aux séries2 et souvent à des adaptations transnationales3. Il s’agit de transposer une œuvre dans un contexte culturel différent, souvent pour un public d’une autre aire culturelle, ou d’une autre génération. Ainsi, l’intrigue, les personnages, parfois même le scénario, restent substantiellement identiques ou fortement similaires, au moins le temps du pilote. On prendra ici l’exemple de la série Pose (FX 2018-2021) que l’on considérera comme remake fictionnalisant du documentaire Paris is Burning (Academy Entertainment 1990) de Jennie Livingston4, également productrice et consultante sur les deux premières saisons de la série.
Le reboot se distingue du remake en ce qu’il constitue une « remise à zéro » d’une œuvre, dont on ne garde que l’idée de départ, le « pitch », et généralement le titre original avant de réinventer tout le reste (personnages, lieux, intrigues), parfois à l’exception de quelques clins d’œil. Nous nous intéresserons ici à Queer as Folk (Peacock 2022), reboot de la série éponyme britannique diffusée sur Channel 4 entre 1999 et 2000. Notons que cette série avait déjà donné lieu à un remake états-unien diffusé sur Showtime entre 2000 et 2005, mais que Stephen Dunn, le créateur du reboot de 2022, revendique ne pas s’en être inspiré.
Enfin, particulièrement fréquent depuis 2020, le revival consiste à ressusciter une série achevée pour en proposer une suite, tout en participant à la réaffirmation d’éléments clés de ses incarnations textuelles antérieures (Hills 2018 : 311). Ainsi, les spectateurs et spectatrices retrouvent une grande partie du casting original, tandis que de nouveaux personnages font généralement leur apparition, apportant un vent de fraîcheur et de nouveauté à cette suite. Pour ce dernier cas, nous retiendrons l’exemple des Chroniques de San Francisco (2019), revival produit par Netflix basé sur le cycle de trois mini-séries : Les Chroniques de San Francisco (Channel 4 [Royaume-Uni] et PBS [USA] 1993), Les Nouvelles Chroniques de San Francisco (Channel 4 [Royaume-Uni] et Showtime [USA] 1998) et Autres Chroniques de San Francisco (Showtime 2001)5.
Les trois œuvres retenues pour cette étude ont en commun d’être estampillées LGBTQ+ du fait de leurs personnages principaux ainsi que des thématiques abordées (les plateformes de streaming les affichant clairement comme telles). Toutes trois s’inscrivent dans le genre dramatique, et en tant que créations issues du câble payant ou de plateformes de streaming, sont plus libres dans leur contenu, conçu pour plaire à des publics de niche, que des séries de network (qui dépendent des annonceurs). Enfin, tant la version « source » de ces trois séries que les trois reprises ont eu à peu près la même période de production, ce qui justifie leur rapprochement et permet une analyse à la fois diachronique et synchronique pertinente.
Remake, reboot et revival sont devenus courants ces dernières années, car « [c]es secteurs [television et cinéma] aiment aller puiser dans ce qui a connu le succès pour tenter de répliquer un peu de cette magie et, souvent, ils y parviennent » (Aldama et González 2019 : 9). Aux États-Unis, la production audiovisuelle représente un marché colossal, et l’aspect économique ne saurait être écarté lorsque l’on se propose d’étudier ces reprises. Néanmoins, d’autres motivations semblent également devoir être prises en compte, car – sur les plans culturel et idéologique, comme sur le plan narratif – l’intérêt d’étudier ce type de séries comme adaptation d’un matériau préexistant réside dans l’analyse des variations opérées. Linda Hutcheon (2006) avance ainsi qu’« une partie du plaisir procuré par les adaptations provient tout simplement de la répétition avec variation, du réconfort que procurent l’aspect rituel allié à la saveur de la surprise »6.
Bien que les actualisations puissent différer d’une œuvre à l’autre, le journaliste Nick Pinkerton identifie celles qui dominent pour les productions cinématographiques : « le changement d’identité raciale et d’identité de genre des personnages clés, à un moment où la représentation semble être le problème qui mobilise le plus le public » (Pinkerton 2016 : 35)7. Pour de nombreuses minorités, l’idée-même de représentation passe par une visibilité pas ou peu accordée jusque-là, mais aussi par la subjectivité qui lui est insufflée lorsqu’elle leur est accordée, comme le rappelle Larry Gross (1994) :
Celles et ceux qui se trouvent à la base des différentes hiérarchies de pouvoir seront maintenus à leur place en partie par leur invisibilité relative ; cela constitue une forme d’annihilation symbolique. Lorsque des groupes ou des perspectives parviennent à obtenir de la visibilité, la manière dont ils sont représentés reflétera les préjugés et les intérêts de ces élites qui définissent l’agenda public8.
Ce phénomène est également vrai pour les séries. Cet article se propose ainsi d’analyser comment les personnages queers latinxs9, historiquement absents, invisibilisés ou réduits à une « reconstruction simpliste et raciste de la subjectivité et de l’expérience latinx »10 (Aldama et González 2019) – notamment dans les œuvres « sources » de ce corpus – sont intégrés dans leurs adaptations récentes. Ces « mises à jour » (updates) produites et diffusées au moins quinze ans après la série dite d’origine ont donc vocation à s’insérer davantage dans ce nouveau contexte socio-culturel de production, où la représentation a pris une importance capitale (1), et à le refléter. Elles sont ainsi l’occasion de dépeindre les vies et luttes queers latinxs (2), bien qu’apparaissent rapidement les limites d’une représentation alliant queerness et latinité, dont les causes se retrouvent derrière la caméra (3).
1. Representation matters
Dans une interview accordée au site Rotten Tomatoes en 2022, le créateur de Queer as Folk Stephen Dunn déclarait qu’« il n’y a rien de plus puissant que de se voir représenter d’une façon ou d’une autre » (Topel 2022)11. Or, en 2020, GLAAD, l’association de veille médiatique de la télévision états-unienne qui dénombre les personnages LGBTQ+ et scrute la manière dont ces derniers sont représentés, afin de dénoncer les stéréotypes toxiques, lançait un défi aux chaînes de télévision et plateformes de streaming : atteindre 50 % de personnages LGBTQ+ non blancs (GLAAD 2023 : 24). Aujourd’hui, cet objectif est globalement atteint (47-53 %), bien que les chiffres soient en baisse en ce qui concerne les grands networks. Sur la saison 2022-2023, on dénombrait 82 Latinxs sur 596 personnages LGBTQ+ au total, soit 14 % (GLAAD 2023 : 9). À titre indicatif, les dernières études démographiques dénombrent 18 % d’Hispaniques aux États-Unis, ce qui les désigne comme le deuxième groupe ethnique après les Blancs, et devant les Afro-Américains.
1.1. Une volonté de visiblité
Ces chiffres apparaissent d’autant plus importants au regard des statistiques concernant les habitudes de visionnage des téléspectateurs et téléspectatrices aux États-Unis. Ainsi, un récent rapport Nielsen estimait que 48 millions de Latinxs regardent la télé à chaque instant (Aldama et González 2019 : 11), tout en soulignant que 56 % de ces spectateurs se disent plus susceptibles de continuer une série si elle comprend un personnage issu de leur groupe identitaire (Nielsen 2022 : 6). Ces données peuvent apparaître comme une motivation de taille afin d’inciter les différentes productions à se montrer plus inclusives de personnages qui s’identifient comme au moins partiellement latinos. Toutefois, le terme même de « Latino » semble avoir ses limites car, si son aspect englobant lui donne du poids dans ce type de données, il efface la diversité des origines nationales et des identités culturelles qui y sont liées12. De même, si les regroupements de différentes minorités sous un terme générique et hypéronymique peuvent avoir une efficacité politique lorsqu’il s’agit de donner de la visibilité, il ne faut pas négliger qu’au sein même de ces communautés, des hiérarchies y compris raciales résultant d’ l’intériorisation du racisme systémique tant dans le pays d’origine (pour les immigrants récents) qu’aux États-Unis, peuvent exister. Cela est explicité par le personnage de Lulu dans le deuxième épisode de Pose :
C’était plié avant même que tu lui causes. On a tous besoin d’un plus petit que soi pour pouvoir se sentir supérieur, sauf qu’on est tous dans le bas du classement. Ça commence à merder quand on descend jusqu’aux femmes, puis on atteint les Noirs, les Latinos, les gays, jusqu’à ce qu’on touche le fond de l’abîme où se trouve notre espèce. (Lulu à Blanca, Pose, S01E02, VF)
Dans cette scène, Lulu rappelle à Blanca les différentes strates de la société new-yorkaise des années 1980 (sexe, groupe ethnique, orientation sexuelle, identité de genre), où chacun se complaît à se sentir supérieur aux autres pour oublier son infériorité vis-à-vis d’autres strates. Lulu semble toutefois omettre ici la réalité de l’intersectionnalité13. Ainsi, Blanca, qui se trouve déjà au fond de l’abîme du fait d’être une femme trans, possède également le facteur aggravant « latina » auquel Lulu ne semble toutefois pas l’associer. La volonté des personnages de la série de faire illusion (« to pass »14) semble donc chez elle d’autant plus prégnante, voire double : vouloir passer pour une femme cis, d’une part, mais aussi effacer sa « latinité ». Christopher González a théorisé le principe d’ubiquité blanche (principle of ubiquitous whiteness) selon lequel, si la latinité du personnage n’est pas clairement et explicitement identifiée, alors les spectateurs et spectatrices l’identifient comme blanc (Aldama et González 2019 : 100). Ce principe semble en effet s’appliquer aux personnages de notre corpus.
1.2. Le principe d’ubiquité blanche
Dans la première saison de Pose, la latinité de Blanca est principalement rappelée par la consonnance de son nom, qui évoque paradoxalement et simultanément cette volonté de se « blanchir ». L’héritage latino de Blanca n’est évoqué que dans l’épisode 5, lors de l’enterrement de sa mère biologique. L’utilisation éparse de quelques mots en espagnol, comme lorsque sa tante l’appelle « flaca »15, ainsi que le rapport à la cuisine symbolisé par le livre de recettes que Blanca tient plus que tout à récupérer, sont autant de rappels de la latinité du personnage qui apparaît le temps de cet épisode. Ces deux marqueurs apparaissent toutefois comme des raccourcis faciles et réducteurs, car ils ne suffisent pas à donner des Latinxs une image qui dépasse des idées préconçues.
De façon similaire, au cours de l’épisode 5 des Chroniques de San Francisco, le personnage de Jake rentre chez ses parents, et l’on devine aisément qu’il s’agit d’une des premières fois depuis sa transition. Ici, la mère s’époumonne en espagnol devant ses enfants qui la comprennent mais ne parlent pas la langue, tandis que la latinité est réaffirmée au travers des valeurs religieuses (la famille est allée à la messe le matin) et familiales. Ces dernières sont marquées par la répartition genrée des rôles : les femmes occupent la cuisine tandis que Jake, désormais identifié par sa famille comme un homme, doit rejoindre le salon pour aller regarder le foot avec son père et ses oncles en buvant de la bière. « Faire la vaisselle, c’est plus pour toi, maintenant », lui déclare sa mère, à son plus grand désarroi.
Dans ces deux exemples, il est frappant de constater que la latinité des personnages est grandement occultée au début de la série pour être soulignée, réaffirmée, le temps d’un épisode, à travers le rappel de la langue maternelle, les motifs de la nourriture, de la religion et du patriarcat qui marque leur famille. Or, non seulement ces marqueurs sont rares et même épisodiques (littéralement), alors que le format feuilletonnant propre à ces séries permettrait justement de les distiller et de les affirmer sur la longueur, mais ils tombent également sous le coup de la liste des stéréotypes repérés et étudiés par Higueras-Ruiz et al. (2021 : 4787)16.
Pour revenir à l’exemple de Pose, le raisonnement de Lulu semble un commentaire métafilmique sur le choix des scénaristes de ne mettre en lumière qu’un seul marqueur identitaire de Blanca, du fait que l’identité transgenre apparaîtrait déjà comme stigmatisée. Se pose ainsi la question de représenter l’un sans effacer l’autre : queerness contre latinité, comme si les deux étaient trop difficiles à allier ou à penser de manière intersectionnelle sur le récit au long cours. Or, effacer la latinité (peut-être sous prétexte que le casting est suffisamment explicitement latinx de par son phénotype ou par l’onomastique) renvoie à une sorte de « whitewashing » inversé : choisir des acteurs et actrices latinxs pour jouer des rôles finalement très blancs dans leur absence de traitement des thématiques liées au racisme ou à la xénophobie qui frappent cette minorité.
1.3. Vers un casting daltonien ?
Ainsi, le personnage de Noah dans Queer as Folk n’a de latino que son nom de famille (Hernandez) qui n’est pourtant rappelé explicitement de manière intra-diégétique qu’une seule fois au cours du premier épisode, au détour d’une conversation avec une policière. Au cours de l’épisode 6, Noah déjeune avec son père, de passage à la Nouvelle-Orléans. Les deux scènes où il apparaît sont très brèves, marquant ainsi la relation compliquée et superficielle entre les deux hommes. Deux références à la latinité sont toutefois à noter : Noah appelle son père « Papi », et ce dernier rappelle à un moment donné qu’il est arrivé aux États-Unis avec une paire de chaussures pour seuls effets personnels, allusion directe à son statut d’immigré. Là encore, la série peine à échapper aux stéréotypes soulevés par Higueras et al. Elle tombe ici dans un certain tokenisme de représentation en renvoyant à une image quasi-allégorique de l’immigré, plutôt que de développer les perspectives, comme autant de savoirs situés, de différents personnages latinos. Notons également que, pour les épisodes des trois séries au cours desquels la latinité des personnages est explicitée, celle-ci se fait par le prisme de la famille, un motif qui semble là aussi éculé.
La série propose d’ailleurs un casting choral qui semble vouloir cocher un maximum de cases sur le plan ethnique, mais aussi sur le spectre LGBTQ+ et même au regard des personnes en situation de handicap, puisqu’un personnage est en fauteuil roulant et un autre atteint de paralysie cérébrale. La série s’inscrit donc dans une récente tradition de « casting daltonien » (colorblind casting) qui intègre superficiellement, mais sans l’introduire dans son discours idéologique, la question de l’identité racisée face au regard blanc. En d’autres termes, « l’importance réside dans le fait que le public voit une diversité de visages, sans nécessairement que les intrigues de [la série] explorent les aspects spécifiques sur le plan ethnique ou racial des histoires de ces personnages » (Molina-Guzmán 2018)17.
Or, aussi louable puisse être cette intention d’inclusivité, le résultat fonctionne donc de manière quantitative, mais interroge sur le plan qualitatif. Cité par Aldama et González (2019 : 25), le chercheur Viet Thanh Nguyen parle d’une sorte d’« abondance narrative » (narrative plentitude) lorsqu’il s’agit de personnages blancs, en cela que leur prédominance permet d’offrir des représentations variées, donc une complexité plus grande malgré d’éventuels stéréotypes. À l’inverse, les communautés minoritaires comme les Latinxs souffrent d’une « pénurie narrative » (narrative scarcity) qui implique que chaque représentation compte, a fortiriori lorsqu’il s’agit de groupes intersectionnels tels que des Latinxs queers. Dans un article dédié à la representation du VIH à la télévision, le directeur du marketing chez OpenTV, déclare :
La représentation dans les médias n’est pas seulement importante, elle est cruciale pour éduquer sur les identités et les expériences intersectionnelles. Lorsque les personnes marginalisées se voient dépeintes et représentées avec précision dans des programmes télévisés scénarisés, cela active un sentiment d’appartenance et donne vie à un monde qui est familier aux personnes avec lesquelles elles partagent des identités. La représentation diversifiée à la télévision et dans les médias en général contribue également à nous éduquer sur les nombreuses nuances des expériences des gens. (Elijah McKinnon in Feagins 2018)18
Ainsi, en laissant temporairement de côté l’effacement de la latinité de ces personnages pour supposer que leur apparition à l’écran suffit à les identifier en tant que tels, il apparaît pertinent de creuser l’image des luttes latinxs queers que ces personnages en donnent au grand public.
2. Luttes des Latinxs queers
Même si certains personnages voient leur latinité estompée, voire gommée, ils restent néanmoins – ne serait-ce que par leur nom et leur phénotype – porteurs des thématiques LGBTQ+ à destination d’un public latinx qui pourra se sentir représenté, voire retrouver des luttes qui lui sont propres.
2.1. Des vies précaires
Lors du premier épisode du reboot de Queer as Folk, l’emblématique club gay Babylon – haut lieu des trois versions, vers lequel convergent invariablement les personnages, et perçu comme un safe space, symbole d’inclusion et de rassemblement – est le lieu d’une tuerie de masse homophobe. Ce point de départ est doublement symbolique. Tout d’abord, il renvoie à un événement similaire qui a lieu à la fin de la cinquième et dernière saison de la version états-unienne dont la série constitue (officiellement ou non) un reboot. Ainsi, cette nouvelle version semble à la fois hantée par les échos des versions passées dont elle s’inspire, mais aussi par les victimes queers dès son épisode pilote. Ensuite, et indépendamment de la série des années 2000, cet arc narratif constitue une référence explicite à l’attentat contre la boîte de nuit Pulse à Orlando, le 12 juin 2016, tuerie homophobe qui a fait 49 morts, dont de très nombreux Hispaniques (90 %) du fait qu’il s’agissait d’une « Latin Night » (Sullivan et Hernández 2016). Si celui du groupe d’amis qui perd la vie lors de l’attentat n’est pas latinx, l’unique saison suit notamment son compagnon Noah (latinx) dans son difficile travail de deuil, entre trauma et culpabilité du survivant, et ceci, dans une volonté de proposer aux spectateurs une forme de catharsis, en particulier pour les spectateurs et spectatrices latinxs IRL.
L’attentat sert alors de fil rouge à la série, suivant toute une tranche de la communauté LGBTQ+ traumatisée, qui cherche à se reconstruire après une tragédie venue rappeler la fragilité de la place qu’ils occupent dans la société et la précarité des vies queers19. L’annulation de la série après cette unique saison pose toutefois de nombreuses questions sur sa réception par la critique et le public20.
Cette idée de vies précaires est abordée dans Pose et Les Chroniques de San Francisco à travers la question des personnes trans latinxs, mais à deux époques distinctes et sous deux angles différents. Dans la première série, Blanca découvre sa séropositivité et apprend à composer avec, tout en se préparant à mourir (puisque la diégèse débute en 1989, soit six ans avant l’arrivée des trithérapies) ; elle s’attache à laisser une trace de son passage sur Terre, et un héritage queer en fondant sa « house ». Cette précarité des vies queers de couleur était déjà un motif central de Paris is Burning, bien que sa portée ait pu être moindre compte tenu de la diffusion limitée du documentaire. Dans la seconde série, Jake a récemment transitionné et passe donc d’une identité de femme cis lesbienne à homme trans… hétéro, car en couple avec une femme. La nouvelle étiquette gratte, si bien que l’image d’hétéronormativité qu’il renvoie avec sa petite-amie Margot perturbe l’équilibre du couple, jusqu’à le questionner sur sa sexualité. Dans un espace-temps contemporain où Jake peut être qui il veut, mais où la volonté de créer et coller des étiquettes reste toujours aussi présente que dans les séries d’origine, la multitude d’options qui s’offre à lui semble davantage source de questionnements que de réconfort, dans une incarnation existentielle de gender trouble.
Si ce deuxième exemple semble davantage faire écho à des thématiques actuelles et sans doute plus proches d’un jeune public qui visionnerait la série, Pose aborde sans nul doute une question beaucoup plus sérieuse et douloureuse, en liant la double minorité latinx et queer à une lutte souvent occultée mais toujours d’actualité : l’épidémie du SIDA.
2.3. SIDA et intersectionnalité
Si Pose marque les esprits dès ses débuts, c’est en partie parce qu’elle fait peser une épée de Damoclès au-dessus de son personnage principal dès son premier épisode. Comme d’autres séries depuis, Pose rompt ainsi avec la tradition des premières représentations du VIH dans les séries, lorsque le virus était contracté par des personnages secondaires, afin de ne pas condamner les personnages centraux, que les spectateurs et spectratrices s’attendaient à retrouver la semaine suivante (Netzhammer et Shamp 1994 : 92). Ainsi, la série donne un visage et une voix à l’épidémie, à travers son personnage qui en devient la porte-parole à chaque épisode :
Pose est une série historique d’une grande importance qui montre l’impact de l’épidémie de VIH/sida sur les personnes racisées identifiées comme LGBTQ dans la communauté ballroom. Bien que les représentations soient fortement romancées, des séries comme Pose [...] contribuent à amplifier les voix et les expériences des personnes qui ont été et continuent d’être touchées de manière disproportionnée par le VIH. (Elijah McKinnon in Feagins 2018)21
Ainsi, le personnage de Blanca permet de lier la question du SIDA aux communautés sous-représentées : les femmes trans latinxs. Toutefois, le fait de classer Pose dans le registre des séries « historiques » présente le risque, comme le souligne très justement Stamm, de donner l’impression d’une lutte passée en situant la diégèse dans les années 1980-1990, alors même que ces communautés intersectionnelles marginalisées restent aujourd’hui encore les plus touchées par le virus pour des raisons socio-économiques (Stamm 2020 : 615-616).
La série met toutefois en scène la résilience de ces personnages, notamment à travers Blanca, dans la lutte contre le virus et, en ce sens, offre une représentation et une visibilité inédites et encore inégalées. La lutte d’un personnage trans et latinx, incarnée par une actrice trans et latinx, contre la société patriarcale homophobe et raciste du New York de la fin du xxe siècle en pleins ravages du SIDA, et sa survie ultime, offrent un portrait certes optimiste et romancé, mais rare et bienvenu à la télévision.
Medhurst résume ainsi la nécessité de ces représentations :
Ces appels [à une image positive dans la représentation des personnages queers] sont ressentis intensément et partent d’une très bonne intention. Ils exigent que les médias fassent preuve d’un peu plus de responsabilité en proposant des représentations positives et équilibrées des groupes minoritaires, afin de préserver l’estime de soi du groupe en question et d’informer et d’éduquer le grand public. (Medhurst 2009)22
Or, il apparaît évident que des représentations plus équilibrées à l’écran passent par une participation accrue des communautés minoritaires à l’écriture et à la production des séries. Néamoins, si cet appel passé par Medhurst en 2009 semble avoir été largement entendu pour les personnes LGBTQ+, notamment en ce qui concerne le corpus étudié, reste à savoir ce qu’il en est, quinze ans plus tard, des créateur·rices, scénaristes et producteur·rices latinxs. En effet, si les séries étudiées ici se sont dans l’ensemble imposées comme des contenus majeurs de ces dernières années en termes de représentations LGBTQ+, nous avons démontré que leur volonté d’inclusion et d’intersectionalité pèche encore. Si le second facteur s’efface au profit du premier devant la caméra, il semblerait donc judicieux de regarder à présent derrière la caméra pour trouver un début d’explication.
3. Vers des personnages alliant queerness et latinité ?
3.1. Des équipes très queers
Comme évoqué précédemment, les trois séries retenues pour ce corpus possèdent une diégèse explicitement tournée vers un contenu LGBTQ+. En coulisse, on retrouve également une équipe ouvertement queer. Pose est une création de Ryan Murphy, producteur et showrunner ouvertement gay, tandis que Janet Mock23 et Our Lady J, deux femmes trans, scénarisent et produisent nombre d’épisodes24. Le revival des Chroniques de San Francisco est, quant à lui, l’œuvre de Lauren Morelli, créatrice et showrunneuse lesbienne ayant fait ses armes sur Orange is the New Black, série également produite et diffusée sur Netflix (2013-2019), tandis qu’Armistead Maupin (auteur et créateur des Chroniques) et Alan Poul (producteur et réalisateur), tous deux gays, participent de nouveau à cette dernière version. Enfin, l’on doit à Stephen Dunn le reboot de Queer as Folk, tandis que Russell T Davies, le créateur de la série britannique, est producteur exécutif ; tous deux sont ouvertement homosexuels. La productrice exécutive trans Jaclyn Moore participe également à la série comme scénariste . Cette liste n’est évidemment pas exhaustive, et ces personnes ne constituent qu’une partie du panel queer ayant travaillé à l’élaboration de ces trois séries.
L’orientation et l’identité sexuelles relèvent toutefois de la sphère privée, et si les acteurs audiovisuels cités ici communiquent explicitement et publiquement à ce sujet, il n’est bien évidemment pas aisé de le vérifier pour l’ensemble des équipes ayant travaillé sur ces séries, qui font intervenir un grand nombre de personnes sur le plan créatif, notamment en tant que scénaristes, réalisateur·rices, producteur·rices ou encore monteur·ses25. Les créateur·rices de ces séries ont toutefois largement communiqué sur la place prédominante accordée à des scénaristes queers dans la writers’ room (Mock 2018, Evans 2019, Goldberg 2022). Toutes et tous s’accordent sur le caractère naturel d’une telle démarche – quoi de plus logique que des personnes queers pour raconter des histoires queers ? – même s’il s’agit en même temps d’un choix politique, en termes d’empouvoirement (empowerment) de minorités auxquelles cette voix a été longtemps refusée.
Il serait donc tout aussi logique d’accorder une place aux scénaristes latinxs pour raconter les vies et les luttes de cette communauté. Or, les Latinxs peinent à se faire une place dans les équipes d’écriture et de production. Les équipes des séries de ce corpus restent majoritairement blanches, et les quelques personnes de couleur à occuper des postes-clés sont généralement afro-américaines.
3.2. Quid des Latinxs derrière la caméra ?
En 2020, un sondage de GLAAD et Netflix relevait que le manque de représentation de Latinxs queers influençait de manière significative la compréhension et l’acceptation de leur communauté par les personnes non-LGBTQ+ (GLAAD 2022 : 26). À l’automne 2021, le U.S. Government Accountability Project a conclu que « le manque de représentation et la mauvaise représentation de la communauté latinx dans les médias conduis[aient] directement à renforcer les stéréotypes et la violence contre cette communauté »26 (GLAAD 2022).
Il apparaît donc crucial, pour les minorités concernées et pour la société dans son ensemble, d’apporter de la visibilité, mais aussi de donner une image perçue comme réaliste et positive des vies LGBTQ+ latinxs, car « la visibilité à elle seule n’amène pas le progrès » (Stamm 2020 : 619)27. Or, d’après son rapport publié en 2020, la Writers Guild of America West indiquait que 35 % seulement des scénaristes de télévision étaient des personnes de couleur, et que les Latinxs représentaient 8,7 % du total (2020 : 9-10). Ainsi, « la discrimination systémique à l’encontre des auteurs issus de groupes sous-représentés reste omniprésente dans l’industrie du divertissement »28 (2020).
Cependant, les Latinxs représentent un segment démographique influent. Une étude de l’institut Nielsen s’est penchée sur 530 séries diffusées en 2021 et au début de l’année 2022 en anglais et en espagnol, et ont établi une corrélation entre le nombre de spectateur·rices latinxs et la présence de Latinxs devant et derrière la caméra (Nielsen 2022 : 11). Ainsi, presque la moitié des séries les plus susceptibles d’être « dévorées d’une traite » (bingeable) sur cette saison comptaient des Latinxs devant et derrière la caméra (Nielsen 2022 : 13). Si cette caractéristique ne dit toutefois rien du succès critique ou public de ces séries, elle permet toutefois de noter que, ne serait-ce que par pure motivation économique, la présence de Latinxs constitue la direction rentable à prendre pour la machine audiovisuelle états-unienne. Cette dimension n’est pas anecdotique puisque, comme nous le rappelle Jean-Pierre Esquenazi : « les fabricants de séries savent que l’enjeu fondamental pour leur produit est de parvenir à obtenir des publics une constante dans la téléspectature. Leur argument principal réside dans la construction d’univers fictionnels à la fois originaux et accessibles » (Esquenazi 2010 : 44). Le géant du streaming Netflix l’a bien compris, puisqu’il a lancé la « Netflix Created By Initiative » en se basant sur le fait que « les recherches montrent qu’une meilleure représentation derrière la caméra conduit à une meilleure représentation devant la caméra » (Burell-Lewis 2023)29, ce que confirment Aldama et González (2019 : 84).
Ainsi, la plateforme a fait appel à des associations de défense des minorités afin de désigner des personnes issues de différentes communautés sous-représentées pour développer des films et séries. Concernant la communauté latinx, c’est la National Hispanic Media Coalition qui s’est chargée de cette tâche. Ils ont ainsi choisi Zoila Amelia Galeano, Jeffrey Nieves et Emily Eslami pour développer des contenus orientés vers les Latinxs. À l’heure où nous publions cet article, aucun projet n’a encore vu le jour. Cette entreprise très médiatisée pourrait ainsi en rester à un simple coup de communication. En 2021, la professeure et politologue Virginie Martin nous mettait déjà en garde sur ces techniques :
Sommes-nous toujours dans l’honnêteté de la démarche, sommes-nous parfois face à du « diversity washing » ? La question se pose inévitablement. Ne soyons pas naïfs, le marketing ethnique joue à fond, bien sûr il y a une stratégie visant à répondre à un public morcelé, dont chaque partie a son mode d’expression spécifique […]. (Martin 2021 : 65)
Cependant, si cette entreprise – certes intéressée – d’accorder une place à ces « talents sous-représentés et historiquement exclus » (Burell-Lewis 2023)30 s’inscrit dans la lignée d’une volonté d’incluvisité qui prend de l’ampleur dans l’industrie audiovisuelle états-unienne, elle néglige une fois de plus la dimension intersectionnelle au sein de ses créateur·rices et scénaristes. Ainsi subsiste une certaine partition, une certaine stratification qui n’est pas sans rappeler celle de Lulu, qui veut que les personnages comme les scénaristes qui le conçoivent soient LGBTQ ou latinxs, mais rarement les deux à part entière :
Ce n’est pas parce que nous avons plus d’opportunités de représentation diversifiée que cela va de soi. Il n’y aura pas de représentation diversifiée si ces chaînes de production ne recherchent pas activement des voix diversifiées. Elle n’existera pas si des auteur·rices et des acteur·rices divers·es ne cherchent pas à intégrer ce secteur. D’où la nécessité de continuer à éveiller les consciences par le biais de nos études, de notre enseignement et de notre militantisme de terrain. (Aldama et González 2019)31
Cette dernière notion de militantisme de terrain interroge donc sur l’utilisation de ces séries comme arme pour défendre les minorités queers latinxs. En effet, selon cette théorie, les personnes travaillant sur ces séries, devant et derrière la caméra, joueraient donc un rôle d’activiste en cela qu’elles participent à faire bouger les représentations. Toutefois, cela suggère également que cette revendication s’inscrit dans une longue lutte entamée – comme l’attestent les séries évoquées plus haut – mais loin d’être achevée.
Conclusion
Lors d’une table ronde organisée en 2018, l’actrice trans Jen Richards (qui incarne la jeune Anna Madrigal dans Les Chroniques de San Francisco) se montrait optimiste, affirmant que nous vivons « dans un monde post-Pose » (Setoodeh 2018), dans une allusion aux changements sismiques que la série a entraînés pour les acteur·rices et les producteur·rices transgenres à Hollywood. Cinq ans plus tard, ce changement est en cours mais reste marginal, avec peu de représentations vraiment intersectionnelles. Une certaine diversité s’est installée sur nos écrans, et ce grâce à un travail et une lutte acharnés pour une plus grande visibilité des minorités, d’une part, et une meilleure représentation qui cherche à s’éloigner des stéréotypes, de l’autre. Cependant, les exemples étudiés ici montrent que quantité ne rime pas toujours avec qualité. Certes, l’on assiste à une augmentation du nombre de personnages LGBTQ+ latinxs, ainsi qu’à une prise de conscience de l’importance de donner de ces personnages « l’image la plus fidèle possible de cette communauté, en raison de l’influence des médias sur la perception qu’a le public des Latinxs » (Higueras-Ruiz et al. 2021)32. Toutefois, il semblerait qu’un basculement du quantitatif vers le qualitatif soit nécessaire afin que les marqueurs queers et de latinité soient concomitants. Cela passe par une présence renforcée de personnes latinxs derrière la caméra et, plus important encore, de personnes LGBTQ+ latinxs pour faire entendre les voix intersectionnelles et faire avancer non seulement le secteur audiovisuel mais aussi le contexte socio-culturel et politique, car, comme le rappelle Virginie Martin : « Les séries, c’est de la politique autrement » (Martin 2021 : 11).
La prise de conscience de la nécessité de faire appel à des Latinxs derrière la caméra semble un moyen de remédier en partie à cela. Ainsi, la création de contenus « color conscious », c’est-à-dire des programmes qui « développent des personnages avec une spécificité ethnique et culturelle » (Molina-Guzmán 2018)33, semble être la porte d’entrée pour des personnages queers au sein de séries où la latinité est affirmée. On peut ainsi songer au remake de la sitcom des années 1970 Au Fil des jours (Netflix et Pop 2017-2020) ou encore à Love, Victor (Hulu 2020-2022), sorte de reboot sérialisé du film Love, Simon (Fox 2000 et al. 2018). Ces deux séries sont centrées sur une famille latinx et présentent un ou une adolescente queer au sein de ce milieu à la latinité affirmée, alliant ainsi ces deux marqueurs minoritaires. Or, par leur création, ces séries sont construites en contrepoint de celles étudiées dans cet article, puisque le facteur queer est introduit dans un milieu familial où la latinité des personnages est clairement posée, exprimée et développée par des scénaristes essentiellement latinxs. L’identité des scénaristes ne devrait certes pas constituer l’unique condition de leur participation, mais les writers’ rooms multiculturelles favorisent l’authenticité, la crédibilité et la diversité des séries télévisées (Higueras-Ruiz et al. 2021)34. Ainsi, s’il semble que les writers’ rooms se diversifient, sans doute sous l’impulsion de la pression militante mais aussi de la recherche universitaire sur le sujet, il est possible de supposer que les appels passés pour la promotion de l’intersectionnalité derrière la caméra accentueront ce changement dans les années à venir. Cela permettra sans doute d’éviter le piège du casting daltonien dans lequel les scénaristes des séries étudiées ici semblent tomber, peut-être malgré eux, et qui crée donc une entrave à la possibilité d’offrir des portraits plus réalistes dans lesquels le public latinx pourrait se retrouver.