Entre 2016 et 2024, le Royaume-Uni a vécu une série de crises politiques marquée par une succession de sept Premiers ministres - une situation jamais connue au moins depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le Brexit et la gestion de la pandémie de Covid-19 par les conservateurs en ont été les principales causes et, pour plusieurs experts, ont mis à l’épreuve le Parlement britannique qui serait lui-même en crise depuis plusieurs décennies (scandales réguliers touchant ses membres, domination excessive des frontbenchers, chambre haute archaïque, organisation et fonctionnement complexes). La conséquence est que, selon les enquêtes d’opinion, Westminster ne jouit plus de la confiance de la majorité des citoyens (Avril / Schnapper 2019 : 17, 23 ; YouGov, Confidence in the House of Commons, janvier 2024). Le cas britannique est loin d’être inédit dans un mouvement d’ensemble qui atteint les démocraties parlementaires, mouvement désigné le plus souvent par l’expression « crise de la représentation » (Bougnoux 2006). Le régime parlementaire français à tendance présidentialiste ne fait ainsi pas exception. Le contrôle du Parlement à l’égard du gouvernement et sa fonction délibérative paraissent aujourd’hui anecdotiques, inefficaces et de faible niveau en raison du phénomène majoritaire, de mécanismes de rationalisation draconiens, de la domination de l’Exécutif et du poids de la technocratie. La situation inédite qui s’est imposée en France depuis la dissolution du 9 juin 2024 (décret n° 2024-527 du 9 juin 2024 portant convocation des électeurs pour l’élection des députés à l’Assemblée nationale) a rappelé à quel point la logique parlementaire dans cet État demeure particulière et dépendante du rôle du président de la République.
Le choix de la France pour mettre en perspective l’étendue et la nature de la crise du parlementarisme britannique se justifie au moins à quatre titres. En premier lieu, Westminster a bien été une référence pour les pères de la Constitution de la Ve République (en particulier Michel Debré qui en fut le premier chef de gouvernement ; Rouvillois 2000). En deuxième lieu, et en négatif de ce qui précède, le parlementarisme en France depuis 1789 ne s’est pas déployé de façon continue dans l’histoire constitutionnelle, contrairement à ce qui s’est passé en Angleterre, puis en Grande-Bretagne et au Royaume-Uni à partir de 1689 (Antoine 2023b : 26 et s.). En troisième lieu, le parlementarisme de la Ve République dénote par rapport au cas britannique quant au lien organique qui unit l’Exécutif et le Parlement. Au Royaume-Uni, le monarque demande au leader de la formation la plus à même de bénéficier du soutien de la majorité de composer un gouvernement ou, en l’absence de majorité, sollicite en première intention le chef du parti arrivé en tête des élections (Bradley / Ewing / Knight 2022 : 247). Là s’arrête son rôle. C’est au Parlement et au sein des deux principaux partis qui le structurent que tout se règle, les ministres devant en être membres, contrairement à ce qui est imposé par la Constitution française (art. 23 C). La « fusion presque complète » (Bagehot 1867 : 14) est l’un des secrets du fonctionnement durable du parlementarisme britannique, alors qu’il est perçu comme un danger en France depuis 1958, en particulier pour les risques d’instabilité et de violation du principe dit de la séparation des pouvoirs qui lui sont associés (Noël 1968 : 215). En dernier lieu, les deux États - qui partagent des conceptions proches de la société démocratique1 - ont connu des débats récents au Parlement entraînant des critiques tellement vives que cette institution ne serait plus en mesure d’assurer convenablement sa vocation de contre-pouvoir et de protection de la Constitution contre l’Exécutif (Keslo 2009). Mis en cause dans leurs fonctions essentielles, les parlements français comme britannique sont concurrencés par les juridictions sur le terrain du contrôle des actes initiés par le gouvernement et votés par le corps législatif, tandis que la délibération parlementaire est jugée moins démocratique que le recours direct au peuple.
Ce sombre tableau doit toutefois être relativisé. La critique du Parlement est une constante historique et a même vocation à s’affirmer dans le cadre démocratique dont la forme pure, utopique et mythique serait directe. En outre, les crises peuvent ne pas être uniquement perçues comme un signe de déclin. Au contraire, lorsqu’elles sont surmontées, elles sont révélatrices d’une forme de résilience des institutions. Ce postulat - qui renvoie à l’origine médicale du nom commun « crise » - n’est qu’une façon d’évaluer la viabilité d’un système parlementaire, mais il ne permet pas de comprendre les mécanismes qui sont à l’origine de sa permanence au Royaume-Uni et en France sous la Ve République.
Le succès du parlementarisme tient à l’équilibre relatif des pouvoirs qu’il établit entre les assemblées et l’Exécutif. Cet équilibre n’est possible que grâce à l’efficience et à l’efficacité de moyens de destruction réciproques (engagement de la responsabilité du gouvernement pour le Parlement ; dissolution du côté de l’Exécutif). L’efficience du recours à ces moyens est jugée à l’aune des résultats obtenus par leur mise en œuvre. Leur utilisation n’est ainsi pas un problème en soi, dès lors qu’ils permettent de régler une crise politique définie comme une opposition insurmontable entre les deux pouvoirs qui les empêche d’exercer totalement ou partiellement leurs compétences. Dans une démocratie, l’arbitrage des électeurs peut intervenir in fine afin de résoudre le conflit en faveur de l’un ou de l’autre. Tel est l’objet de la dissolution qui, en principe, répond à la chute du gouvernement provoquée par le Parlement. Le référendum peut également jouer ce rôle.
Quant à l’efficacité, elle se caractérise par la capacité des institutions à assumer pleinement leurs missions. Du côté du Parlement, elle s’apprécie autour de ses deux fonctions clefs : législative (englobant l’initiative, la discussion et l’adoption d’une loi) et de contrôle de l’Exécutif (incluant l’engagement de sa responsabilité, le suivi de l’exécution des lois et des politiques publiques). Pour le gouvernement, l’efficacité relève de sa capacité à mener à bien le programme politique pour lequel il est initialement soutenu par le Parlement qui, en démocratie, tient directement ou indirectement sa légitimité des citoyens. La mise en œuvre de la politique gouvernementale exige, par ailleurs, la stabilité, c’est-à-dire que les chambres ne sauraient empêcher trop régulièrement l’Exécutif d’agir par des censures régulières. Les dysfonctionnements du parlementarisme dont la France a donné de maints exemples dans l’histoire découlent classiquement de la difficile conciliation entre le souci de stabilité de l’Exécutif et la fonction de contrôle des parlementaires qui ne fut souvent qu’un moyen pour les partis de faire prévaloir leurs intérêts particuliers.
Le jeu subtil de poids et contrepoids (checks and balances) du parlementarisme est garanti par les règles juridiques et la culture politique. À partir des débats relatifs au Brexit auxquels s’ajoutent le traitement parlementaire du Partygate, d’une part, et ceux qui portaient sur la réforme des retraites de 2023 et la loi pour contrôler l’immigration de 2024 en France, d’autre part, il est possible de démontrer que la culture parlementaire britannique demeure solide, voire apparaît toujours comme une référence par rapport aux écueils dans lesquels le système parlementaire français à tendance présidentialiste semble régulièrement tomber - ceux de la dissolution du 9 juin 2024 et de ses suites le rappellent. Il ne s’agit évidemment pas de nier la nécessité d’adapter le Parlement britannique aux évolutions politiques contemporaines (Norton, 2002 : 18), mais de pondérer, par une étude juridique et politique comparative, le point de vue d’observateurs britanniques ou français, certes justifiés, mais peut-être par trop pessimiste sur cette institution, en particulier depuis 2016 (récemment, Dunt 2024 ; Judge / Leston-Bandeira 2024 ; Schnapper 2022 ; Avril / Schnapper 2019 : 9). L’examen de la fonction délibérative, des possibilités de mise en cause de la responsabilité du gouvernement et de la mission de contrôle de l’Exécutif, dans le contexte de débats parlementaires clefs retenus entre 2019 et 2024, permet de le comprendre. Cet espace temporel est d’autant plus pertinent que les deux parlements ont connu des périodes sans majorité absolue qui sont susceptibles de valoriser un aspect étymologique du parlementarisme : la discussion pour tenter de parvenir à un accord, que ce soit entre les groupes politiques ou entre les institutions. En cas d’échec, la logique parlementaire implique le retour vers l’électorat en tant qu’ultime arbitre.
La perspective comparatiste adoptée dans cet article sera déclinée en deux dimensions. Dans un premier temps, l’efficience et l’efficacité de la délibération des parlements britannique et français seront envisagées en l’absence de majorité absolue au sein de la chambre basse. Dans un second temps, c’est dans un contexte de majorité absolue que sera envisagé le fonctionnement des deux parlements et nous constaterons que, dans ce cas de figure, la fonction de contrôle des parlements est mieux assumée au Royaume-Uni.
1. Efficience et efficacité de la fonction délibérative des parlements britannique et français en l’absence de majorité absolue au sein de la chambre basse
Le phénomène majoritaire, très prégnant outre-Manche du fait du mode de scrutin uninominal à un tour (first past the post), a le plus souvent permis la domination sur la chambre basse d’une majorité absolue entièrement dévouée à la réussite du gouvernement qu’elle soutient. Cependant, les majorités relatives structurelles (ou de législatures, c’est-à-dire résultant directement d’un scrutin) ou conjoncturelles (qui n’apparaissent qu’à l’occasion d’un projet gouvernemental en cours de discussion) ne relèvent pas de cas d’école que ce soit en France ou au Royaume-Uni. Deux débats parlementaires initiés par l’Exécutif dans le contexte des deux types de majorités relatives ont donné des résultats bien distincts sous l’angle de l’efficacité et de l’efficience du rôle du Parlement. À l’occasion des séances sur l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE, une situation de blocage s’est installée à Westminster, laquelle, finalement, a été sans conséquence durable d’un point de vue institutionnel dans la mesure où elle s’est soldée par le respect de la logique parlementaire. À l’inverse, le débat sur la réforme des retraites en France fut l’occasion de constater que la relativité de la majorité qui aurait dû aboutir au compromis ou, à défaut d’y parvenir, à un arbitrage des électeurs par rapport à un projet à la légitimité démocratique discutable, devrait rester dans les annales de la Ve République en tant qu’épisodes symboliques de la mise à l’écart du Parlement dans l’élaboration de la loi. Un an plus tard, la façon dont est adoptée la législation sur l’immigration confirme cette dérive.
1.1. Westminster et l’accord de retrait du Royaume-Uni de l’UE : au-delà de la crise, une logique parlementaire respectée
Les publications scientifiques ne manquent pas en ce qui concerne l’étude des années 2017-2019 pour caractériser une période relativement inédite dans l’histoire récente de la vie parlementaire à Westminster (notamment Russell / James 2023). Nous avons largement participé à l’analyse de cette séquence dont nous reprenons ici l’essentiel des conclusions (Antoine 2017, 2019, 2020b, c, d, 2021) afin de démontrer que bien des principes fondamentaux du parlementarisme ont été observés dans le cadre d’une majorité relative conjoncturelle. Cette dernière a résulté de la scission profonde qui traversait les deux grands partis sur le Brexit. Au sein du Labour comme parmi les Tories, le débat relatif au maintien en tant que tel ou aux conditions de l’adhésion à l’UE n’a eu de cesse de diviser (Avril / Schnapper 2019 : 93 et s.). Pour les conservateurs, la question était lancinante (Alexandre-Collier / Bonnet 2021 : 9 ; Tugendhat 2022), tandis que l’arrivée de Jeremy Corbyn à la tête des travaillistes a réactivé une ambiguïté qui rappelait le positionnement de l’ancien parti travailliste, hostile à l’orientation trop libérale des communautés européennes (Avril / Schnapper 2019 : 93 ; Bell 2019). Par conséquent, les débats sur le retrait de l’UE et ses modalités qui ont suivi le référendum du 23 juin 2016 ne se sont pas organisés autour d’une bipolarisation entre conservateurs et travaillistes, mais dans un contexte d’éclatement en de multiples groupes ayant une opinion distincte sur l’avenir de la relation avec l’Union européenne sans qu’aucun d’entre eux ne puisse prétendre réunir une majorité absolue. Les élections anticipées de 2017 voulues par la Première ministre, Theresa May, soutenue par le Parlement par la mise en œuvre du Fixed-term Parliaments Act (FTPA) de 2010, ont fait basculer la majorité relative conjoncturelle en une majorité relative partiellement structurelle. En effet, les Tories ont perdu leur majorité absolue qui n’a pu être reconstituée que grâce à l’alliance avec le Democratic Unionist Party nord-irlandais. Toutefois, les positions radicales de ce parti et d’une frange des conservateurs sur le Brexit ont été un frein majeur aux projets gouvernementaux.
Dans un régime parlementaire, cette configuration a pour premier effet logique de contenir le rôle du gouvernement à celui d’initiateur des propositions et d’orientation des débats sans qu’il puisse être assuré que ses préférences soient partagées par les parlementaires. Les chambres, pour leur part, doivent examiner l’ensemble des possibilités afin de déterminer si l’une d’entre elles, présentée d’abord par l’Exécutif, puis par les groupes parlementaires, réunit une majorité de suffrages. C’est exactement ce qu’il s’est déroulé durant l’année 2019 qui, par l’issue des élections générales de décembre, clôt un cycle de trois ans ayant mis à l’épreuve la souveraineté du Parlement avant qu’elle se retrouve au cœur d’une crise politique qui a été institutionnellement surmontée.
Il paraît utile de rappeler que l’un des motifs juridiques de la longueur des débats en 2019 découle de l’imprécision de la loi qui a dû être votée après la décision de la Cour suprême exigeant du gouvernement l’obtention du consentement explicite du Parlement afin de notifier l’intention du Royaume-Uni de sortir de l’UE (R (Miller & others) v Secretary of State for Exiting the European Union [2017] UKSC, Miller (No. 1)). Les lacunes du texte (European Union (Notification of Withdrawal) Act 2017) tiennent à la volonté de la majorité conservatrice aux Communes (alors encore absolue) d’aller vite et de ne pas donner de suites aux amendements des Lords ayant pour finalité de fixer des lignes rouges au Cabinet dans les négociations. Les amendements portant sur des principes directeurs (notamment déposés par la baronne Hayter of Kentish Town) et la nature de la relation future avec l’UE ont été rapidement écartés par les Communes, renvoyant à plus tard une confrontation inéluctable sur l’obligation d’obtenir une validation par les deux chambres de l’accord de retrait, mais également sur les principaux fondamentaux qui allaient guider la relation à venir avec l’UE en vertu de la déclaration politique jointe au traité (House of Lords 2017). Initialement, c’est donc un déséquilibre en faveur du gouvernement dans une configuration classique de majorité absolue qui explique un travail parlementaire insuffisant pour prévenir la crise ou, à tout le moins, la contenir.
Les élections de juin 2017 ont changé la donne au profit, certes d’un ralentissement, voire d’un blocage des négociations, mais surtout de la nécessité d’en revenir au Parlement puisque l’Exécutif ne parvenait pas à trouver une solution. Quatre décisions juridiques clefs ont permis aux Communes de reprendre la main (pour une étude détaillée, Antoine 2021 : 124 et s.) : l’introduction du meaningful vote dans la première loi de retrait de l’UE en 2018 (EU (Withdrawal Agreement) Act 2018, section 13), la remise en cause du primat gouvernemental sur la détermination de l’agenda législatif (comprenant les lois de report du Brexit), le rappel systématique de l’impossibilité pour les ministres de présenter deux fois le même texte aux parlementaires et, enfin, les votes indicatifs afin que les MPs se prononcent sur toutes les options qui s’offraient aux négociateurs sur la nature de la relation entre l’UE et le Royaume-Uni et sur les modalités de validation de l’accord (y compris un second référendum).
L’échec des MPs à s’entendre sur la direction que devait suivre le gouvernement a été critiqué, le Speaker étant régulièrement fustigé pour son manque d’impartialité et sa capacité à ressortir des règles anciennes qui n’avaient plus été appliquées depuis des siècles. Bien que certains choix du Speaker John Bercow étaient sujets à caution, ils ne sont pas pour autant regrettables dans la mesure où ils ont suscité le débat et évité le passage en force d’un gouvernement ne disposant pas du soutien d’une majorité absolue (Antoine 2020b : 196).
Plus encore, la phase de discussion qui a frisé l’obstruction apparaît, dans le cadre parlementaire, comme une voie logique pour que le corps politique accepte qu’il faille s’en remettre à l’électorat. Face au mur parlementaire qui s’est dressé contre elle et son alliance parlementaire stérile avec le DUP, Theresa May a démissionné.
L’arrivée de Boris Johnson au 10, Downing Street a de nouveau été caractérisée par des tentatives de passage en force ainsi que l’illustre la prorogation particulièrement longue du Parlement. La Cour suprême a frappé d’inexistence cette décision prise par la Reine en son Conseil privé sur les recommandations du Premier ministre (Miller & others v The Prime Minister ; Cherry and others v Advocate General for Scotland [2019] UKSC 41, Miller (No. 2)). L’opinion unanime des juges suprêmes a suscité des doutes sur le fond du raisonnement, mais il était conforme à la préservation de la souveraineté du Parlement qui aurait pu d’ailleurs, par lui-même via l’adoption d’une énième loi contre le Gouvernement, faire échec à la prorogation (Antoine 2020c : 410).
L’essoufflement des débats aux Communes et le constat que, finalement, aucune solution n’allait être trouvée dans un climat de plus en plus délétère et usant pour le Parlement a abouti à un compromis avec Boris Johnson. Ce dernier a dû renoncer à son objectif d’un Brexit à tout prix avant Halloween 2019 afin d’arracher des MPs le vote d’une loi de circonstance (Early Parliamentary General Election Act 2019) contournant les conditions trop strictes du FTPA pour que le Parlement soit dissous. Loin d’une dissolution de convenance appelée « à l’anglaise », la loi a eu pour objet de laisser les citoyens se prononcer à l’issue d’une campagne dans laquelle l’accord auquel était parvenu Boris Johnson avec l’UE a occupé une place centrale. La victoire des Tories en décembre 2019 figure comme le terme d’une crise politique née des excès de pouvoir des gouvernements conservateurs qui ont contraint les autres acteurs institutionnels à aller au-delà de l’exercice classique de leurs prérogatives. Les actions des parlementaires, l’exceptionnalité du jugement Miller 2, et le compromis final du Early Parliamentary General Election Act témoignent de l’existence de checks and balances tellement ancrés dans la culture constitutionnelle qu’elle a permis de dépasser une espèce de médiocrité des dirigeants de l’époque du Labour et du parti conservateur. Cette première conclusion sur le cas britannique ne doit pas être mal comprise : elle ne vise qu’à démontrer la résilience du Parlement et d’un système constitutionnel qui, malgré l’une des crises politiques les plus graves de l’après-guerre, a empêché les excès de pouvoir, préservé la souveraineté du Parlement et abouti à redonner la parole à l’électorat. C’est exactement le contraire qui se vérifie pour la France à l’occasion de la crise née des projets de réforme des retraites et du droit de l’immigration.
1.2. Réformes des retraites et de l’immigration : la préservation du primat de l’Exécutif dans le processus législatif malgré l’absence de majorité absolue au Parlement
La situation politique française de 2019-2024 n’est pas sans points communs avec celle que le Royaume-Uni a connue depuis 2016 : perte de confiance des citoyens dans leur classe politique et leurs institutions, fractures sociale, territoriale et culturelle, clivages générationnels, votes par défaut et repli sur soi (sur ces aspects, voir Rouban 2017 ; Dupont 2023 ; Perrineau 2023). La réélection d’Emmanuel Macron en 2022 se caractérise par une faible participation des inscrits (26,31 % et 28,01 % aux premier et second tours). Il convient d’ajouter les 42% de personnes interrogées qui ont voté pour le candidat sortant au second tour afin de faire échec à l’arrivée de Marine Le Pen à l’Élysée (sondage Ipsos-Sopra Steria avec France Télévisions, Radio France, France24/RFI/MCD, LCP Assemblée Nationale et Le Parisien-Aujourd’hui en France, 24 avril 2022). La conjonction des deux données suppose que seulement 16,15% des inscrits sur les listes électorales ont adhéré aux idées du vainqueur.
Quelques semaines après, le camp présidentiel enregistre une défaite inédite à un scrutin législatif qui, par le passé, lui avait été systématiquement favorable (au soir du 19 juin, le groupe Ensemble n’obtient que 245 sièges, soit une perte de 105 députés avec une participation faible de 50 % des inscrits). Ces chiffres particulièrement préoccupants auraient justifié de trouver un consensus large, voire d’abandonner les projets les plus discutés lors de la campagne. Le candidat réélu l’admit lui-même au soir du 24 avril 2022 : « Je sais que nombre de nos compatriotes ont voté ce jour pour moi non pour soutenir les idées que je porte, mais pour faire barrage à celles de l’extrême droite. Je veux ici les remercier et leur dire que j'ai conscience que ce vote m’oblige pour les années à venir. » (Macron 2022). D’obligation il ne fut point et 2022 fut une répétition de ce qu’il s’était produit en 2002 et en 2017 : l’absence de prise en compte des circonstances exceptionnelles qui impliquait une ouverture politique au-delà des idées de la majorité.
À ces considérations électorales s’ajoute une dimension politique majeure : celle d’un premier quinquennat qui n’a pas rempli les espérances d’une partie de l’électorat de gauche favorable à Emmanuel Macron en 2017. Entre cette date et 2020 (année de la pandémie de Covid-19), les réformes ou tentatives de réforme emblématiques du mandat furent de nature à satisfaire le centre droit, la droite libérale, mais aussi les courants idéologiques plus autoritaires : libéralisation du marché du travail, évolution du statut de la SNCF, poursuite de l’autonomisation des universités, première tentative de réforme des retraites, suppression de l’impôt sur la fortune en faveur de la croissance du capital, disparition de la taxe d’habitation (qui caractérise la verticalité de l’exercice du pouvoir contre les corps intermédiaires, les échelons locaux et les partis) et politique migratoire stricte (Geisser 2018 ; Conseil d’État 2018 ; Cos 2019 : 39 ; Raynaud 2023 : 289). Quant à la « politique progressiste dans les questions de société, avec notamment une large prise en compte de la cause féministe et de certaines revendications des militants LGBTQ+ », elle fut très « consensuelle » (Raynaud 2023 : 292) et apparaît comme l’arbre progressiste qui a caché la forêt de mesures conformes aux acquis de la révolution conservatrice initiée à la fin des années 1970. Cette espèce de double jeu n’est d’ailleurs pas sans évoquer celui du New Labour de Tony Blair et de Gordon Brown entre 1997 et 2010 (Antoine 2020d : 161 et s.).
Au terme du premier quinquennat et plus encore avec les débuts du second mandat de 2022, la survie du macronisme a dépendu « de sa droitisation et de sa capacité à forger une alliance même ponctuelle avec le groupe des députés Les Républicains. C’est au sein des droites que le jeu parlementaire (…) désormais s’organise dans la recherche d’un compromis avec des élus macronistes ayant perdu non seulement la majorité absolue, mais également le charme de la nouveauté » (Rouban 2023 : 60). Cette orientation, confirmée coûte que coûte après la dissolution de l’été 2024 qui fut un échec pour le président de la République, pose un problème de légitimité si elle est ajoutée aux facteurs évoqués précédemment. Le caractère présidentialiste du régime parlementaire français, qui découle d’une culture politique ancienne et de dispositions clefs de la Constitution de la Ve République, ont permis à l’Exécutif de s’abstraire de ce défaut de légitimité politique et de refuser de tirer toutes les conséquences de victoires à la Pyrrhus ou de défaites électorales.
Le cas de la réforme des retraites de 2023, de son dépôt à son adoption, témoigne de l’utilisation des mécanismes constitutionnels qui, par leur addition, pousse à l’extrême la volonté de contraindre la représentation parlementaire qui, ayant intégré cette domination, n’a pas été en mesure de mobiliser des moyens de s’opposer efficacement à l’Exécutif.
Afin de convaincre de cette appréciation, il faut rappeler que la loi qui durcit les conditions d’accès à une retraite à taux plein pour la majorité des Français a été promulguée après une procédure qui est assez rare pour une évolution de cette ampleur défavorable aux salariés. Tout d’abord, plutôt que d’avoir recours à une loi dédiée, comme ce fut le cas par le passé en la matière, le gouvernement fit le choix de retenir le cadre d’un texte de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (LFRSS). Juridiquement, nous partageons la position de Rémi Pellet qui souligne que cette option était admissible (voire conforme aux motivations qui, en 1996, ont présidé à la création de la catégorie des lois de financement de la Sécurité sociale) et, en soi, pas plus attentatoire que d’autres procédures aux droits du Parlement (Pellet 2023 : 645). Cependant, sous l’angle politique et légistique, le choix du LFRSS dénote par rapport aux précédentes réformes, à savoir celles de 1993 (loi modifiant les conditions d’accès à la retraite des assurés du régime général et assimilés prévoyant le passage de 37,5 annuités à 40), 2003 (loi portant réforme des retraites qui aligne progressivement le régime des fonctionnaires sur le régime général pour la durée de cotisation permettant de bénéficier d’une retraite à taux plein et augmentant la durée de cotisation), 2010 (loi portant la réforme des retraites dont les échéances seront accélérées par la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2013) et 2014 (loi garantissant l’avenir et la justice du système des retraites), un véhicule législatif dédié fut retenu. La constance du recours à la loi ordinaire ou, plus isolément, des lois de finances (non rectificatives) pour mener à bien une réforme des retraites prouve l’exceptionnalité pratique du choix de 2023.
À cette rupture des usages par le dépôt d’un projet de LFRSS (qui sans comprimer absolument et drastiquement ab initio la durée des débats en restreint la durée d’examen2), le gouvernement a, ensuite, mobilisé d’autres moyens pour limiter la délibération parlementaire (en parallèle d’une lecture stricte des règlements des assemblées par l’alliance de circonstance entre le camp gouvernemental et la droite). La première lecture à l’Assemblée nationale fut brève : 5 jours de discussion en commission et 9 jours de débats publics conclus par le rejet d’une motion de censure (article 49, alinéa 2). Le délai de 20 jours écoulé, le texte est passé au Sénat. Le vote bloqué est alors enclenché le 10 mars. Il permet, en vertu de l’article 44, alinéa 3 de la Constitution, de demander un vote sur l’ensemble ou sur une partie d’un texte en discussion en ne retenant que les amendements que le gouvernement a proposés ou acceptés. Le Sénat adopte en première lecture le texte le 11 mars. En raison des délais imposés par l’article 47, alinéa 2, une seconde lecture n’est pas prévue. La réunion de la commission mixte paritaire est immédiate en l’absence d’accord entre les deux assemblées. Le camp présidentiel et la droite étant majoritaires au sein de cette instance, un compromis est rapidement trouvé. Après une dernière navette du Sénat à l’Assemblée nationale, la Première ministre, Élisabeth Borne, engage la responsabilité de son gouvernement sur le fondement de l’article 49, alinéa 3 de la Constitution qu’elle peut mobiliser sans limites lorsqu’il s’agit de textes financiers. La motion de censure doit être déposée et adoptée selon les conditions strictes. Si elle échoue, le projet de loi est adopté sans vote. C’est ce qui est advenu puisque la censure contre le gouvernement a été écartée à 9 voix près.
L’emploi de ces moyens efficaces de rationalisation du parlementarisme est régulier dans les cas de majorité relative (comme entre 1988 et 1993) ou absolue mais turbulente (comme ce fut le cas avec Manuel Valls qui en fit usage six fois entre 2014 et 2016). Ils ont été créés à cette fin pour discipliner les parlementaires. Le gouvernement, même appuyé par une courte majorité relative, domine toujours les oppositions qui doivent, pour le faire tomber, réunir une majorité absolue des membres de l’Assemblée nationale (le Sénat ne disposant pas de cette prérogative). À ce stade, il est important de préciser que les règles utilisées ne sont pas « anti-démocratiques » dans la mesure où elles relèvent d’une Constitution largement adoptée par les citoyens en 1958 et qu’elles n’ont évidemment pas pour effet d’établir une dictature. En revanche, la question se pose de leur compatibilité avec le respect dû à la délibération parlementaire lorsqu’ils sont cumulés de façon paroxystique.
Les juristes se sont grandement opposés sur la constitutionnalité de la stratégie juridique du gouvernement (v. les articles répertoriés par Rémi Pellet dans l’article précité ; numéro 30 de la revue Jus Politicum). Le fait que le Conseil constitutionnel ait validé l’essentiel du texte (déc. n° 2023-849 DC du 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023) n’est pas, en soi, de nature à convaincre absolument de la validité de la loi. Certes, pris indépendamment les uns des autres, les moyens mobilisés par le gouvernement semblent respecter la lettre de la Constitution. Cependant, il était légitime de poser la question suivante : à partir de quand le cumul de plusieurs procédures prévues par Constitution est-il susceptible d’annihiler la délibération parlementaire à un tel degré que cela reviendrait à empêcher de façon disproportionnée le Parlement d’exercer convenablement ses fonctions ? Cette interrogation n’est finalement pas sans rappeler celle que la Cour suprême s’est posée à propos de la durée exceptionnellement longue de la prorogation du Parlement, prérogative de l’Exécutif qui, avant 2019, était protégée de tout contrôle juridictionnel (sur l’évolution du droit de la prérogative, Hazell / Foot 2024). Le contraste est ainsi saisissant entre la décision Miller 2 de la juridiction suprême du Royaume-Uni, qui mobilise le principe de la souveraineté du Parlement pour faire échec au passage en force du Gouvernement sur le traité de retrait de l’Union européenne, et la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui se refuse à voir dans le cumul des procédures une coercition déraisonnable à l’égard des délibérations parlementaires portant sur une réforme sociétale majeure. Il était certain que, au regard du rôle, de la composition et des méthodes du Conseil constitutionnel, ce dernier n’allait pas se lancer dans un contrôle approfondi de la procédure parlementaire (Fontaine 2023).
Le positionnement des deux juridictions est tout à fait révélateur de l’état du parlementarisme en France et au Royaume-Uni. Le raisonnement suivi par la Cour suprême à propos de la prorogation n’a pas fait l’unanimité, mais la solution qu’elle a retenue était pleinement en phase avec les principes, l’esprit et la culture parlementaires inhérents à la Constitution britannique (Antoine 2020b : 410). Hormis parmi les conservateurs les plus à droite et les membres d’une doctrine juridique minoritaire qui les soutient, l’opinion publique et les experts ont généralement approuvé la démonstration de la Cour, tout comme en 2017 (Miller 1).
À l’inverse, le self-restraint du Conseil constitutionnel n’est que la traduction logique du parlementarisme atténué de la Ve République qui est avant tout présidentialiste, y compris en période de majorité relative. Une censure d’articles clefs de la loi en 2023 aurait provoqué une levée de boucliers politique et juridique contre le « gouvernement des juges », ce dont est fréquemment accusé le Conseil constitutionnel (voir les réactions hostiles suscitées par la censure des dispositions législatives excluant du bénéfice de l’aide juridictionnelle, hors cas particuliers, aux étrangers qui ne résident pas régulièrement en France, déc. n° 2024-1091/1092/1093 QPC du 28 mai 2024 ; Fabry, 2024 ; Mathieu 2024 ; Schoettl 2024), alors que d’autres juristes estiment que la juridiction est plutôt adepte de la modération, voire d’une autolimitation gênante (Fontaine, préc. ; Roblot-Troizier 2023).
Après 2022, un second débat législatif a démontré la faiblesse du parlementarisme français en comparaison de l’expérience britannique récente. Le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » fut déposé un 1er février 2023 et soumis à la procédure accélérée qui permet au gouvernement, en cas de désaccord entre les deux assemblées au terme des premières lectures, de convoquer immédiatement une commission mixte paritaire (art. 45, al. 2 C.). Son examen fut néanmoins reporté en fin d’année en raison des tensions politiques vives sur ce texte et d’avis très critiques, notamment du Défenseur des droits (avis 23-02 du 23 février 2023). Le projet est revenu au Sénat en novembre. Après avoir amendé le texte par des dispositions dont certaines étaient manifestement inconstitutionnelles, il est voté en première lecture. À l’Assemblée nationale, une motion de rejet préalable du 11 décembre empêche la poursuite des discussions. À la suite de séances houleuses et sans aucune recherche de consensus à l’Assemblée nationale, le texte est rejeté. La CMP se réunit dans la foulée et élabore un texte une fois encore grâce à l’alliance de circonstance entre les macronistes et la droite parlementaire. Le Conseil constitutionnel est finalement saisi par l’Exécutif qui considérait que plusieurs dispositions du texte étaient manifestement inconstitutionnelles, alors même qu’il en avait accepté la teneur en CMP. L’Exécutif a, en fait, laissé le Parlement adopter ces articles afin d’obtenir un accord politique pour mener à bien son projet avant de s’en remettre à la juridiction pour le « toiletter » (Gillet 2024 : 123). La censure de la moitié du texte par le Conseil constitutionnel, prévisible, n’est pas pour autant audacieuse (Déc. n° 2023-863 DC du 25 janvier 2024, Loi pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ; Slama 2024 : 19 ; Bonnet / Gahdoun 2024 : 650). Elle a surtout permis à l’Exécutif d’aboutir à un texte conforme à ses intentions par la voie juridictionnelle. Ce stratagème n’est guère respectueux de l’esprit et la pratique de la Constitution de la Ve République ni garant de l’équilibre des institutions dans un régime parlementaire dans lequel le juge ne saurait être instrumentalisé par l’un des deux pouvoirs.
Si l’Exécutif a excessivement exploité la norme constitutionnelle, le Parlement français a, pour sa part, été faible en 2023 comme en 2024. Il fut incapable de formuler des propositions alternatives (y compris pour imposer un gouvernement de coalition au président de la République à la suite de la dissolution de 2024) ou de surmonter la logique d’obstruction (dépôts d’amendements dilatoires, motion de rejet non productive). La juridiction constitutionnelle française, au contrôle limité, a été exagérément sollicitée, au risque de lui conférer dans un avenir proche un rôle institutionnel qui dépasse son office juridique. Or la fonction des juges n’est pas de pallier les insuffisances du Parlement dans l’exercice de ses compétences. Ils ne sauraient se substituer à la mission de contrôle du Parlement qui doit les assumer de façon plus volontariste du côté français, en tirant profit de moyens réels pour cela. Alain Pellet opère à ce propos une comparaison intéressante sur la fonction délibérative (et de contrôle) des assemblées :
Au Royaume-Uni et aux États-Unis, les Parlements se sont dotés d’instruments propres d’étude, de conception et de contrôle considérables, le National Audit Office (NAO) passant au service des Communes britanniques, tout comme le Government Accountability Office (GAO) est devenu une des puissantes agences du Congrès américain, lequel dispose d’une “armée” d’experts du plus haut niveau. Qu’attendent les parlementaires français pour se munir de moyens comparables afin de négocier avec l’Exécutif ou pour s’opposer à lui de façon crédible ? Notre pays n’a pas besoin d’une nouvelle révision constitutionnelle, mais bien plutôt que les assemblées, qui votent leur propre budget, renforcent considérablement leurs administrations et que les parlementaires en fassent un plein usage en cessant de se discréditer par des comportements de “godillots” (Pellet 2023 : 727).
La Constitution recèle plusieurs dispositions sur lesquelles pourraient s’appuyer les propositions d’Alain Pellet (art. 47-2, 48, 51-2 C). Le refus finalement inconscient d’exploiter ce qu’autorise le droit, en dit long sur une culture parlementaire limitée des acteurs institutionnels. Non pas qu’elle n’existe pas dans l’histoire constitutionnelle française, mais le virage présidentialiste de la Ve République ne lui a pas permis de connaître une maturité équivalente à celle qui sont reconnues dans d’autres démocraties comme le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les États du nord de l’Europe pour ne citer que quelques exemples.
Si la révision constitutionnelle n’est pas indispensable à l’accroissement des compétences du Parlement, elle nous paraît, en revanche, nécessaire sur deux points. Primo, la domination présidentielle résultant de l’élection au suffrage universel direct couplée avec le quinquennat aligné pendant plus de vingt années avec le mandat des parlementaires (de 2002 à 2024) doit être réévaluée. Il n’est pas incongru de soutenir qu’il serait utile de mettre fin à la désignation du chef de l’État au suffrage universel direct (Brunet / Le Pillouer / Troper 2024 : 24). Secundo, et sans forcément passer par la modification de la Constitution, mais en développant de nouveaux usages constitutionnels, le rôle de l’opposition n’est pas assez valorisé, malgré les apports de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions. Quelques pistes se dégagent en ce sens : émergence d’un statut officiel et organique sur l’exemple britannique (qui implique de préserver le mode de scrutin majoritaire), place au sein des organes internes au Parlement et des commissions permanentes, ou facilitation de la création de commissions d’enquête non dominées par la majorité. Ces idées, qui ne sont pas exhaustives, seraient d’autant plus utiles que le caractère présidentialiste et l’éclipse de « parlementarisme authentique » sont encore plus marquants en cas de concordance des majorités.
2. Efficience et efficacité de la fonction de contrôle des parlements britannique et français en présence d’une majorité absolue à la chambre basse
La spécialisation des compétences et la globalisation des politiques publiques qui deviennent dès lors plus complexes et favorables à l’essor de la technocratisation des gouvernements ont indéniablement encouragé le mouvement général de renforcement des exécutifs, censés être efficaces et soutenus par une administration experte au détriment du débat collectif, nécessairement plus long au sein des parlements.
Lorsque le gouvernement dispose d’une majorité absolue à la chambre basse, le sentiment de l’inutilité législative du Parlement sur le fond est accru, au point que celui-ci est stigmatisé en tant que simple « chambre d’enregistrement » ou, au mieux, qu’il apparaît comme un théâtre de dupes où des acteurs de la vie politique se mettent en scène à peu de frais. Cette appréciation est classique en droit constitutionnel français (voir Le Parlement escamoté. Entre détournement et contournement de la procédure législative, colloque sous la direction de Damien Fallon et Basile Ridard à l’Université de Poitiers 2022) et n’est pas absente des discussions académiques outre-Manche. Le régime politique britannique a pu être qualifié de « dictature élective » (Hailsham 1976). Il serait l’une des illustrations de l’évolution présidentialiste des démocraties (Heffernan / Webb 2005 : 56). L’ère Blair fut caractérisée par la pratique décriée du sofa Government qui se définissait par la concentration du pouvoir au sein d’une petite équipe proche du Premier ministre au mépris de la recherche d’un « jugement politique collectif et éclairé » (Review of Intelligence on Weapons of Mass Destruction 2004 : 160).
Une tendance commune ne saurait signifier que la France et le Royaume-Uni soient parvenus, en période de majorité absolue soutenant le gouvernement, au même degré de minoration du rôle du Parlement dans le champ législatif. Westminster demeure une institution déterminante dans le travail substantiel de la loi (voir Russell / Gover 2017). En outre, il est non seulement en capacité de retarder (comme l’illustre le Safety of Rwanda (Immigration and Asylum) Act 2024) ou d’amender notablement un projet de loi pour en annihiler les ambitions initiales (tel le Judicial Review and Courts Act 2022), mais aussi d’en provoquer l’abandon (ce fut le cas de plusieurs réformes de la Chambre des Lords ou de la substitution du Human Rights Act 1998 par un nouveau Bill of Rights en 2022 sous l’impulsion de Dominic Raab). Cependant, l’efficacité et l’efficience du parlementarisme britannique par rapport au système français sont encore plus marquantes lorsqu’il s’agit d’examiner la fonction de contrôle qui se décline en un succès régulier des procédures de défiance à l’encontre du gouvernement et en un suivi des politiques publiques sérieux, comme l’a révélé celui de la gestion de la pandémie de Covid-19.
2.1. Efficience et efficacité de la mise en cause de la responsabilité du gouvernement aux Communes et à l’Assemblée nationale
Dans un article de 2023, Timothy Endicott résume avec la grande acuité dont il est coutumier la réalité de ce qu’est une « majorité confortable » au Royaume-Uni :
Si un Premier ministre disposait vraiment d’une majorité confortable, notre constitution serait structurellement déficiente. Mais demandez à Boris Johnson à quel point sa majorité s’est avérée confortable. Demandez à Liz Truss à quel point cette même majorité était confortable. Demandez à Theresa May à quel point sa faible majorité était confortable. Demandez à David Cameron. Tony Blair. Margaret Thatcher. Harold Wilson. Harold MacMillan. Anthony Eden. Winston Churchill. Chacun d’eux a démissionné de son poste de Premier ministre alors qu’il bénéficiait d’une majorité qui ne voulait ou ne pouvait pas le soutenir (Endicott2023).
Le constat étant opéré, encore faut-il identifier les modalités de la mise en cause effective de la responsabilité d’un Premier ministre (et de son gouvernement) qui, sur le papier, lors de son entrée en fonction, devait être rassuré par la solidité d’une majorité absolue aux Communes.
En principe, les mécanismes classiques de l’éviction d’un Premier ministre britannique au sein du Parlement sont le rejet de la confiance après que le gouvernement l’a sollicitée, ou lorsqu’une motion de défiance est adoptée par les MPs (motion of no confidence). Elle peut résulter d’un vote dédié ou d’un amendement à l’adresse loyale de Sa Majesté après le discours du trône qui présente le programme législatif de la session parlementaire. Le rejet du budget ou des votes hostiles sur un ou plusieurs textes que le Premier ministre considère comme essentiels à la réalisation de sa politique justifient également la démission (Antoine 2023(b) : 181). La dernière fois qu’un gouvernement dut démissionner à la suite d’un vote de défiance explicite fut en 1979 contre le gouvernement de James Callaghan.
En France, et avant la motion de censure du 4 décembre 2024, il fallait remonter à 1962 pour voir les conditions de l’article 49, alinéa 2 réunies, à l’époque au détriment du gouvernement Pompidou. Cette exceptionnalité a pu laisser croire, à tort, que la survenue d’une censure était une anomalie dans un régime parlementaire.
En présence d’une concordance de majorité entre le président de la République et l’Assemblée nationale, le Parlement est encore plus dominé par les choix présidentiels. Les changements de gouvernement naissent de la volonté du prince qui interprète librement l’état de l’opinion publique ou des relations personnelles avec son Premier ministre. Depuis 1962, et en dehors des cohabitations, le chef de l’État a toujours eu la mainmise sur les nominations gouvernementales (y compris en 1974 alors que le parti de Giscard d’Estaing était loin d’être majoritaire). Il n’hésite pas non plus à s’imposer subrepticement malgré la défaite électorale. Lors de la première cohabitation (1986-1988), François Mitterrand s’était opposé à la nomination de Jean Lecanuet au poste de ministre des Affaires étrangères, de François Léotard à la Défense et d’Étienne Dailly à la Justice. En 2024, en dépit d’un camouflet électoral indéniable, Emmanuel Macron et ses proches ont rejeté l’idée de cohabitation au profit d’un concept de « coalitation » ou de « coexistence exigeante » qui confirme, entre les lignes, le primat présidentiel dans l’interprétation authentique des faits politiques et des rapports interinstitutionnels. En négatif, cette configuration a montré une fois encore la faiblesse de la culture parlementaire de groupes politiques néanmoins victimes d’une polarisation forte aux extrêmes de la nouvelle assemblée rendant la constitution d’une majorité des plus ardues3.
L’exemple britannique donne à voir un meilleur équilibre des pouvoirs, y compris lorsque le Premier ministre bénéficie d’une majorité absolue. Bien que la chute des gouvernements ne résulte plus directement d’un vote de défiance depuis 1979, le rôle des MPs de la majorité n’en est pas moins déterminant. Loin d’être des « godillots », les membres des Communes appartenant à la majorité parlementaire se sont souvent rebellés contre leur chef, même quand ce dernier fut à l’origine de leur succès aux élections. Les exemples historiques ne manquent pas, mais le sort de Boris Johnson, pourtant auréolé d’une victoire éclatante en 2019, fut topique, et mit en lumière l’importance du 1922 Committee, qui réunit les députés conservateurs de base, dans l’engagement de la responsabilité du dirigeant des Tories au sein du groupe parlementaire. L’éphémère passage de Liz Truss au 10 Downing Street est également de nature à montrer que les MPs sont prêts à prendre des risques conséquents afin de corriger une erreur de casting (sur cette année 2022, voir nos publications pour le Club des Juristes en 2022 et Antoine2023(a)). Malgré la relative stabilité qui a suivi la nomination de Rishi Sunak au poste de Premier ministre, bien des députés conservateurs savaient que la défaite était inéluctable après ces valses de dirigeants qui reflétaient de multiples écueils et échecs politiques depuis 14 ans. La séquence s’est conclue par un scrutin général qui s’est soldé par une large majorité en faveur de l’opposition travailliste. Du strict point de vue institutionnel, le parlementarisme britannique a fourni une nouvelle illustration du fait que la crise politique temporaire est parfois un mal nécessaire avant de revenir à une configuration classique. Finalement, qu’il y ait une majorité absolue aux Communes ou pas, que les circonstances politiques soient favorables ou non au Premier ministre, force est d’admettre que le gouvernement britannique est soumis à un contrôle, certes perfectible, mais réel du Parlement. Entre 2019 et 2024, l’engagement de sa responsabilité n’est pas rarissime, tandis que les autres modalités de contrôle de son action demeurent plus satisfaisantes qu’en France. Le travail d’évaluation des politiques publiques est souvent loué, ainsi que l’illustre la façon dont les parlementaires ont abordé la gestion de la pandémie de Covid-19.
2.2. Efficience et efficacité du suivi parlementaire des politiques publiques par Westminster et français : l’exemple de la gestion de l’épidémie de Covid-19
À l’inverse de la France pour lesquels les conséquences institutionnelles de la pandémie de Covid-19 ont plus fait l’objet de discussions académiques et médiatiques que de rapports officiels marquants, le Royaume-Uni a vu et continue de voir sa vie politique rythmée par de multiples enquêtes qui, à terme, établiront un panorama précieux de la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement dirigé par Boris Johnson.
2.2.1. Le suivi limité et sans portée concrète du Parlement français
Du côté de l’Assemblée nationale et du Sénat, l’épidémie de Covid-19 a d’abord provoqué leur mise à l’écart. Si les circonstances exceptionnelles le justifiaient, nous considérons avec la quasi-totalité des constitutionnalistes que le Parlement a été placé « sous assistance respiratoire » au moment de la gestion de l’épidémie qui a « exacerbé une tendance profonde de la Ve République en accentuant les traits de caractère les moins favorables au Parlement » et en provoquant la commission d’illégalités (Derosier / Toulemonde 2020 ; Reignier 2022 : 889 ; Lemaire 2022 : 26). Plusieurs éléments le démontrent. Tout d’abord, les députés et les sénateurs ont surtout été réduits à un rôle plutôt formel de validation expresse d’un nouveau régime d’état d’urgence (loi n°2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19), alors que la législation française contenait d’ores et déjà de nombreux dispositifs normatifs visant à surmonter les circonstances exceptionnelles (prolifération que le Conseil d’État a condamnée dans un rapport remarqué, Conseil d’État 2021 ;voir aussi Beaud / Guérin-Bargues / Benzina 2024). Le Parlement a ensuite été sollicité de façon tout aussi rapide afin de renouveler l’état d’urgence sanitaire (loi n°2020-546 du 11 mai 2020 prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions). D’autres textes ont porté sur les moyens nécessaires à la prise en charge de la crise (lois de finances, lois de finances rectificatives, loi organique pour adapter le fonctionnement des institutions et les échéances électorales notamment). La production normative du Parlement n’a donc pas été nulle, mais elle le fut sous une forte contrainte temporelle évinçant la délibération concrète et sans capacité d’évaluer convenablement des textes tous issus du gouvernement qui, en outre, a bénéficié d’une délégation étendue de la compétence législative, ainsi que le révèle le nombre élevé d’ordonnances, y compris hors du champ de la gestion de l’épidémie (Derosier / Toulemonde, préc. : 55 et s.). La comparaison historique permet enfin de constater que, lors de l’épidémie, la fonction de contrôle fut moindre que sous l’empire d’autres événements tragiques comme la Première Guerre mondiale où le « parlementarisme de guerre » s’est affirmé (Lemaire 2020a : partie 2, citant Fabienne Bock).
Ensuite, des innovations institutionnelles non prévues par les textes ont paru peu conformes au principe de transparence et de préservation de la place du Parlement. Ce dernier a lui-même favorisé ce mouvement puisque la Conférence des présidents des deux assemblées a inventé le fonctionnement en « comité restreint ». Si, en apparence, cet organe était nécessaire en raison des ravages de l’épidémie, il a conduit à l’adoption de mesures en l’absence de toute délibération qu’auraient pu permettre les moyens de la technologie numérique (Lemaire 2020a). Du côté de l’Exécutif, les décisions les plus cruciales ont été prises dans le cadre d’une task force, le Conseil de défense sanitaire, dont la durée de vie a dépassé celle de l’épidémie. L’existence de cette structure a non seulement provoqué des dysfonctionnements au sein de l’Exécutif (Desmoulins 2021 : partie 1), mais elle est aussi un pur produit du présidentialisme français par le monopole décisionnel qu’il instaure au profit de l’Exécutif, sans prévoir un mécanisme de contrôle par le Parlement du fait de l’invocation du « secret défense » (voir Desmoulins 2021 : partie 2).
Enfin, le Parlement ne s’est pas empressé de se saisir de ces innovations pour en assurer le contrôle effectif ni de s’attarder durablement sur la gestion de l’épidémie elle-même. Le Sénat a bien créé une mission de contrôle et de suivi qui a rendu un rapport d’information définitif le 8 juillet 2020 (Sénat 2020). L’Assemblée nationale a fait de même (Assemblée nationale, 2020). Les deux sommes sont intéressantes et pointent pertinemment des insuffisances. Cependant, aucune leçon n’en a été tirée, tant sur les faiblesses du système sanitaire de la France que sur une certaine dérive institutionnelle. Quand bien même l’épidémie fut transitoire, elle a approfondi l’impuissance du Parlement durant l’année 2020. Elle a surtout révélé son incapacité à produire un travail d’évaluation sur le long terme et à imposer ses propositions à l’Exécutif. Les rapports d’information généraux parus en 2020 n’ont connu aucune suite. Or l’ampleur de la pandémie et de ses conséquences pour le Parlement français aurait justifié une poursuite des travaux d’évaluation et de contrôle - ne serait-ce que pour tirer parti de la prise de recul qui ne pouvait être totalement satisfaisante à l’été 2020, alors que la seconde vague de Covid-19 n’était pas encore survenue.
La déficience du contrôle durant et après l’épidémie n’a, logiquement, provoqué aucune mise en jeu de la responsabilité du gouvernement et encore moins de réformes structurelles afin de prévenir des excès qui pourraient de nouveau être commis lors d’un prochain état d’urgence. La seule personnalité politique qui a véritablement fait les frais de l’épidémie fut la ministre Agnès Buzyn, sans que son sacrifice paraisse totalement justifié. De surcroît, les carences du Parlement et la domination de l’Exécutif ont eu pour effet de chercher dans la voie de la responsabilité pénale une contestation de la politique conduite en 2020, au risque de faire perdre toute substance à la distinction fondamentale dans une démocratie entre responsabilités pénale et politique (Sénat 2022).
La mention du rapport sénatorial permet de souligner que la faiblesse du contrôle du Parlement français sur l’Exécutif doit être pondérée au-delà du cas de la gestion de la pandémie de Covid-19. Entre 2017 et 2022, le Sénat s’est affiché comme un contre-pouvoir valeureux face à l’Exécutif. L’enquête diligentée en 2018 par la commission des lois sur « les conditions dans lesquelles des personnes n’appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements » (affaire Benalla) a fait date (Sénat 2018). Elle a provoqué une évolution structurelle des modalités de recrutement et de l’organisation des services de l’Élysée. Quatre ans après, une commission d’enquête « sur l’influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques » (en particulier de la firme Mac Kinsey) s’est saisie du scandale de l’externalisation de missions d’intérêt général et stratégiques auprès d’entreprises proches du pouvoir dont la plus-value des « livrables » était sérieusement discutée. L’audition offensive menée à l’encontre de l’un des cadres de Mac Kinsey et les conclusions du rapport auront pour effet de réévaluer la fréquence du recours à ces conseils par les ministères et un retrait complet de la société principalement visée des appels d’offres (Sénat 2022). Ces deux illustrations de la montée en puissance du Sénat dans sa fonction de contrôle du gouvernement ne sont pas sans évoquer celle de la Chambre des Lords depuis la réforme de 1999 (House of Lords Reform Act, 1999 ; Russell, 2013).
2.2.2. Le travail exemplaire du Parlement britannique
À l’instar du parlement français, Westminster a été affaibli durant la crise sanitaire. La maîtrise de l’agenda législatif par l’Exécutif s’est accrue et la tendance lourde outre-Manche d’une délégation trop souple de la compétence législative fut incontestablement accélérée (Antoine, 2022a ; Grez Hidalgo / de Londras/ Lock 2022). La démocratie parlementaire britannique fut pourtant vivace. Dès l’adoption du Coronavirus Act de 2020, et malgré l’emprunt de la voie de la procédure d’urgence (fast-track legislation), les parlementaires ont amendé utilement le texte. Ils ont obtenu la réduction à la période de six mois de l’application du texte avant une nouvelle intervention des Communes. Par ailleurs, si le Parlement refusait le prolongement de l’application des règlements adoptés en vertu de la loi d’urgence sanitaire, l’Exécutif devait faire en sorte qu’elles soient supprimées dans les 21 jours (section 98). Quant à la loi elle-même, elle fut assortie d’une sunset clause prévoyant son abrogation automatique au plus tard au terme de deux ans à partir du 26 mars 2020 (section 89). Durant la pandémie, les lords et les députés ont pu poursuivre leurs activités en utilisant les plateformes de travail à distance. La production de rapports complets sur l’épidémie et sa gestion sectorielle par le gouvernement fut particulièrement riche (voir la page du Parlement britannique dédiée : https://www.parliament.uk/business/publications/coronavirus/inquiries-and-reports/ ; corpus auquel il faut ajouter celui des parlements des autorités dévolues).
Malgré l’urgence, la crise sanitaire n’a pas conduit à ce que l’Exécutif recoure à des procédés institutionnels nouveaux et marqués du sceau du secret. Ceci est si vrai que, au terme de la pandémie, les contrôles ex post ont prospéré grâce à l’accès relativement aisé aux documents gouvernementaux et à l’efficacité des procédures permettant d’exiger des ministres concernés la transmission d’informations, y compris issues d’échanges sur messagerie (demandes validées par la justice, Cabinet Off v Chair of UK Covid-19 Inquiry [2023] EWHC 1702 (Admin)). Les carences et les excès du gouvernement Johnson ont ainsi pu être révélés, puis poursuivis dans le cadre d’enquêtes multiples aux objectifs clairement déterminés. Elles ont abouti de façon ordonnée à mettre en cause la responsabilité pénale pour non-respect des règles de confinement (procès-verbaux dressés contre plusieurs ministres), puis à diligenter une enquête administrative (rapport Sue Gray2022). S’en est suivie la création d’une enquête publique d’envergure sur le fondement du Public Inquiry Act de 2005 qui apportera ses conclusions en 2026 (https://covid19.public-inquiry.uk/ ; Roynier 2023) et, surtout, l’établissement d’une enquête parlementaire qui a précipité la chute du Premier ministre.
La procédure ouverte contre Boris Johnson par la Chambre des Communes a provoqué l’engagement de sa responsabilité politique personnelle par le constat d’outrage au Parlement (contempt of Parliament) dont découle la recommandation de sanctions qui auraient dû lui être appliquées s’il n’avait pas démissionné en amont de la publication du rapport publié le 15 juin 2023 par la commission des Privilèges parlementaires (House of Commons 2023)4.
Après la crise, le Parlement a poursuivi son travail d’évaluation des politiques publiques. La commission Covid-19 de la Chambre des Lords a par exemple été créée afin d’apprécier les conséquences sur le long terme de l’épidémie. Une quantité de rapports a été publiée plusieurs mois, voire quelques années après 2020 (cf. House of Commons 2022 ; et rapports du Public Account Committee des sessions parlementaires de 2021 à 2023) rendant des conclusions sur les sujets les plus divers (secteurs économiques touchés, situation des personnes en situation de handicap ou des minorités, fonctionnement des services publics, supervision de la législation déléguée, gestion par les autorités dévolues, modalités de prise en compte de l’expertise scientifique, évolution du droit pénal…). Au sein de cette production, les rapports du Joint Committee on Human Rights relatifs aux conséquences de la gestion de la pandémie sur les droits et libertés dans une société démocratique sont des références incontournables. Ils sont la preuve de la qualité du contrôle a posteriori des politiques publiques par le Parlement à la lumière des grands principes de la Constitution britannique (douze rapports en 3 ans, site préc.). Ces travaux, qui sont une mine d’informations et de réflexions pour tout chercheur, contrastent avec ceux, bien plus circonscrits, du Parlement français. Elle explique aussi que les juridictions, bien que saisies, n’ont pas joué un rôle déterminant par rapport au Parlement dans l’encadrement et le contrôle de l’Exécutif - au point que ce self-restraint dénote en comparaison du volontarisme des décisions de l’époque du Brexit (par exemple, R (Gardner) v Secretary of State for Health [2022] EWHC 967 (Admin)).
Conclusion
Alors que la situation politique britannique entre 2017 et 2024 a suscité bien des inquiétudes, l’équilibre constitutionnel et le Parlement ont été finalement préservés grâce à la capacité d’écarter les personnalités indélicates et peu respectueuses des principes constitutionnels (souveraineté du Parlement et rule of law). Le retour au pouvoir des travaillistes doit permettre de tirer les leçons des excès de la précédente majorité, en particulier en matière de standards et d’éthique des MPs qui sont aussi ceux qui composent le gouvernement. Par ailleurs, la réforme de la Chambre des Lords demeure d’actualité tout en garantissant la qualité de son travail législatif et de suivi des politiques publiques reconnu (Russell 2013). Si les amortisseurs juridiques ont finalement montré leur efficacité, ils restent pourtant tributaires de ce qu’en font les acteurs politiques. L’éventualité de l’accès au pouvoir (et même au statut de seconde force politique du pays) de partis à tendance autoritaire comme Reform UK peut les éprouver violemment au point de faire reculer la démocratie parlementaire et le principe de prééminence du droit.
Pour sa part, l’examen du cas français prouve que la classe politique et ceux qui exercent les plus hautes fonctions au sein des institutions exécutives ou législatives n’ont toujours pas atteint un niveau de culture parlementaire équivalent au voisin britannique. Sous l’angle structurel, après des IIIe et IVe Républiques caractérisées par une instabilité gouvernementale en partie à l’origine de leur chute, la Ve République a opéré un mouvement de balancier qui, sans être radical, touche sans doute à ses limites, rendant indispensable une réflexion sur le rôle du président de la République afin, non seulement d’accéder à l’âge adulte du parlementarisme, mais surtout de parvenir à un meilleur équilibre des pouvoirs.