Le colloque de juin 2019 « Les écritures contemporaines du quotidien » co-organisé par deux universitaires françaises (Corinne Grenouillet, Strasbourg ; Maryline Heck, Tours) et une universitaire étatsunienne (Alison James, Chicago) avait pour projet de proposer, le temps de quatre journées, une « cartographie » des pratiques relevant d'une préoccupation littéraire contemporaine sans être vraiment nouvelle : le « quotidien », un univers aux contours a priori flous, un univers en tout cas difficilement définissable. L'ouvrage paru cinq ans après sous le titre Écrire le quotidien aujourd’hui publie, sous la direction des trois organisatrices du colloque, la plupart de ses communications, réparties en six sections terminées par un « Post-scriptum ». L'objet qui fédère les vingt-et-une contributions de cet ouvrage collectif – auxquelles s'ajoute la transcription d'une table ronde – est d’entrée de jeu reconnu dans l’introduction générale de l’ouvrage comme difficilement conceptualisable en dépit de son évidence, encore qu’il faudrait le distinguer sémantiquement d'autres notions telles « l'ordinaire, l'habituel, le banal, voire l'insignifiant ou le dérisoire » (p. 8). Cette « cartographie » est certes tout autant appelée à évoluer que la littérature qu'elle étudie, une littérature en constant renouvellement et même en constante modernisation, ce que rappelle l’introduction à l’ouvrage, qui présente « les écritures au quotidien […] comme un observatoire privilégié de certains renouvellements de la littérature d'aujourd'hui » (p. 20) : l'intérêt de l'étude de cette littérature contemporaine par le prisme de l'appréhension du quotidien réside, il est vrai, dans le fait que la priorité donnée par cette littérature à la recherche d'un discours du monde dans lequel nous baignons la conduit à sortir des cadres posés par la tradition littéraire. Un monde contemporain en mouvement, une écriture dont les stratégies s'appliquent à s'y adapter pour l’épouser, une cartographie qui doit être sans cesse redessinée : tels sont les enjeux mis au jour par les différentes contributions à l’ouvrage.
Sous le titre « Le quotidien, l'ordinaire, l'infra-ordinaire », trois contributions posent au seuil de l'ouvrage la question liminaire de la définition du quotidien. Cécile Mahiou décrit les deux traditions théoriques distinctes, l'une américaine et l'autre française, qui ont travaillé jusqu'ici la première sur l'ordinaire, la seconde sur le quotidien, cette dernière notion, en particulier sous sa forme substantive, remontant tout au plus au xixe siècle (Musset, Baudelaire), tout en étant chargée d'une forte connotation péjorative. Laurent Demanze, sous le titre « Convertir le regard vers l'ordinaire », étudie l'« anthropologie de l'ordinaire », tel que le « traque » (p. 41) l'anthropologue Éric Chauvier, en particulier dans son petit essai Contre Télérama (2011). La tâche de Gaspard Turin (« Théoriser et pratiquer l'infra-ordinaire, par la liste » (p. 51) consiste à distinguer cet infra-ordinaire emprunté au lexique de Georges Perec du quotidien et à montrer en quoi la liste est à même de l'exprimer sans lui faire quitter son statut.
La deuxième section, « Dispositifs médiatiques », présente d’abord deux études mettant la presse à contribution. Paula Klein (« Écouter les bruits de fond de l'histoire : le Journal d'Édouard Levé ») étudie la façon dont le diariste reproduit la fabrique de l’événement par la presse, tandis que Jérôme Meizoz interroge « la place cruciale du quotidien » (p. 83) dans le travail de restitution du passé de l'historien « indisciplinaire ou indiscipliné » (p. 94) Philippe Artières. Les « poétiques du quotidien chez Anne-James Chaton », abordées sous le titre « Assécher Perec ? » par Anne-Christine Royère et Gaëlle Théval, décrivent la façon toute perecquienne dont l'écrivain-performeur prend pour matériau les objets du quotidien qu'il assemble et met en voix pour faire parler le monde. Sylvain Diaz rappelle que notre quotidien contemporain est aussi l'univers numérique dans lequel nous sommes immergés : c'est ainsi que sous le titre « De l'incommensurable », il propose une lecture de la pièce Ctrl-x (2014) de Pauline Peyrade, décrivant le quotidien d'une femme seule sur scène interagissant avec son écran et le monde de l'Internet et avec son téléphone, un quotidien mis en espace par une « dramaturgie du “pas grand-chose” » consistant en une succession de fragments qui n'en constituent pas moins une fable cohérente, « une histoire qui se raconte » (p. 125).
La section « Lieux du quotidien » répartit cinq contributions en deux sous-sections : « Espaces urbains/périurbains » et « Écritures du rural ». Dans la première, Arthur Pétin étudie sous le mot d'ordre « Pour un quotidien à la viscosité éminemment souple » les « inquiétantes fictions périurbaines » rassemblées dans deux recueils de nouvelles de Bruce Bégout, et montre comment « l'écrivain [reproduit] les canevas et procédés du “romantisme noir” » (p. 139) dans ces zones situées à la frontière de l'espace urbain et d'un « quotidien urbain aseptisé » (p. 150). L'espace urbain proprement dit – quoi de plus urbain que le centre de Paris – qui est celui de Montparnasse monde (2011) est étudié par Marie-Pascale Huglo. Ce récit que l’autrice Martine Sonnet qualifie de « roman de gare » « rend l’écriture et la pratique du lieu indissociables, n’hésitant pas à aller du côté de l’“autobiogéographie” » (p. 153), à la fois témoin et résultat de sa longue fréquentation de cette gare, dans une « esthétique hyperréaliste » (p. 157) reproduisant un « quotidien à géométrie variable » (p. 165). C’est « entre présentation et disparition » qu’apparaît « le quotidien rural dans la littérature contemporaine française » tel que l’étudie Fabien Gris sous le titre « Sans adieu ». Si dans le monde littéraire « le quotidien est [a priori] urbain » (p. 171) – et Fabien Gris en montre clairement les raisons –, une littérature récente du quotidien de la ruralité (Marie-Hélène Lafon, Pierre Jourde, Thierry Beinstingel…) – dont la rareté donne elle aussi lieu à une explication – s’attache également à « évoquer des vies paysannes menacées de disparition » (p. 182). Aurore Labadie évoque la violence de l’élevage et « la banalisation du mal dans Règne animal de Jean-Baptiste Del Amo », roman dans lequel l’évolution d’un élevage industriel porcin du début du xxe siècle jusqu’aux années 1980 met en scène « un quotidien historicisé au service d’une critique politique » (p. 187). Pierre Schoentjes, spécialiste d’écopoétique1, note le renouveau en France de l'intérêt pour la ruralité dans les années 1970 et la façon dont depuis vingt ans cet intérêt est renouvelé par la prise de conscience des questions environnementales. C'est sous le titre « Soigner les lapins ou leur faire la peau » qu'il propose d'étudier « quotidienneté, ruralité et intertextualité » dans Joseph (2014) de Marie-Hélène Lafon et Faire mouche (2018) de Vincent Almendros, sous l'angle notamment de l’intertextualité, de Flaubert à Claude Simon, une intertextualité dont les enjeux diffèrent et qui inscrivent le roman de Lafon dans le quotidien de la ruralité et à l'inverse en écartent celui d'Almendros.
« Expériences et résistances du quotidien » : sous ce titre sont proposées trois contributions envisageant le quotidien dans l'univers d'un combat personnel et social et rappellent comment ce domaine a priori banal participe du politique. Patrick Werly, dans une des rares études du recueil, avec celle portant sur l’écriture d’Anne-James Chaton, consacrées au texte poétique, analyse « Les gestes du quotidien » au fil des vers du poète tchèque Petr Král : ces gestes font en dernière instance du monde quotidien, « à la fois platitude et profondeur » (p. 223), « le lieu d’une résistance au pouvoir » (p. 224). Dans la vie quotidienne, la question du genre participe également du politique : cette question est posée dans les deux contributions de Marie-Jeanne Zenetti et Corinne Grenouillet. La première, sous le titre « Partages de chaque jour », étudie la confrontation entre les « rapports sociaux de sexe » et les « écritures du quotidien », ces écritures qui ont notamment proliféré en France à partir de mars 2020 et du confinement, et à travers lesquelles se dessine la place des femmes, une place singulière, une place genrée ; d’une façon plus générale, pour Marie-Jeanne Zenetti, « la notion de quotidien » interroge « ces inévitables angles morts qu’implique toute description du monde » (p. 240). Un univers particulièrement genré, celui du monde du travail : c’est celui qu’étudie Corinne Grenouillet sous le titre « Le quotidien dans les récits d’expérience laborieuse au féminin », à travers deux récits de vie vécue par les autrices, deux témoignages directs : celle, longue, de Sylviane Rosière à l’usine (Ouvrière d’usine ! Petits bruits d’un quotidien prolétaire, 2010), et celle, bien plus brève et choisie pour des raisons d’enquête journalistique, de Florence Aubenas (Le Quai de Ouistreham, 2010). Le travail, cet aspect si évident du quotidien, est pourtant absent des préoccupations des théoriciens du quotidien, ainsi que le rappelle Corinne Grenouillet, à une heure où la littérature du travail a connu une grande expansion dans les vingt dernières années, et en particulier celle qui représente le travail quotidien des femmes, souvent spécifique – nettoyer les toilettes, par exemple.
« Choses communes : singulier/collectif », dernière section du recueil, présente cinq contributions étudiant le rapport entre le singulier et le collectif dans l'expérience du quotidien, question qu'avait déjà évoquée Corinne Grenouillet à la fin de son article. Maxime Decout (« Marcel Cohen et l'écriture sympathique) » décrit la façon dont la série d'ouvrages Faits entamée en 2002 enregistre des faits quotidiens, des « factographies » (Marie-Jeanne Zenetti), et l'enjeu de ces fragments du quotidien : l’objet de l’écriture du fait divers est pour Marcel Cohen un moyen de « collectionner les manières d'être » (p. 268), celle de personnages à peine esquissés vivant une micro-histoire, partielle, qui sont chacun un morceau d'un grand tout dont fait partie le lecteur. Ce sont les « mutations du commerce », « du café-alimentation à la grande surface », que suit Bérengère Morichaud-Airaud dans l'écriture d'Annie Ernaux. Le quotidien au féminin décrit par Annie Ernaux est certes ponctué par le rituel des « courses », mais le commerce de détail est déjà l'espace parental autour duquel s'est formée la jeunesse de l'écrivaine : ses écrits suivent ainsi les mutations du commerce en France au xxe siècle, et renseignent sur l'évolution et les différents profils de la clientèle tout en témoignant du « délitement des rapports humains autour du commerce » (p. 284) et de « la disparition de la personne » (p. 286) dans le mutisme désormais de la clientèle, accompagné par la disparition progressive des caissières. Steen Bille Jørgensen confronte, sous le titre « Proximité, potentiel et réciprocité », les « approches sérielles du quotidien » pratiquées par François Bon (Daewoo, 2004) et Jacques Jouet (Cantates de proximité, 2005), deux écrivains qui « s'intéressent […] aux formes de vie collective » en se faisant « les témoins et les archéologues de leur temps » (p. 296) et pratiquent tous deux une « écriture sérielle », « regroupement de textes assez brefs » (p. 199), épisodes de vie proposant des « portraits de groupe », projets par lesquels « les écrivains interrogent […] leur propre rôle et sensibilité face au monde » (p. 310). Les deux dernières contributions parlent de Valérie Mréjen, avant qu'elle ne prenne elle-même la parole dans cet épilogue qu'est le « Post-scriptum » de l'ouvrage. Cécile de Bary (« Récits du quotidien et récits quotidien. Valérie Mréjen ») précise que le quotidien n'est pas seulement un thème chez cette artiste polymorphe : son œuvre « relève du quotidien [également] par sa reprise de diverses formes narratives elles-mêmes quotidiennes » (p. 316) : textes de cartes postales, anecdotes familiales, small stories… À travers tous ces récits, « Mréjen nous invite à reconnaître, magnifié ou moqué, notre quotidien, avec distance » (p. 325). L'objet d'étude d'Elisa Bricco (« Sujet, mémoire et quotidien dans les récits de Valérie Mréjen » est la mémoire autobiographique de l'autrice autofictionnelle du quotidien à l’œuvre dans la trilogie Trois quartiers (2005), Forêt noire (2014) et Troisième personne (2017). C'est, pour Elisa Bricco, « la reprise des phrases entendues dans des circonstances spécifiques [qui] est la source du souvenir » (p. 330).
Si l’on peut trouver logique, et surtout bienvenu, que la première partie du « Post-scriptum » qui suit cette dernière section et termine l’ouvrage soit la transcription de la table ronde qui faisaient converser les écrivaines Valérie Mréjen – particulièrement bien introduite dans les deux contributions précédentes –, et Joy Sorman avec trois des intervenantes (Elisa Bricco, Cécile de Bary et Alison James) autour de la fabrique de leurs œuvres, on peut aussi ne pas comprendre, ce qui est mon cas, la raison pour laquelle cette transcription est suivie d’une contribution universitaire supplémentaire, comme s’il n’était pas possible de laisser la parole à des artistes sans que la critique puisse avoir le dernier mot. Est-ce parce que cette ultime contribution d’Emmanuel Bouju (« Révolutions anciennes et histoires sans paroles. L’Enfance politique au quotidien ») confronte L’Enfance politique de Noémi Lefebvre (2015) à un bouquet de textes critiques dans un discours à la première personne fabriquant des dialogues entre les propos de Martine, le personnage de Noémi Lefebvre, et des prosopopées de Barthes, Foucault, Deleuze… ? On peut trouver, quel que soit l’intérêt qu’on peut porter à ce type non conventionnel d’écriture critique, que ce n’était pas vraiment sa place.
Ce recueil fait un bon tour – toujours trop rapide, telles sont les limites des ouvrages collectifs, en dépit de leur efficacité et de la pluralité de leurs préoccupations et points de vue –, non pas tant de la question du quotidien que des écritures récentes de la Littérature française concernées par cette dimension a priori a-littéraire, voire anti-littéraire, et ouvre quelques questions sur les raisons et la signification de l’expansion de cette préoccupation moderne. Les propos croisés des un·es et des autres intervenant·es de cet ouvrage collectif confirment à quel point Georges Perec, l’auteur du récit Les Choses (1965), souvent cité, n’a pas été seulement un électron libre dans le champ de la littérature française du xxe siècle : il a également des héritiers.