Cet ouvrage au titre alléchant – car la perspective qu'un collectif universitaire réfléchisse sérieusement sur la bêtise est alléchante – est le témoignage d'un colloque organisé en juin 2021 par trois universitaires de la Sorbonne nouvelle spécialistes de l'Espagne du Siècle d'or (Paloma Bravo et Nathalie Peyrebonne) et de l'Italie du Moyen Âge et de la Renaissance (Philippe Guérin). Le colloque et l’ouvrage élargissent exceptionnellement, outre l'Espagne et l'Italie, le domaine d'étude à la France, à l’occasion d’une « Ouverture philosophique » proposée par Roland Breeur, et pratiquent, même si l'essentiel des contributions rallie une période qui s'étend du Moyen Âge au dix-septième siècle, quelques incursions ponctuelles dans les xxe et xxie siècles (Nicolas Bonnet, « Typologie de la bêtise dans Le Pendule de Foucault » ; Anne Boulé-Basuyau, « Quand la bêtise vient à triompher : Quo vado ? de Gennaro Nunziante (2016) ». On peut certes se demander pour quelle raison l'étude de la bêtise, cette disposition hélas si répandue chez les autres, touche particulièrement des spécialistes du Siècle d'or et de la Renaissance italienne : c'est peut-être pour prévenir cette question que l'introduction à cet ouvrage, rédigé par Nathalie Peyrebonne, choisit de présenter la bêtise, « ce motif souvent insaisissable » (p. 7), à partir du duo formé par Don Quichotte et Sancho Panza, ce couple de protagonistes catastrophés chacun par la bêtise de l’autre. Car la bêtise est une catégorie axiologique, confrontée par le regard de l’autre à la norme qui est la sienne… tout en étant, il est vrai, « ce qu’il y a de plus partagé au monde » (p. 9).
L'« Ouverture philosophique » qui entame ce tour d'Europe propose « quelques réflexions sur la bêtise chez Malebranche et Spinoza ». Roland Breeur y développe, à partir d'un aphorisme nietzschéen sur l'infini de la bêtise, de situer les termes d'un débat « entre délire et désir » opposant deux philosophes prenant leurs distances avec l’optimisme d’un Descartes croyant à la possibilité de vaincre l’erreur – et partant la bêtise – par l’expérience, le cartésien Malebranche et l'anti-cartésien Spinoza. De cette opposition sont appelées à se définir l'une par l'autre les notions d'erreur et de bêtise, les enjeux dépassant largement la simple question de la stupidité : l'existence même de la bêtise ne ruine-t-elle pas l'affirmation cartésienne d'une libre volonté ? Ne met-elle pas en question ce qu'il en est de l'expérience, habitée par le délire résultant de la souillure qu'est le péché originel (Malebranche) ou au contraire du désir qui soumet l'esprit (Spinoza) ?
Passé cette « Ouverture philosophique », les douze études de cet ouvrage collectif sont réparties en cinq chapitres regroupant chacun deux à trois interventions. La bêtise ayant la particularité d'être difficilement définissable tout en étant très facilement lexicalisable, il était logique que la première section du recueil soit consacrée à des questions de vocabulaire et soit ouverte, sous le titre évident « Les mots de la bêtise », par la linguiste Marta López Izquierdo. La perspective abordée ici est historique : elle rappelle que la bêtise prend sa source dans le latin bestia ainsi que dans la pratique dépréciative de l'animalisation, qui ont assuré la fortune de l'étymon sous ses avatars bestia, beste –> bête, bicho, biscia des langues latines. Reste que le champ lexical recouvert par la bêtise est évidemment bien plus large que les termes provenant du seul bestia. Marta López Izquierdo recense ainsi 164 mots espagnols pour désigner cette chose si peu conceptualisable, dont 9 remontent au latin hors de toute métaphore. Augustin Redondo propose de cerner « la figure du necio » et une définition possible du necio (et de son dérivé necedad) « à travers quelques textes espagnols des xvie et xviie siècles » au nombre desquels on ne sera pas surpris de trouver Don Quichotte et en les confrontant à ses antonymes et à ses quasi-synonymes. Nicolas Bonnet rappelle comment, dans Le Pendule de Foucault, un des protagonistes propose de définir, notamment dans la façon dont ils se distinguent les uns des autres, le crétin, l'imbécile, le stupide et le fou et comment ces définitions sont reprises à son propre compte quelque vingt ans plus tard par Umberto Eco dans son « Éloge de la bêtise » (N’espérez pas vous débarrasser des livres) ; Umberto Eco n'en affirme pas moins que contrairement à ces « types idéaux » (p. 74) un individu manifeste « la plupart du temps » « un mélange de ces trois attitudes », et que le crétinisme existe « en chacun de nous » (p. 75) mais de façon partielle et inégale. Cette taxinomie est confrontée, quoi qu'il en soit, à la question de la vérité et de l'erreur – en particulier quand cette dernière prend le masque de la vérité (les sophismes grecs) –, mais aussi à la question du… génie.
La section suivante, « La bêtise en images », propose des « variations sur quelques “âneries” dans l'Espagne de la période moderne (xvie-xixe siècles) », soit un parcours proposé par Pierre Civil des illustrations et des peintures de la bêtise, ainsi que de ses représentants, le plus souvent animalisés par un âne, et pas seulement chez Goya. L’étude de l’image cinématographique est quant à elle prise en charge par Anne-Boulé-Basuyau à propos du Quo vado ? de Gennaro Nunziante et Checco Zalone. C'est le « spectacle de la bêtise » (p. 128) proposé comme déclencheur du rire dans cette comédie à succès qui amène Anne-Boulé-Basuyau à interroger ce qu'il en est de ce rire (« de quoi rit-on précisément dans Quo vado ?, p. 128) mais aussi le succès phénoménal de ce film en Italie, en dépit d'une critique dénigrante et des polémiques qu'il a engendrées.
Le titre « Bêtise ou intelligence » coiffe trois études de la littérature espagnole. Olivier Biaggini interroge le statut du nescio dans quatre ouvrages de « la prose sapientiale castillane des xiiie et xive siècles, dont la figure navigue entre bêtise (« ignorance ») et sottise (« manque d'intelligence ») dans cette littérature didactique ; Kassandre Aslot étudie « la figure du roi sot dans la comédie La Campana de Aragón de Lope de Vegas » 1598-1600) et la façon dont le sot devient roi et dont l'accusation de sottise se retourne contre les nobles méprisants, ses rivaux ; autre pièce de Lope de Vega, le drame Los primeros mártires del Japón (1621 ?) dans laquelle la sottise est une stratégie de personnage, dont Florence Dumora présente l'efficacité comique et la pertinence politique.
L'amour n'est certes pas le seul sentiment susceptible d'abêtir un individu ; différentes interventions de cet ouvrage l'auront affirmé, mais aussi Jean-Claude Carrière, cité indirectement par Nicolas Bonnet : « la bêtise tient à la prétention de détenir une vérité définitive et absolue » (p. 79). Mais l'amour est – en quelque sorte par définition – le sentiment étranger par excellence à toute forme d'intelligence, pour le meilleur ou, assez souvent, pour le pire. Dans une incontournable section intitulée « Lorsque l'amour rend bête », ce sont ses « ravages dans la littérature italienne du Moyen Âge » dont rend compte Philippe Guérin, tandis que Victoria Rimbert étudie l'animalité et – partant – l'imbécillité dans la sexualité à travers les nouvelles italiennes de la Renaissance, dans la dualité « homme bête, homme-bête ». Les récits, notamment de Boccace, dont fait état Philippe Guérin rappellent que la passion amoureuse, outre d'être une souffrance ballottant l'être épris entre folie et bêtise, peut transformer en âne jusqu'au moralisateur Aristote, mais aussi… rendre meilleur et plus intelligent. Victoria Rimbert envisage à partir de nouvelles de Pietro Fortini et Matteo Bandello le cas de la bêtise amoureuse de l'homme qui ignore les protocoles amoureux et jusqu'à sa propre sexualité en raison de sa jeunesse ou de son authentique bêtise, mais que ses attributs rendent particulièrement désirable pour une femme expérimentée.
Si le Royaume des cieux, à en croire Mathieu, appartient aux simples d'esprit, c'est qu’in fine les êtres sujets à la bêtise seront touchés par la grâce divine. L’affirmation christique est parole d'évangile dans la littérature spirituelle du xvie siècle en Espagne, où Pauline Renoux-Caron puise, « du sot au saint », « quelques cas de “sainte bêtise” », inaugurant ainsi la dernière section de l'ouvrage, « La bêtise et la grâce ». Il est vrai que cette littérature développe Mathieu en affirmant l’existence d’une « docte ignorance » : celle qui « se moque de la sagesse du monde et gagne ainsi le Ciel » (p. 261). Cette section se referme au xxe siècle avec la dernière contribution de l'ouvrage : c'est la grâce touchant le nain idiot peint par Velázquez sous le nom El Niño de Vallecas que commentent dans leurs écrits la philosophe María Zambrano et le peintre Ramón Gaya, que confronte Camille Lacau St Guily. Si pour la philosophe Zambrano le « dénuement » de l’idiot « initie à une autre façon d’habiter le monde, à un savoir étonnant » (p. 288), sous le regard du peintre Gaya Velázquez aurait renoncé à la technique, voire à l'art, pour ravir l'authenticité de ce qu'il perçoit comme « une figure christique », « une hostie consacrée, une glorification de Dieu » (p. 301).
Philippe Guérin affirme, et on lui donne bien raison, qu’il faudrait être « bête de vouloir conclure un volume consacré à la bêtise » (p. 304). C’est pourquoi les quatre pages qu’il propose en fin de volume ne sont guère pour lui que des « Éléments de conclusion », « éléments » que l’on peut aussi bien prendre au sens de « composants », de « morceaux » d’une conclusion inachevable qu’au sens de « rudiments », façon de ne pas se laisser prendre au traditionnel piège tendu par la bêtise consistant à prétendre à des réflexions profondes, lumineuses et achevées. Au nombre de ces éléments, quelques départs de réflexion reprennent quelques pistes lancées par les diverses contributions de l’ouvrage : la bêtise « nous fait douter de notre humanité » (p. 306) ; « son lien est essentiel avec le corps et ses désirs » (p. 307) ; elle est capable de nous orienter vers le pire tout comme le meilleur. Faute de réflexion approfondie et sérieuse, et en présence d’une si sage attitude, on relèvera dans ces notes semi-conclusives ce que l’on devine comme un souhait : cet ouvrage « pourrait être un point de départ pour faire une histoire de la bêtise » (p. 308). Il en offre au moins un apport non négligeable. L’ouvrage propose, en fin de volume, les traditionnelles présentations des contributeurs et résumé, et un nécessaire index qui a toutefois le défaut d’empiler en une nomenclature unique les noms d’auteurs, quelques notions, quelques ouvrages.