Fernando López Rodríguez, Flamenco queer

Référence(s) :

Fernando López Rodríguez, Flamenco queer, Montreuil : L’Arche, 2024, 160 p. ISBN : 9782381980331

Texte

Après la parution, en 2020 aux éditions Egales, du livre Historia queer del flamenco. Desvíos, transiciones y retornos en el baile flamenco (1808-2018), issu et adapté de sa thèse de doctorat soutenue en 2019, Fernando López Rodríguez revient en 2024 avec une version française intitulée Flamenco queer. Ce nouvel ouvrage invite le lectorat francophone amateur de flamenco à appréhender une histoire du flamenco qui s’éloigne considérablement d’une vision binaire, stéréotypée et genrée.

Dans un format plus court (158 pages au total contre 377 pour la version espagnole) et plus accessible pour un public non hispanophone, l’auteur, qui est à la fois chercheur et danseur, souhaite mettre en lumière toutes celles et ceux qui, par leur art, ont su bousculer les carcans esthétiques, sociaux et culturels et ce, dès le xixe siècle.

Comme le souligne Hélène Marquié dans la préface et l’explique l’auteur lui-même à la fin du quatrième et dernier chapitre du livre, l’usage du terme queer pour qualifier le flamenco présenté dans l’ouvrage revêt un intérêt particulier. Ce mot, qui à l’origine renvoyait à l’étrangeté, au louche et au bizarre, et qui en est venu à désigner la communauté hétérogène des minorités sexuelles et de genre, avait déjà été employé en 1890 dans un article de The Press pour décrire la personnalité inclassable de la danseuse Carmencita Dauset. Dans cette perspective, l’auteur emploie le terme queer pour désigner un flamenco qui s’écarte d’une division sexuée et genrée. Fernando López Rodríguez remet en question cette division, longtemps perçue comme une norme sacrée, presque immuable, en adoptant une relecture queer de l’histoire du flamenco, qui articule des dimensions à la fois esthétiques, philosophiques, politiques et sociales. Cette approche retrace presque deux siècles de dissidences, transgressions et autres « troubles dans le genre », invisibilisés par la flamencologie conventionnelle et absents de l’imaginaire collectif façonné autour de cet art.

Dans le prologue, l’auteur examine les liens étroits entre la France et le flamenco, ainsi que le rôle de la France dans la cocréation de cet imaginaire exotisant, incarné, entre autres, par le personnage de Carmen de Prosper Mérimée. Les quatre chapitres chronologiques de l’ouvrage s’efforcent ainsi d’aller « au-delà de Carmen et du toréro » (p. 28) en présentant un flamenco à contre-courant des conventions établies.

Le premier chapitre analyse une période allant de la naissance du flamenco sur la scène des cafés-chantants jusqu’au début de la guerre civile espagnole. On y apprend que l’Espagne, dans un élan de mépris genré envers la France, a cherché à affirmer sa supériorité en exaltant la masculinité comme une valeur noble et dominante. Cette quête identitaire, renforcée par la perte des dernières colonies, s’est traduite dans le flamenco par une virilité débordante pour les hommes et une féminisation excessive de la danse des femmes. Le public majoritairement masculin présent dans les lieux nocturnes des cafés-chantants n’a fait que renforcer cette dichotomie genrée visible à la fois dans la répartition des rôles artistiques et au sein du mouvement dansé. L’auteur s’intéresse, en ce sens, à l’existence de toutes ces figures artistiques qui ont su contrer ces considérations sexuées. Sont alors recensées les artistes hybrides – à la fois chanteuses de variétés, danseuses et artistes flamencas –, les artistes féministes – celles qui interprétaient des chansons explicitement féministes telles qu’Amalia Molina ou Encarnación López La Argentinita –, les femmes guitaristes ainsi que les artistes transformistes comme Trinidad Huertas La Cuenca qui s’habillait en toréro lorsqu’elle dansait ou Edmond De Bries, chanteur transformiste des années vingt.

Le transformisme masculin, ou travestissement, est présenté dans le deuxième chapitre comme un phénomène dissimulé car censuré par le régime dictatorial entre 1939 et 1960, tandis que son pendant féminin était davantage toléré, comme en témoigne l’exemple de la célèbre danseuse Carmen Amaya qui dansait en pantalon pour plus de liberté dans ses mouvements de pieds d’une rapidité extrême. Bien que cette tendance ait complètement disparu des grandes scènes publiques, l’auteur observe que les subtiles gestuelles dites efféminées adoptées par certains artistes comme Antonio Ruiz Soler à la danse ou Miguel Molina au chant ont contribué au franchissement discret des frontières de genre. Cependant, l’arrivée des tablaos à la fin des années cinquante et le courant du neojondismo1 ont non seulement instauré une hiérarchisation des trois piliers essentiels du flamenco (chant, danse et guitare) mais aussi consolidé des barrières de genre érigées en tant que normes traditionnelles dignes d’être respectées. La danse est ainsi devenue un domaine presque exclusivement féminin où les femmes devenaient des objets de désir tandis que le chant et la guitare, considérés comme supérieurs, étaient réservés aux hommes. Ce n’est qu’avec l’ouverture progressive de l’Espagne au tourisme, après les années soixante, que la visibilité des artistes dissident•es a commencé à émerger. Parmi les exemples cités par l’auteur figurent José Pérez Ocaña, artiste flamenco et plasticien qui déambulait fréquemment dans les rues vêtu en femme andalouse, ainsi que Carmen de Mairena, artiste trans emblématique.

Dans du troisième chapitre, l’auteur établit un lien entre la transition démocratique et sa traduction esthétique dans le flamenco jusqu’aux années 2000. Il y explique que, dans un désir de changement et de rupture totale avec un passé récent et douloureux, les morphologies des propositions flamencas se diversifient. Les tablaos continuent de fonctionner mais coexistent avec des propositions flamencas narratives qui, au moyen d’une mise en scène théâtrale, clament haut et fort ce qui avait été étouffé pendant près de quarante ans. Le cas que Fernando López Rodríguez analyse est le spectacle Quejío du groupe La Cuadra, représenté en 1972.

L’entrée du flamenco sur le marché de l’art va également favoriser l’émergence des grandes compagnies de ballets flamencos ayant souvent pour thématique une histoire d’amour hétéro-cis-patriarcale. Ce moment de transitions esthétiques voit aussi l’arrivée progressive d’un « flamenco contemporain » (p. 115) dans lequel des artistes, fortement influencé•es par la danse contemporaine et qui s’écartent donc de l’esthétique traditionnelle du flamenco, créent leur propre compagnie pour proposer des créations plus personnelles et complexifient de ce fait les relations entre le traditionnel et le contemporain. L’auteur observe alors que la commercialisation du flamenco devient un nouvel élément qui conditionne les logiques internes du flamenco et renforce les critères esthétiques requis pour qu’un•e artiste puisse s’imposer et être accepté•e.

Le quatrième et dernier chapitre du livre s’ouvre par la présentation de la crise économique de 2008 qui a eu un impact sur le monde de l’industrie culturelle et a redéfini les contours du flamenco. En raison de la disparition progressive du public, le tablao, jusqu’alors considéré comme un attrape-touristes et présentant des spectacles de mauvaise qualité, redevient un lieu prisé par les artistes qui n’avaient plus de travail sur les grandes scènes de théâtre. Parallèlement, d’autres artistes en devenir ont choisi de s’approprier l’espace public en se produisant dans la rue. Au-delà d’une morphologie différente engendrée par cet environnement urbain, c’est une véritable transformation sociale que subit le flamenco en devenant un outil de dénonciation politique au moyen d’escraches, happenings et performances telles que le reflètent les actions du groupe activiste Flo 6x8 évoquées par l’auteur.

Si la transition démocratique a eu une résonance majeure dans la modification esthétique du flamenco, il en va de même pour la crise qui a suivi celle de 2008, et que l’auteur qualifie de « crise du binarisme du genre » (p. 129). Dès les années 2010, Fernando López Rodríguez observe qu’un grand nombre d’artistes, principalement des femmes, ont pris conscience des inégalités de genre présentes dans le flamenco et ont commencé à les dénoncer publiquement. Sur scène, cela s’est manifesté par une multiplication de spectacles féministes narratifs et dansés, tandis que dans la rue, notamment lors des grèves féministes du 8 mars, le flamenco s’est uni aux revendications portées par ces manifestations. Par la suite, les questions LGBTQI+ dans le flamenco sont devenues très rapidement des problématiques centrales. Le danseur Manuel Liñán performait régulièrement avec des accessoires féminins (jupe et châle, bata de cola et mantón de manila en espagnol) et s’est érigé en tête d’affiche du festival de Jerez de l’année 2015. Des spectacles évoquaient explicitement des relations sexuelles et amoureuses entre hommes tandis que des artistes, dont l’auteur lui-même, ont participé à des entretiens menés par la journaliste Silvia Cruz Lapeña consacrés au machisme et à l’homophobie dans le flamenco. Enfin, des figures comme Noelia Cortés, percussionniste et chanteuse, commençaient à incarner l’émergence d’un flamenco à la fois queer, féministe et profondément enraciné dans la culture gitane.

Une autre communauté marginalisée, celle des artistes en situation de handicap, échappant ainsi aux standards de beauté et aux conventions genrées dans le flamenco, est également présentée. Ce chapitre qui était développé dans la version espagnole est ici cependant relégué à l’épilogue, « à peine esquiss[é] » (p. 150).

Cet ouvrage représente sans aucun doute l’une des pierres angulaires de la construction d’une histoire du flamenco non seulement queer mais surtout plus juste et inclusive tout en initiant le public francophone à des réalités qui peinent encore à s’implanter véritablement. Grâce à une méthodologie rigoureuse mêlant analyse historique, esthétique, philosophique, politique et sociale, Fernando López Rodríguez parvient à déconstruire les cadres binaires et genrés qui ont structuré l’imaginaire collectif autour de l’art flamenco, et réussit, à travers une lecture à la fois saisissante et éclairante, à rendre accessible son approche queer du flamenco.

Notes

1 Le neojondismo ou néoclassicisme est le nom donné à l’étape allant de 1940 à 1980 consacrée à la revalorisation de l’art flamenco, surtout du chant flamenco, ainsi qu’à son étude musicologique et anthropologique. Retour au texte

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Julie Olivier, « Fernando López Rodríguez, Flamenco queer », Textes et contextes [En ligne], 20-1 | 2025, . Droits d'auteur : Le texte seul, hors citations, est utilisable sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.. URL : http://preo.ube.fr/textesetcontextes/index.php?id=5366

Auteur

Julie Olivier

Doctorante et ATER, Ameriber (UR 3656), Université Bordeaux Montaigne, 19 Esplanades des Antilles, 33607 Pessac Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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