Le domestique, lieu de production du politique

  • The political work of the domestic

Text

Si la nécessité d’étudier le domestique comme lieu de production du politique a pris une dimension nouvelle au lendemain des confinements liés à l’épidémie de COVID, elle est depuis plusieurs années maintenant considérée comme une évidence par les chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales, à rebours d’un récit sur la séparation des « sphères » domestique et politique. Des historiennes, à l’instar de Linda Kerber (1980) pour les États-Unis, ont ainsi étudié comment le foyer fut pensé dès la fin du xviiie siècle comme un lieu de transmission et d’éducation des futur·es citoyen·nes. La recherche féministe a également montré la force de l’espace domestique comme lieu de reproduction de normes liées par exemple au genre et à l’orientation sexuelle, voire lieu de violences et d’exploitation – on pense ainsi à Silvia Federici sur l’appropriation du travail domestique des femmes (2004), à Pauline Delage sur la violence conjugale (2017), à Amy Kaplan (1998), Anne McClintock (1995), et Laura Wexler (2000), sur les liens entre domestique et impérialisme. Des travaux récents menés sur les pratiques quotidiennes de la citoyenneté et les sociabilités militantes comme ceux de Derrick Spires (2019) et de Martha Jones (2018) nous incitent cependant à considérer non seulement la façon dont l’espace domestique est et a été traversé par le politique, mais aussi sa capacité à produire du politique. Il s’agit donc de s’interroger sur l’ambivalence de l’espace domestique comme lieu de production et de reproduction tant sociale et politique qu’économique, ainsi que sur sa capacité à produire des résistances à ces mécanismes – ainsi que le montrent des travaux récents sur les domesticités queer, à l’instar d’Aaron Betsky (1997), Rodrigo Andrés et Cristina Alsina Risquez (2022), Cathy N. Davidson et al. (2022), Magdalena J. Zaborowska (2018) – ou à produire de « l’en-commun ».

C’est dans le cadre de ces propositions que ce numéro se donne pour projet de faire avancer une réflexion sur les modalités de production du politique par et dans l’espace domestique. Pour ce faire, nous considérons que le domestique comme champ d’étude n’est pas un espace disciplinaire, mais bien un lieu au croisement des expertises, ainsi que le montrent les périodes et les aires culturelles – Irlande, Italie, États-Unis, Amérique Latine, et France – couvertes par les contributions qui constituent ce volume. Il s’agit ici de faire émerger avec cohérence, à travers les disciplines, ce qui bouge dans nos méthodes, nos démarches et nos résultats lorsque le domestique est considéré, non plus comme un espace à part ou dépendant du politique, mais comme un point de départ et un centre.

Le numéro est articulé selon deux axes. Le premier, intitulé « Le domestique, dépositaire et relais d’idéologies dominantes », considère l’espace domestique comme un lieu de consommation, mais aussi de préservation et de circulation d’idées et d’idéologies nationales. Une étude historique des cultures matérielles mais aussi littéraires permet par exemple de mettre en évidence les liens qui, à différentes époques, unissent l’espace domestique à l’espace national ainsi qu’à des projets nationalistes, hygiénistes, impérialistes et fascistes. Margaux Lardet explore les liens entre les maisons de poupées, ces objets de luxe qui ornaient certains intérieurs de l’élite britannique au xviiie siècle, et l’empire. Les matériaux précieux avec lesquels étaient fabriquées ces maisons miniatures étaient importés des colonies (acajou, ivoire). Cette « mise en abyme de la maison » que constitue la maison de poupée est un terrain d’étude fertile qui met en lumière la dépendance économique croissante de la Grande-Bretagne vis-à-vis de son empire. La contribution de Matthew Redmond s’intéresse à deux fictions narratives étatsuniennes des années 1830, le roman Home as Found de James Fenimore Cooper et la nouvelle « The Fall of the House of Usher » d’Edgar Allan Poe, qui interrogent les formes du pouvoir et de la tradition dans une république relativement jeune. Dans ces deux fictions, la maison, qu’elle soit construite, habitée, vendue, démolie et parfois reconstruite, permet aux auteurs de s’interroger sur la relation entre élites familiales et libertés démocratiques. Aude Monié, elle, étudie la nouvelle science domestique qui anime les foyers de l’Europe occidentale en France à la fin du xixe siècle et qui cible en particulier les femmes de la bourgeoisie et des classes moyennes. Elle met en évidence les discours contradictoires que diffusent les périodiques et qui incitent les femmes à être économes, la réparation des textiles revêtant un caractère économique, moral, et hygiéniste. Jean-Philippe Bareil nous ouvre les portes des intérieurs italiens du début du xxe siècle et révèle la façon dont les futuristes se sont emparés des arts décoratifs pour faire avancer leur projet de transformation radicale de la société en collaboration avec le régime fasciste de l’époque. Il met au jour l’entrelacs de l’esthétique et du politique tout en s’intéressant à la dimension économique et matérielle du projet.

Partant en anglais des différentes échelles de l’adjectif « domestic » qui désigne l’espace de la maison mais aussi celui à l’intérieur de frontières nationales, Amy Kaplan, dans son article intitulé « Manifest Domesticity » (1998), reconceptualisait le travail proprement politique des femmes étatsuniennes de la première moitié du xixe siècle. Assignées à la maison, leurs missions n’en étaient pas moins de surveiller les frontières nationales en maintenant celles entre le « sauvage » et la « civilisation » ; plus encore, depuis cet espace elles redéfinissaient ce qui constitue « l’étranger » et soutenaient les desseins impérialistes. L’espace domestique est l’un des lieux privilégiés de l’apprentissage et de la reproduction de rapports de pouvoir et de domination, liés, par exemple, au genre, à la racisation ou aux rapports entre parents et enfants. Traversé par des tensions contradictoires, l’espace domestique est aussi un espace instable, dynamique et donc générateur de transformations profondes dont les effets se font sentir bien au-delà de la sphère dite privée. Les articles proposés dans la seconde section du numéro, « Le domestique, lieu de résistance et de construction de solidarités », mènent cette lecture politique du domestique, espace où s’élaborent des stratégies de résistance et où s’éprouvent communauté et solidarité. Dans son article, Aurore Clavier met en lumière les différentes significations du domestique dans la poésie contemporaine autochtone aux États-Unis, à travers l’étude des œuvres de Layli Long Soldier (Oglala Lakota), Luci Tapahonso (Diné) et Joy Harjo (Muskogee). En étudiant le motif ambivalent de la table de cuisine, elle met au jour un espace traversé par la domination et la « domestication » coloniale en même temps qu’il devient un lieu d’échanges et de transmission. Éliane de Larminat s’intéresse de son côté à la fonction politique de lieux d’habitation dans un autre contexte : celui de la lutte pour les droits des Noir·es aux États-Unis dans les années 1960 et 1970. Dans son article consacré aux modes de visibilité du logement dans la presse radicale noire des années 1960 et 1970, elle met en évidence la façon dont le logement décrit comme indigne devient capital visuel visant à dénoncer la suprématie blanche et à construire la résistance. Mathew Staunton aborde, quant à lui, l’espace domestique comme un laboratoire où les mécanismes de la violence institutionnelle et individuelle à l’encontre d’enfants peuvent être dévoilées et où d’autres possibles peuvent s’élaborer. « Black & Blue », le jeu de société et de rôles qu’il a conçu et qu’il présente dans son article, vise à mettre au jour ces mécanismes et les stratégies mises en place pour dissimuler la violence. C’est par l’épistémologie alternative que représente « Black & Blue » que Mathew Staunton se propose d’aborder l’histoire des violences contre les enfants dans la société irlandaise de la fin du xxe siècle.

D’autres articles de cette section sont plus spécifiquement consacrés aux femmes, historiquement liées à l’espace domestique. Si l’espace domestique est parfois vu comme séparé de l’espace public, c’est précisément son statut à la marge qui en fait un lieu de résistance et de production de cultures, d’alliances et de solidarités féminines, parfois fragiles. C’est au début du xxe siècle que le travail des femmes acquiert une dimension plus positive, devenant un outil d’émancipation pour de nombreuses femmes, par exemple aux États-Unis, autour du concept de citoyenneté économique décrit notamment par Alice Kessler-Harris. Le travail domestique, traditionnellement non rémunéré, devient pour les réformatrices de la classe moyenne blanche un point de départ pour permettre aux femmes des classes les plus pauvres de la société de recevoir un revenu mais aussi d’acquérir une certaine autonomie. Adrien Liévin étudie ainsi les ateliers de home demonstrations organisés au sein de l’espace domestique dans le Kentucky et le Tennessee dans la première moitié du xxe siècle, qui étaient des lieux d’éducation, de mobilité sociale et de construction d’une conscience politique. L’œuvre de l’autrice martiniquaise Françoise Ega, analysée par Vinícius Carneiro et Maria Clara Machado, qui ont traduit l’un de ses textes en brésilien, montre les ambivalences de l’espace domestique dans la constitution d’alliances féminines intersectionnelles. Dans Lettres à une Noire, publié pour la première fois en 1976, Françoise Ega décrit son quotidien proche de l’exploitation d’employée de maison noire travaillant pour des femmes blanches privilégiées. Document hybride – « Il s’agit à la fois d’un journal, d’une enquête, d’un manifeste politique et d’une réflexion critique », écrit ainsi Elsa Dorlin dans sa préface à la réédition récente de l’ouvrage –, il est aussi récit épistolaire qui prend la forme de lettres adressées à l’autrice brésilienne Carolina Maria de Jesus et devient ainsi créateur de solidarités politiques fortes entre femmes noires. Les femmes peuvent enfin se constituer en public, comme dans le cas des telenovelas vénézuéliennes analysées par Yessika Gonzalez Castro. Ces productions culturelles centrées sur l’espace domestique, dans les intrigues mais aussi dans leur réception, doivent être envisagées comme des lieux de compromis, entre, d’une part, l’influence des idées progressistes et des changements sociétaux qui forcent les producteurs à adapter leurs contenus et, d’autre part, des idéaux conservateurs centrés sur la promotion de l’amour hétérosexuel et de la famille.

Bibliography

Andres, Rodrigo, Risquez, Cristina Alsina. American Houses: Literary Spaces of Resistance and Desire. Leiden; Boston: Brill, 2022.

Betsky, Aaron. Queer Space: Architecture and Same-Sex Desire. New York: William Morrow, 1997.

Davidson, Cathy N., Hatcher, Jessamyn. No More Separate Spheres! A Next Wave American Studies Reader. Next Wave: New Directions in Women’s Studies. Durham: Duke University Press, 2002.

Delage, Pauline. Violences conjugales. Du combat féministe à la cause publique. Paris : Presses de Sciences Po, 2017.

Federici, Silvia. Caliban and the Witch: Women, the Body and Primitive Accumulation. New York: Autonomedia, 2004.

Jones, Martha S. Birthright Citizens: A History of Race and Rights in Antebellum America. Cambridge, Cambridge University Press, 2018.

Kaplan, Amy. « Manifest Domesticity ». American Literature, vol. 70, n°3, No More Separate Spheres!, septembre 1998, pp. 581-606.

Kerber, Linda. Women of the Republic: Intellect and Ideology in Revolutionary America, Chapel Hill, The University of North Carolina Press, 1980.

McClintock, Anne. Imperial Leather: Race, Gender and Sexuality in the Colonial Contest. New York: Routledge, 1995.

Spires, Derrick Ramon. The Practice of Citizenship: Black Politics and Print Culture in the Early United States, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2019.

Wexler, Laura. Tender Violence: Domestic Visions in an Age of US Imperialism. Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2000.

Zaborowska, Magdalena J. Me and My House: James Baldwin’s Last Decade in France. Durham: Duke University Press, 2018.

References

Electronic reference

Hélène Cottet, Hélène Lecossois and Hélène Quanquin, « Le domestique, lieu de production du politique », Textes et contextes [Online], 20-1 | 2025, . Copyright : Le texte seul, hors citations, est utilisable sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.. URL : http://preo.ube.fr/textesetcontextes/index.php?id=5378

Authors

Hélène Cottet

Maîtresse de conférences, CECILLE (ULR 4074), Université de Lille, Campus Pont de Bois, 3, rue du Barreau, 59650 Villeneuve d’Ascq

Author resources in other databases

  • IDREF

By this author

Hélène Lecossois

Professeure des universités, CECILLE (ULR 4074), Université de Lille, Campus Pont de Bois, 3, rue du Barreau, 59650 Villeneuve d’Ascq

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

Hélène Quanquin

Professeure des universités, Institut Universitaire de France, CECILLE (ULR 4074), Université de Lille, Campus Pont de Bois, 3, rue du Barreau, 59650 Villeneuve d’Ascq

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID
  • ISNI
  • BNF

Copyright

Le texte seul, hors citations, est utilisable sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.