Introduction
Le succès international du roman The Miniaturist (Burton 2014) et son adaptation télévisée par la BBC et PBS (2017) ont donné à un large public l’occasion de découvrir l’envergure et la richesse des maisons de poupées européennes à l’époque moderne à travers le récit inspiré de la maison de poupées de Petronella Oortman (c. 1686, Rijksmuseum, BK-NM-1010) [fig 1].1 En effet, jusqu’au xixe siècle, les maisons de poupées néerlandaises et anglaises sont composées d’une structure en bois aux dimensions d'un large cabinet et meublées par leurs propriétaires adultes, pour la plupart des femmes, avec des miniatures minutieusement fabriquées par leurs soins et ceux d’artisans spécialisés.2
Figure 1. Maison de poupées de Petronella Oortman (1686-1710, Rijksmuseum, BK-NM-1010).
© Rijksmuseum, Amsterdam.
Les collectionneuses sont à l’origine de la vaste majorité des écrits sur les maisons de poupées depuis le milieu du xxe siècle. Elles endossent souvent le double rôle de les restaurer et les répertorier (Greene 1955, 1973 ; Jacobs 1953 ; Antrim 2011). Cette littérature est complétée depuis les années 1990 par des publications dirigées par les conservateur-rice-s de collections, notamment du Victoria & Albert Museum et du National Trust (Pasierbska 2008 ; McCormack 2020), du Rijskmuseum (Pijzel-Dommisse 1994), du Germanisches National Museum de Nuremberg (Großmann et al. 2007). Les chercheuses Susan Broomhall et Jennifer Spinks (2011), et plus récemment Hanneke Grootenboer (2021), proposent de riches et convaincantes lectures des maisons de poupées néerlandaises du début xviiie comme ego-documents, dont la constitution rivalise alors avec le collectionnisme plus masculin des cabinets de « curiosités ».
À l'image de travaux récents sur les objets petits et miniatures (Rabb 2021; Wigston Smith et Fowkes Tobin 2022), cet article propose une lecture des maisons de poupées en tant qu'objets politiques aux prises avec des phénomènes d’envergure mondiale tels que l'expansion de l'Empire britannique. La restitution de cet ancrage matériel des réseaux impériaux est la clé de voûte de l’analyse menée par Grootenboer (2021) de la maison de Petronella Oortman (1686-1710, BK-NM-1010). Cet ancrage est aussi au cœur de nouvelles pistes de recherche et choix d’exposition de la maison de Petronella De la Court (1670-90, 5000) conservée au Centraal Museum à Utrecht (Dubois 2025). Les maisons de poupées peuvent paraître moins loquaces sur l'Empire, ou moins ouvertement politiques, que d’autres miniatures contemporaines telles que la monnaie commémorative de la victoire de la Guerre de Sept Ans étudiée par Melinda Alliker Rabb (2021 : 148-153) ou les miniatures chinoises de marchands anglais (c. 1710-1715, Victoria & Albert Museum, FE.32 to B-1981) qui célèbrent respectivement un impérialisme colonial et commercial. Les maisons de poupées ont néanmoins une dimension politique puisque la représentation qu’elles proposent et leur matérialité dépendent des réseaux impériaux, c’est-à-dire de la circulation de matériaux, produits, techniques et esthétiques entre les comptoirs britanniques à l’étranger, les colonies et les îles britanniques. En adoptant une approche matérielle dans l'étude des maisons de poupées, notre but sera d'exposer dans quelle mesure les maisons de poupées produites entre 1700 et 1760 en Angleterre fonctionnaient dans les country houses anglaises comme des synecdoques de l'Empire.3 Cette réflexion est menée en quatre temps : d'abord une étude des maisons de poupées en tant que représentation d'un capital économique et foncier pour partie fondé dans l'Empire ; des analyses de l'acajou puis de la porcelaine chinoise en tant que synecdoques de l'Empire britannique ; et enfin, une considération des implications politiques des pratiques manuelles entreprises par les femmes lors de la constitution d'une maison de poupées au xviiie siècle.
1. Les maisons de poupées, échos du capital économique et foncier de l’élite britannique
Figure 2. Devanture de la maison d’Uppark (c. 1735, National Trust, NT138073).
© National Trust.
Les maisons de poupées anglaises, contrairement à leurs équivalents néerlandais (voir fig. 1), sont structurées et façonnées à l'image des grandes demeures de leurs propriétaires : les country houses souvent établies comme siège familial et les town houses, pieds-à-terre londoniens essentiels à la vie sociale de la famille et aux fonctions parlementaires souvent occupées par les hommes de ces familles [fig. 2] (Avery-Quash / Retford 2019; Arnold 2013; Jackson-Stops et al. 1989 ; Girouard 1978; Gowrley 2022; Stobart 2016).4 À l’intérieur, chaque maison de poupées est composée de trois niveaux, en moyenne : l'étage noble, au premier étage, où se trouvent les pièces de réception, l'étage inférieur qui compte la cuisine et l'étage supérieur où se situent les chambres des propriétaires (voir fig. 3).5 Cet agencement de l’espace miniature laisse place aux suites d’apparat comme la chambre et le salon en velours rouge à l’étage central de la maison de Nostell (c.1729-42, NT959710) [fig. 3]. Parmi les miniatures, certaines sont importées Chine tandis que la plupart sont produites en Angleterre par une main d’œuvre certainement coûteuse pour ces reproductions minutieuses et fonctionnelles d’objets du quotidien. Ainsi, vues de l’intérieur, les maisons de poupées font écho au capital économique de leurs propriétaires. Et dans le contexte d’une country house, les maisons de poupées proposent une mise en abime de ce capital et du confort matériel dans lequel leurs propriétaires vivent.
Figure 3. Maison de poupées de Nostell (c.1729-42, National Trust, NT959710).
©National Trust Images/Mark Fiennes.
Au xviiie siècle, la propriété foncière est un marqueur de l'ancienneté d'une famille (à l'image des titres de noblesse donnant aux hommes accès à la Chambre des Lords) ou, au contraire, de l'ascension sociale d'une famille, qui le plus souvent a fait fortune dans l'artisanat, le commerce ou l'Empire (Barczewski 2014 : 23 ; 125). Les familles (pour celles dont l’identité est connue) ayant des maisons de poupées possèdent toutes des country houses mais assez peu parmi elles sont d’anciennes familles qui tiennent leur fortune et titres de longue date.6 D’ailleurs, plusieurs familles n’ont pas de titre de noblesse, et aucune de celles qui en ont ne possèdent de titre plus élevé que celui de baronnet.7 Il semble donc que le plus souvent les maisons de poupées dans les country houses de leurs propriétaires soient un écho de l’ascension sociale de leurs familles plus qu’un marqueur de leur ancienneté. Pour illustrer cette ascension sociale, nous proposons une étude des couples formés par Rowland Winn (4ème baronet, 1706-1765) et sa femme Suzannah (née Henshaw, 1710-1741) et Matthew Fetherstonhaugh (1714-1774) et Sarah (née Lethieullier, 1722-1788). Ces couples vivent respectivement à Nostell et Uppark.8 Leurs archives familiales sont suffisamment conséquentes pour permettre une étude comparative des maisons de poupées et de leur environnement, les country houses de Nostell et Uppark.
De façon similaire aux Winn, la famille de Sarah Fetherstonhaugh (née Lethieullier) est particulièrement bien implantée à Londres depuis l'arrivée de ses ancêtres protestants exilés du Nord de la France et des Flandres entre la fin du xvie et le début xviie siècle (Uppark Archives, Ms409). Par ailleurs, son père Christopher Lethieullier, des cousins plus ou moins éloignés ainsi que son mari investissent dans l’expansion de l’Empire. Son père place son capital financier dans différentes institutions: la Banque d'Angleterre (dont une branche cousine, les Houblons, fait partie des fondateurs), l’East India Company (Compagnie britannique des Indes Orientales, pour laquelle plusieurs cousins de Sarah travaillent) particulièrement, et la South Sea Company (Compagnie de la mer du Sud).9 En 1744, Sarah (alors encore Lethieullier) hérite à ses vingt-et-un ans d'actions « Bank Stock […] South Sea Annuity […] India Stock » (Uppark Ms148, Uppark Ms149). Elle n'hérite pas de diverses propriétés foncières comme son cadet Benjamin (qui y a accès à sa majorité en 1750). Cependant, les dividendes des actions dont elle hérite sont des fonds conséquents sans lesquels Sarah et son mari, Matthew Fetherstonhaugh, n’auraient pu ni acheter Uppark en 1747 ni financer sa remise au goût du jour (Barczewski : 104). Quant à la country house miniature, il est dit que Sarah l'apporte avec elle à Uppark. On peut donc supposer comme le fait Rebecca Ferguson (2013b) que la maison de poupées a été achetée par Christopher Lethieullier pour sa fille ou que Sarah a financé l’achat avec son héritage.
Dans le contexte des country houses, les maisons de poupées font écho à la répartition inégale des richesses, notamment foncière, et des possibilités d'ascension sociale grâce au commerce national d'une part, au commerce global et au capitalisme financier d'autre part. Passer commande d'une country house miniature agencée au goût du jour fonctionne comme un doublon à échelle réduite de la maison qui confirme le statut social de la famille. Cette reconnaissance du statut social par les pairs ne dépend pas uniquement de la possession d'une country house mais du capital culturel qui se dégage dans son ameublement et des mœurs polies des hôtes, comme le montrent de nombreuses historien-ne-s (Anderson 2022 : 141-157; Arnold 2013; Berg 2007: 39; Coutu et al. 2023; Saumarez-Smith 1993; Vickery 2009: 18, 144, 163, 165).
2. Civiliser les mœurs dans les îles britanniques, exploiter le vivant en Jamaïque : le cas de l’acajou
À l'image des intérieurs britanniques à taille humaine, divers matériaux utilisés dans la fabrication des maisons de poupées proviennent des colonies britanniques. Le plus notable est peut-être le bois d’acajou issu d’arbres endémiques des régions tropicales, utilisé dans la fabrication de la carcasse de six maisons de poupées et de miniatures dans au moins cinq maisons de poupées du xviiie. Dans les îles britanniques ce bois, importé de Jamaïque, fait partie des matériaux conçus comme accessoires et pendants matériels aux mœurs raffinées mises en scène dans les conversation pieces notamment.10 En mettant en exergue la surface satinée et polie de l’acajou, les maisons de poupées participent à l’assimilation du bois à la culture de la politesse au xviiie siècle et opèrent en un sens un polissage de ses conditions de production en Jamaïque.
2.1. L’acajou, accessoire de la sociabilité polie dans les îles britanniques
Derrière les façades des maisons de poupées, l'acajou s'intègre parfaitement à l'esthétique des intérieurs anglais telle qu'elle évolue au xviiie avec le polissage des mœurs alimentaires et hygiéniques dans les îles britanniques et sur le continent européen plus largement. C'est ce que laisse paraître la description que fait Dorothy Richardson de l'acajou dans la maison de poupées de Nostell : « Dans la salle à manger se trouve une table en acajou avec la nappe mise, & des couteaux et fourchettes avec des manches en argent, cuillères & salière, & des assiettes prêtes pour le dîner disposées sur un magnifique buffet à assiettes. » (Richardson 1761 : f16).11
Figure 4. Salle à manger de la maison d’Uppark (c. 1735, National Trust, NT138073).
©National Trust Images/Nadia Mackenzie.
Elle décrit ici la pièce centrale de la maison de poupées, alors une salle à manger transformée par la suite en une chambre d'apparat couverte de velours rouge, peut-être par Sabine Winn (née d'Hervart), la première héritière de la maison de poupées en 1765 (Dyer 2021 : 156-9). On peut trouver un pendant matériel et visuel à cette source écrite dans la salle à manger de la maison d'Uppark (c. 1735, NT138073), située elle aussi au centre de la maison [fig. 4]. Ces maisons de poupées mettent en scène par le nombre de fourchettes et de couteaux à disposition, la « civilisation des mœurs » dont parle Norbert Elias ([1939] 1991).12 Beaucoup de ces miniatures sont encore présentes aujourd’hui dans les maisons de Nostell et d'Uppark. L'acajou peut sembler anodin et lointain de ces considérations, mais il devient au cours du xviiie un élément constitutif des intérieurs anglais. À la fin du xviiie siècle, les ébénistes recommandent son usage plus que tout autre bois pour le meuble central d'une salle à manger : « les tables sont faites du meilleur acajou » (Hepplewhite [1797] : 11).13 Il en va de même pour nombre de meubles qui servent le raffinement des mœurs alimentaires et hygiéniques, allant des tables de toilettes masculines et féminines dans les dressing-rooms (Sheraton [1793] 411) aux tables spécifiquement confectionnées pour la consommation du thé autour desquelles plusieurs familles étaient représentées dans les conversation pieces de l’époque (Anderson 2012 : 30, Retford 2017).
Il ne s'agit pas de dire que la « civilisation des mœurs » n'aurait pas eu lieu sans l'acajou jamaïcain mais que dans le contexte anglais l'acajou est investi, particulièrement par l'élite, comme un matériau constitutif de la culture raffinée à l'instar, par exemple, de la porcelaine chinoise (Alayrac-Fielding 2015 : 111-5 ; Berg 2015 ; Sloboda 2014) et du verre (Berg 2007 : 117-125, Maxwell 2020). L'association de ces deux matières à la sociabilité polie britannique tient d'une part au fait que ces contenants permettent respectivement la consommation du thé, et celles d'autres boissons comme le vin ou bien de nouveaux types de mets comme les glaces. D'autre part, ces objets sont appréciés pour leur surface lisse au toucher et reluisante à l'œil (Berg 2007 : 117-9). L’engouement pour ces matériaux et produits importés en Grande Bretagne participe à l'« enrichissement de la grammaire matérielle – et sensorielle » de l'Angleterre grâce à l'Empire (Fennetaux 2017 : 2).
2.2. Les acajous jamaïcains et la marchandisation de la nature
Les acajous font partie des espèces que les Anglais-e-s ne connaissent pas avant d’établir des colonies dans les Caraïbes. S’ils inspirent l’admiration, voire la peur, à certain-e-s, ces grands arbres sont en premier lieu perçus comme des obstacles devant être abattus pour laisser place aux plantations de sucre que les colons anglais souhaitent implanter en Jamaïque comme ils l’ont fait à la Barbade (Anderson 2012 : 20-25).
La levée des taxes d’importation de bois coloniaux dans les îles britanniques en 1722 change radicalement la perception des acajous en Jamaïque puisque leur abattage, vente et transport vers la métropole est devenu une entreprise rentable. Leur introduction dans les îles britanniques ne se fait pas à l’aune de la teinture textile ou de la marqueterie comme d’autres bois tropicaux comme les palissandres ou les pernamboucs (Bowett 1996 : 28). Dans la première décennie de sa commercialisation, l’acajou jamaïcain est beaucoup utilisé en menuiserie avant de devenir un bois recherché par les ébénistes et leurs client-e-s pour sa couleur rougeâtre, la forme et la texture de son grain qui prend un aspect satiné une fois travaillé et poli (Bowett 1996 : 52).
La plus ancienne carcasse de maison de poupées fabriquée en acajou (ayant survécu et été identifiée) date de la période d’introduction de l’acajou dans les îles britanniques (Forster, 1720-30, V&A, B.38-2017). Comme pour les autres maisons dont la carcasse est en acajou, le choix est fait d’exposer le bois poli plutôt que de le peindre. En effet, les maisons en pin ou en noyer sont très souvent peintes en imitation de la pierre de taille utilisées dans la construction des country houses à taille humaine.14 L’acajou est remarquablement travaillé pour imiter une façade architecturale palladienne avec des pierres angulaires pour distinguer le rez-de-chaussée, des colonnes, des frontons et, dans le cas de la maison Forster, une balustrade. Les quatre autres maisons en acajou sont produites entre 1740 et 1790 à une période de fort engouement pour le mobilier en acajou malgré la hausse de son prix – dû entre autres aux guerres successives, dont les théâtres coloniaux affectent le commerce transatlantique (Bowett 1996 : 71-5, 103-108, Anderson : 58-62).
La transformation artisanale de planches et rondins d’acajou en mobilier du quotidien ou de luxe dans les styles néo-classique, rococo ou chinoisant – ainsi que le polissage régulier de ces meubles par des domestiques dans les country houses – permettent l’intégration du bois tropical à la culture matérielle britannique. La distinction spatiale entre ces lieux de raffinement du bois et ceux de son extraction dans les Caraïbes occulte d’une certaine façon l’exploitation de deux sphères du vivant dans les colonies : d’une part les acajous qui font partie de l’environnement jamaïcain et d’autre part les êtres humains, pour la majorité des Africain-e-s et leurs descendant-e-s réduit-e-s en esclavage15, ayant dû abattre ces arbres, scier et transporter leur bois pour le profit de propriétaires terriens.16 Dans le contexte colonial, les arbres et les êtres humains sont perçus et exploités comme des ressources dans la production d’un matériau de plus en plus convoité dans les îles britanniques et les colonies américaines. Cette politique extractiviste détruit la forêt jamaïcaine au point que cinquante ans après le début de son exploitation l’acajou a quasiment disparu de l’île et qu’il est reconnu comme étant au bord de l’extinction dans son environnement d’origine par la Convention Internationale des Espèces Sauvages de 1975 (Anderson 2012 : 16).
3. Des importations chinoises aux « chinoiseries »17 dans les maisons de poupées
Lorsque la façade architecturale des maisons de poupées est ouverte, on peut constater que la culture matérielle domestique à échelle miniature est pétrie d’influences asiatiques. Les apports de l’Inde se remarquent surtout dans les textiles (voir fig. 8) tandis que ceux de la Chine touchent à la fois à la porcelaine, aux papiers peints et au thé dont la consommation est suggérée par les services omniprésents dans les maisons de poupées. La matérialité (matériaux utilisés, méthodes, lieux et conditions de production) de ces miniatures évolue au cours du siècle mais quel que soit leur mode de production celles-ci trouvent sans peine leur place dans la culture matérielle anglaise. La porcelaine au format miniature tout particulièrement est utile pour penser d'une part l’acculturation des produits et influences chinoises, qui au fil du siècle intégrèrent pleinement le lexique esthétique anglais, et d'autre part le goût anglais pour le mélange des influences (Barczewski 2014 : 180-96).
3.1. Les maisons de poupées anglaises et néerlandaises, entre collectionnisme et « absorption matérielle »18 de la porcelaine chinoise
La porcelaine chinoise revêt à l’époque moderne un caractère fascinant du fait de plusieurs qualités qu’on ne trouve pas dans les céramiques produites en Europe – notamment son aspect lisse et translucide dû au kaolin, une argile dont l'exploitation des gisements chinois a donné à la Chine le monopole sur la production et la vente de porcelaine dure (Alayrac-Fielding 2015 : 35-36, Fennetaux 2017 : 3-4). La porcelaine chinoise fait donc tout particulièrement l’objet d’une importation conséquente en Europe – et notamment en Angleterre qui a l’autorisation d’ouvrir son premier comptoir à Amoy (Xiamen) en 1685.
Une fois dans l’espace domestique anglais, les assiettes, vases et services à thé en porcelaine peuvent être utilisées au quotidien comme ils peuvent être réservés à des usages plus parcimonieux, lors de la réception d’invité-e-s de marque, ou à un usage décoratif sur les manteaux de cheminées ou les étagères de cabinets d’exposition. Ces divers usages sont mis en scène dans les maisons de poupées du xviie et début xviiie en Angleterre et aux Pays-Bas. Dans les maisons anglaises de Nostell, Uppark et Oak House (1700, collection privée), les vases et petites bouteilles en porcelaine chinoise, et les sceaux en Blanc de Chine transformés en figurines décoratives par leur contextualisation dans l’espace miniature19, sont disposés sur les manteaux de cheminée.
Figure 5. Détail du salon (dressing-room) en velours dans la maison de poupées de Nostell (c.1729-42, National Trust, NT959710).
© National Trust / Robert Thrift.
Selon leur emplacement dans la maison de poupées, les porcelaines chinoises apportent une touche « exotique » à une pièce au style très européen (voir le sceau en forme de singe dans l’alcôve de la salle à manger dans la maison d’Uppark, fig. 4) ou participent à créer des cocons pour la culture matérielle chinoise (Vickery 2009 : 260). Dans le salon (dressing-room) de la maison de Nostell par exemple [fig. 5], la porcelaine chinoise jouxte un papier peint qui semble être une hybridation de la technique des cuirs dorés20 et une esthétique chinoise dans le choix des motifs (oiseaux et fleurs, dont des pivoines) et des couleurs vives et chatoyantes. Cette pièce de la maison de poupées n’est pas sans ressembler à la suite d’apparat dans la maison à taille humaine à Nostell qui sont recouvertes d’un papier peint chinois représentant faune et flore. 21La tête de lit, la commode, l’armoire à linge22 [fig. 6] et table de toilette, produits par Chippendale entre 1770 et 1771, sont recouverts d’une laque verte et décorés de motifs dorés mêlant des représentations de scènes quotidiennes idéalisées et de flore.23 À l’échelle humaine de la country house et à l’échelle miniature, on remarque bien ce que Vanessa Alayrac-Fielding qualifie d'absorption matérielle des produits chinois liée au rêve d'impérialisme commercial britannique (2015 : 48).
Figure 6. Armoire à linge (clothes press) laquée verte aux motifs chinoisants dorés dans la chambre d’apparat recouverte d’un papier peint chinois importé par la Compagnie des Indes (Thomas Chippendale, c. 1771, National Trust, NT959752).
©National Trust Images/Andreas von Einsiedel.
Les maisons de poupées du début du xviiie participent effectivement à l’absorption matérielle de la Chine. Elles en proposent une mise en scène au même titre que les « natures mortes au thé » néerlandaises du xviie imitées en Angleterre au début xviiie (Alayrac-Fielding 2015 : 98-109 ; Fennetaux 2017 : 74) et les conversation pieces de la deuxième moitié du xviiie (Alayrac-Fielding 2015 : 99-116). En ce sens , les maisons de poupées participent à un à l'élan artistique qui anglicise les produits chinois représentés — qu'il s'agisse du thé ou de la porcelaine — en les intégrant à une tradition picturale européenne (les natures mortes) et en naturalisant leur présence dans le quotidien des Britanniques dans des portraits de famille qui se voulaient plus « naturels » (Retford 2017).24
3.2. Les « chinoiseries » et l’enrichissement technique et artistique des îles britanniques grâce au commerce avec la Chine
Figure 7. Service en porcelaine miniature fabriqué dans les manufactures du Worcester (1760-2, Metropolitan Museum of Art, 61.107.25a, b).
L'absorption matérielle de produits chinois ne s'arrête pas à l'importation mais nourrit un renouveau esthétique et matériel (Alayrac-Fielding 2015) et catalyse des innovations techniques comme la création de recettes anglaises de porcelaine tendre (Berg 2007 : 126-153). On remarque cette production à échelle miniature dans les maisons de poupées fabriquées à partir des années 1760 dans lesquelles on trouve surtout de la porcelaine et faïence anglaise dont une partie imite les motifs décoratifs de la porcelaine chinoise d'exportation. S'il est difficile d'accéder à des photographies de ces miniatures in situ dans les maisons de poupées, on peut trouver un équivalent dans le service de porcelaine bleue et blanche produit dans les nouvelles manufactures du Worcester entre 1760 et 1762 et maintenant conservé au MET (61.107.25a, b). [fig. 7] La porcelaine à pâte tendre est un type de porcelaine née en Europe à l'époque moderne alors que les différents pays européens tentent de trouver la recette de la porcelaine à pâte dure produite en Chine. En 1749, un brevet est déposé en Angleterre pour une recette de porcelaine tendre nommée bone china qui est reprise dans les nombreuses manufactures établies dans la seconde moitié du siècle, dont celle de Worcester (Berg 2007 : 128).
La céramique n'est d'ailleurs pas le seul produit sur lequel le renouveau esthétique anglais, grâce au passage par la Chine, s'est exercé. En effet, le goût pour les « chinoiseries » touche aussi le mobilier, les moulures et papiers peints, le jardinage et l'architecture.25 Les manuels des ébénistes regorgent de dessins chinoisants, plusieurs country houses comptent des fabriques de jardin (follies) imitant la forme des pagodes chinoises. Vanessa Alayrac-Fielding parle de la « création d’un idiome artistique anglo-chinois » entre 1740 et 1760, période au cours de laquelle le goût pour les produits chinois et les chinoiseries est à son paroxysme (2015 : 13-4). Les productions issues de ce nouvel idiome artistique anglo-chinois côtoient des objets plus endogames tant dans les country houses que dans les maisons de poupées. Les céramiques reprenant des motifs chinoisants et des miniatures en bone china sont exposées dans les maisons de poupées aux côtés de faïences creamware produites dans les manufactures du Staffordshire dans la seconde moitié du siècle.26
4. Le travail féminin de domestication des influences étrangères
Les maisons de poupées sont des objets composites qui sont a priori fabriqués sur commande jusque dans les années 1760, moment où des sources écrites permettent d’identifier le passage à une production « préfabriquée » (readymade). En 1762, le commerçant Bellamy détaille dans une carte de commerce la variété de produits qu'il vend en gros et au détail dans sa toyshop (British Museum, 119.3+).27 La fabrication commerciale des maisons de poupées marque le tournant vers une conception et un usage des maisons de poupées en Angleterre en tant que bien intégrant la nouvelle culture matérielle dédiée à l'enfance, dont parle J. H. Plumb (1975). L’âge des manipulatrices de miniatures évolue au tournant du siècle mais leur genre reste une constante. Étant donné la répartition genrée de la culture matérielle, le genre féminin se remarque dans la matérialité des maisons de poupées qui autrement sont en grande partie produite par des artisans dans des professions à dominante masculine (ébénisterie, orfèvrerie et toy-making par exemple).
4.1. Les maisons de poupées, miroirs d’une féminité domestiqu(é)e ?
L’organisation patriarcale de la société du xviiie siècle alloue certains espaces et certaines matières aux femmes : le domestique relève de leur responsabilité tandis que certains espaces publics, notamment politiques, leur sont inaccessibles (Vickery 2009). Parmi tous les matériaux qu’elles peuvent manipuler le textile est certainement la matière qu’elles travaillent le plus et par laquelle elles peuvent le plus facilement s’exprimer (Parker [1989] 2019). Les maisons de poupées étant des reproductions du domestique, elles contiennent beaucoup de textiles entre le linge de maison et les vêtements des poupées. Les maisons de poupées représentent une fémininité domestique voire domestiquée au sens où les femmes sont enjointes à entreprendre nombre d’activités qui les maintiennent à l’intérieur de la sphère domestique et les empêchent donc d’interagir comme les hommes peuvent le faire dans les sphères politiques, coloniales, militaires ou, dans une moindre mesure, commerciales (Fennetaux 2009 : 91-100). La gestion et la création textiles figurent parmi les activités les plus chronophages qui maintiennent les femmes à domicile. En effet, les femmes doivent veiller à la propreté du linge et le réparer, marquer le linge de maison (Corbin 1986), confectionner des vêtements, ou bien réajuster ceux achetés dans le commerce (Dyer et Wigston-Smith 2020). Aussi, et c’est particulièrement vrai pour les femmes qui n’ont pas à travailler comme c’est le cas des propriétaires de maisons de poupées, elles produisent des ouvrages qui décorent le foyer et mettent en exergue aux yeux de toutes et tous leurs accomplissements ainsi que la capacité de leur mari à financer un mode de vie qui leur permet de prendre le temps de s’appliquer à des travaux d’aiguille à but décoratif.28
Si l’on se tourne vers les maisons de poupées, certaines traces matérielles, histoires de familles ou sources écrites permettent d’identifier de façon certaine un travail féminin dans la confection et le maintien en bon état des éléments textiles de l’espace domestique miniature. Par exemple une petite fille marque un drap de son nom en 1845 à l’âge de seulement quatre ans (Turner 2016 : 6). Pour beaucoup d’autres vêtements ou linge de maison, les traces matérielles ne permettent pas de certifier que les femmes ont produit ou réparé ces pièces, mais rien n’exclut non plus cette possibilité – même pour des pièces aux finitions à l’aspect professionnel car les compétences de femmes au foyer peuvent égaler celle de professionnel-le-s (Dyer / Wigston Smith 2020 : 4, Dyer 2021 : 11-4) Il en va de même pour la broderie utilisée pour décorer des vêtements ou fabriquer des tapis ou pares-feux miniatures. Beaucoup de tissus utilisés dans les maisons de poupées ne sont pas fait à échelle miniature, leurs motifs sont de taille à avoir été conçus pour être portés ou tapisser des murs ou des meubles. La confection de vêtements, draps ou rideaux miniatures peut donc facilement s’ancrer dans des pratiques courantes à l’époque de recyclage textile ou d’usages de bouts de textiles restants après la fabrication d’un vêtement, d’échantillons envoyés par des commerçants par exemple. Plusieurs historiennes démontrent que le recyclage de textiles est une pratique courante au xviiie qui revêt une valeur sentimentale mais aussi morale (Fennetaux et al. Eds. 2014, Dyer 2021 : 21-48). Ce sont aussi des éléments qu’on retrouve dans la littérature pour enfants de la fin du xviiie qui tout en cherchant à distraire aspire à inculquer des principes dont la parcimonie et l’économie (Kilner 1780 : vol. 1, 21, 120, vol. 2, 91-2).
Figure 8. Détail de la chambre dans la maison de Nostell où les textiles sont soit importés d’Inde soit produits en Angleterre en imitation des cotonnades indiennes (c.1729-42, National Trust, NT959710).
© National Trust / Robert Thrift.
Certains textiles dans les maisons de poupées ne sont pas forcément produits en Angleterre ou du moins s’ils le sont, ils ont une dette culturelle envers d’autres cultures. Par exemple, dans les maisons de poupées de Nostell du début du siècle et dans celles des Blackett, plus tardive et dont les matériaux reflètent plus les productions en manufacture qu’en ateliers d’artisans, des lits sont drapés de textiles imprimés d’importation ou d’inspiration indienne [fig. 8].29 Dorothy Richardson note dans sa description de la maison de poupées de Nostell : « le lit dans la nursery est en chintz » (1761: f16).30 Ces textiles qui dénotent l’influence indienne sur les textiles anglais, même si plus succincte que celle du commerce avec la Chine ou de la colonisation de la Jamaïque, sont aussi un autre pan de la synecdoque de l'Empire dans les maisons de poupées. L'intégration de ces textiles imprimés dans les maisons de poupées fonctionne sur le mode du « bricolage » (Fennetaux 2018 : 66).31 À défaut de pouvoir participer directement au travail de l'Empire et de pouvoir se rendre dans les comptoirs ou les colonies, les femmes peuvent manipuler les fragments, restes et débris qui atteignent les îles britanniques. Cela vaut aussi pour l'adaptation de techniques étrangères comme le laquage de meubles comme cela se fait au Japon et en Chine. De nombreux manuels le plus souvent destinés aux femmes les encouragent à adopter cette nouvelle pratique pour embellir la maison (Fennetaux 2009 : 93-4). Or on aperçoit dans de nombreuses maisons de poupées quelques meubles laqués qui auraient aussi bien pu être fabriqués par des ébénistes qui connaissent cette technique que par les femmes qui l'auraient apprise telle qu'elle est transmise par les auteurs anglais de ces manuels. En faisant usage de « débris » comme les indiennes ou leurs imitations, en pratiquant des techniques étrangères, les femmes participent en un sens dans la sphère qui est la leur, au travail de l'Empire au sens où elles contribuent à la domestication des cultures matérielles étrangères qui arrivent dans les îles britanniques.32
4.2. Le service à thé de Nostell : l’agentivité féminine dans la réappropriation d’influences étrangères
En complément de l'appropriation de matériaux ou techniques étrangères, les femmes peuvent aussi contribuer au travail de domestication des influences étrangères même lorsqu'elles adoptent des techniques européennes. Sarah Lethieullier par exemple produit au moins deux aquarelles où figurent une faune et une flore endémiques des territoires colonisés par l'Angleterre : l’une inspirée d’une gravure de 1747 illustre un tamarin aux mains rousses (singe des forêts tropicales américaines) aux côtés d'oiseaux (dont un chardonneret jaune), de fleurs et papillons et d'une branche d'acérola (1757, NT138308.1). Malgré les tentatives et succès de domestication tant d'animaux que de végétaux extraits des territoires colonisés, il est plus probable que Sarah Fetherstonhaugh n'ait pas vu ces animaux et végétaux de ses propres yeux (Barczewski : 224-6 ; Tobin 2005 : 168-197 ; Yang 2012).
Un service à thé dans la maison de poupées de Nostell semble correspondre à un acte de « bricolage » à échelle miniature. Il s'agit d'un service à thé en albâtre décoré de gravures découpées, peintes, collées puis recouverte d'un vernis de façon à imiter une porcelaine à l'aspect lisse et reluisant. Cette technique s'apparente à celle de découpage utilisé par Sabine Winn après 1765 (date de son installation à Nostell, et donc de son accession à la maison de poupées) pour décorer les murs du salon d'apparat de la maison de poupées (Dyer 2021 : 156-9). Cette technique du découpage est très appréciée des femmes sur le continent européen (d'où vient Sabine Winn qui est d'origine suisse) et en Angleterre, où la pratique est mise à profit pour décorer des pièces entières appelées print rooms. La technique est endémique des lieux de naissance et de vie de Sabine Winn tandis que les sujets choisis amalgament différentes cultures difficilement identifiables. Parmi les gravures accolées aux assiettes, on compte par exemple des arbres perchés sur des rochers, des figures humaines, fleurs et oiseaux ressemblant à ceux des papiers-peints chinois, une figure qui semble être en train de consommer de l'opium, une autre portant un caftan, deux figures se trouvant devant un bananier et une dernière à cheval portant un turban. Ce choix d'illustrations, qui semblent être devenues des motifs ayant perdu leurs liens avec leur référent ou signifié, s'apparente à une volonté d'exoticiser le service à thé, autrement banal, en façonnant un « Autre » aux contours peu définis mais dont l'altérité serait perceptible.
Conclusion
Au xviiie siècle, les femmes britanniques contribuent à l'Empire, le plus souvent depuis leur sphère d'influence privilégiée : le domestique. Elles sont, pour la plupart, éloignées des voyages, longs et parfois mortels, de la diplomatie politique et commerciale, et de la violence coloniale et de la guerre. Cependant, elles participent à l'Empire en domestiquant toutes les influences étrangères : elles leur donnent littéralement une place dans la culture matérielle du quotidien en Angleterre de sorte que ces objets, matériaux ou denrées deviennent, pour certains, synonymes d’une identité britannique.
C'est ce mouvement de consommation et d'incorporation qu'on voit à l'œuvre en plus petit dans les maisons de poupées. À cette échelle miniature, le rôle des femmes dans l'absorption matérielle des produits chinois à l'échelle nationale peut nous paraître plus évident ou frappant. La constitution de collections de porcelaine chinoise miniaturisée et de miniatures anglaises endettées esthétiquement ou techniquement envers la Chine met en abyme le rôle politique que les femmes jouent collectivement dans l’absorption des influences artistiques et matérielles venues de Chine au xviiie siècle. Il en va de même pour les maisons de poupées dont la structure ou les miniatures sont faites en acajou. Si les femmes ni ne travaillent ni ne polissent l'acajou jamaïcain de leurs propres mains, elles passent commande de meubles en acajou, les placent dans l'espace domestique, posent devant ces nouvelles acquisitions comme Sabine Winn dans son portrait de couple avec Rowland (Hugh Douglas Hamilton, 1767-8, NT960061), se coiffent devant des tables de toilettes en acajou, reçoivent des pairs autour de tables en acajou sur lesquelles on dîne ou prend le thé. L'acajou devient anglais en quelque sorte lorsque, sur commande du couple Winn, il est transformé en large bureau par Thomas Chippendale (1766, NT959723) puis illustré dans le portrait d'Hamilton. Pourtant il vient certainement des derniers acajous jamaïcains ou bien d’acajous de la côte des Mosquitos et sa présence en Angleterre signifie aussi la disparition de forêts dans les espaces coloniaux. Ce polissage du matériau et de son histoire est un travail fait à plusieurs mains, celles des ébénistes qui travaillent le bois et celles des consommatrices et consommateurs qui participent à l'acculturation du bois à la culture anglophone en l'intégrant dans leurs domiciles. Les maisons de poupées ont cet aspect politique, ou en tout cas peuvent être lues sous cet angle, de mettre en abyme la part féminine dans le travail de l'Empire situé dans l'absorption et l'acculturation, voire l'assimilation, d'influences étrangères qui enrichissent matériellement, esthétiquement et culturellement les îles britanniques.
Je souhaiterais remercier les coordinatrices de ce numéro et les deux relecteur·rices ainsi que mes collègues du laboratoire ECHELLES (notamment Emma Bauer et Quentin Lacombe) pour leurs relectures et leurs précieux conseils. Je suis très reconnaissante à la conservatrice du mobilier pour la National Trust, Megan Wheeler, et aux responsables de collections de Nostell et Castle Drogo, Simon McCormack et Ben Dale, de m’avoir donné accès à des rapports de conservation et documents de recherche non publiés.