Le peuple est une notion fracturée1. Giorgio Agamben, parmi nombre d’auteurs, l’a souligné : cette idée a ceci de particulier dans le vocabulaire politique qu’elle désigne à la fois la somme des femmes et des hommes rassemblés, constitués en une totalité (le peuple français, algérien, etc.), et une fraction de cette totalité, précisément celle la moins dotée en pouvoir politique (le « petit peuple » de Paris ou d’Alger)2. Le peuple, en somme, serait en tension permanente avec lui-même, jamais totalement disloqué ni entièrement soudé. Or, fracturé, le peuple l’est aussi par les relations qu’il entretient avec ces autres entités du lexique collectif que sont la multitude, la foule, la classe, les masses…, dans des conditions historiques diverses et variées. C’est dans le contexte du mouvement ouvrier français du quart de siècle qui précède le déclenchement de la Première Guerre mondiale (1890-1914) qu’on voudrait ici étudier cette autre lézarde. Il s’agit pour cela de tracer les grandes lignes d’une carte sémantique faite de mots et d’images, en suivant certains programmes de recherche initiés, au cours des dernières années, dans le champ de l’historiographie des idées3.
Chrononyme forgé après coup, la « Belle Époque » est une période clé pour étudier l’idée de peuple, et ce pour plusieurs raisons. La première est que la fracture du peuple s’y énonce, quelques décennies à peine après la révolution manquée que fut la Commune de Paris, sous la forme de la guerre civile, dont certains commentateurs n’hésitent pas à agiter le spectre ; ainsi à propos de la grève des mineurs du Nord de l’automne 19024. Non moins importante est la banque d’images de la guerre civile que cette période nous a léguée, telle une série de cartes postales des corons de Béthune éditée par un libraire de Lille, qui montre les habitats des mineurs « jaunes » saccagés par les grévistes, derrière une barricade qui semble érigée non seulement pour permettre l’émeute, mais pour tenir le regardeur lui-même à distance (fig. 1).
Fig. 1 : Mines de Béthune, 1902. « Barricade élevée dans une rue de la Cité d’Aix par les grévistes pour assurer leur protection pendant qu’ils saccageaient les maisons des ouvriers n’ayant pas cessé de travailler ».
Carte postale commerciale. Lille, Delarue libraire-éditeur.
Fig. 2 : Grèves de Fressenneville, 1906. « Cortège de grévistes – “Dansons la Carmagnole ! Vive le son…” »
Carte postale commerciale. Le Tréport, Bourdelot libraire-éditeur.
Ailleurs, on découvre des peuples qui se reconstituent autour de symboles renversés, ainsi que le relate l’anonyme « lieutenant Z », officier dépêché pour réprimer cette même grève des mineurs en 1902, et auteur d’un mémoire singulier :
Ce matin, les corons ont fusionné pour se congratuler mutuellement, et, pendant plusieurs heures, des défilés plus ou moins tumultueux ont parcouru la campagne. L’un d’eux avait en tête un superbe drapeau rouge. Ce drapeau rouge était, en réalité, un drapeau tricolore, mais enroulé autour de la hampe, de façon à ne laisser dépasser que le rouge.5
La carte postale commerciale a gardé la trace photographique de défilés similaires en d’autres circonstances ; à Fressenneville, en Baie de Somme, durant la grève des serruriers de 1906 (fig. 2), c’est un autre peuple qui montre son retrait de la totalité républicaine, celle des trois couleurs qui composent le drapeau français, pour se constituer en un collectif nouveau, uni sous une bannière nouvelle.
Fig. 3 : La grève de l’électricité – Une terrasse de café éclairée par des bougies.
Carte postale commerciale.
Aussi riche l’iconographie des grèves soit-elle, c’est à travers l’imaginaire romanesque qu’on souhaite avant tout atteindre ici le peuple ouvrier ; l’une n’exclut bien sûr pas l’autre, en particulier s’agissant d’un roman d’anticipation au demeurant connu des socio-historiens6 : Comment nous ferons la Révolution, publié en 1909 par Émile Pouget et Émile Pataud, deux figures majeures du syndicalisme révolutionnaire porté par la jeune Confédération Générale du Travail (CGT), alors traversée d’influences anarchistes7. Le roman n’est pas dépourvu d’enjeux visuels : on y relate une tactique de blackout visant à plonger la ville de Paris dans l’obscurité, qu’Émile Pataud, à la tête du syndicat des électriciens parisiens, mit effectivement en pratique en 1907, aiguisant l’intérêt des photographes et des éditeurs pour l’une des rares scènes de grève, à cette époque, figurant la bourgeoisie (fig. 3)8.
L’ouvrage est d’un intérêt littéraire inégal, dans la mesure où il propose un scénario de grève générale dans lequel chaque chapitre s’apparente moins à une séquence narrative qu’à un domino supplémentaire qui s’abat en vue d’accomplir la révolution syndicaliste. Cependant, Comment nous ferons la Révolution demeure l’expression forte d’un peuple révolutionnaire, dont les occurrences dépassent quantitativement, et de loin, celles du vocable de « classe », pourtant au cœur de la propagande de la CGT à cette époque9.
Sur un plan plus qualitatif, les usages du peuple au fil du roman tendent à révéler tout ce que Pouget et Pataud injectent dans cette entité collective insurgée, finalement sortie vainqueur de l’État et du capitalisme. Chapitre après chapitre, on se confronte au vocabulaire du corps politique, héritage antique toujours d’actualité au tournant du xxe siècle ; on croise une pensée de la foule, au moment même où sa psychologie est âprement discutée dans les milieux savants, notamment sous la plume du médecin polygraphe Gustave Le Bon10 ; on trouve enfin des références nombreuses à la Révolution française, qui dévoilent un imaginaire selon lequel cette révolution était à recommencer – non sans écho, soit dit au passage, avec notre présent11.
Un roman d’anticipation révolutionnaire
Dès le premier chapitre de Comment nous ferons la Révolution apparaît le seul protagoniste véritable du roman :
Par cet après-midi de dimanche printanier, de l’année 19…, des milliers de grévistes du bâtiment s’étaient rendus au manège Saint-Paul. La foule, accumulée dans la salle, surexcitée déjà par les longs jours de grève, électrisée par la griserie des paroles, énervée du piétinement dans la sciure de bois aux relents de crottin, s’exaspérait, devenait houleuse. Il y avait de l’orage dans l’air. On sentait gronder les colères prêtes à déflagrer12.
Quoique d’emblée désigné comme « foule », il s’agit bien là du peuple ouvrier – les deux termes sont régulièrement mis en équivalence durant la première moitié du roman, avant que la foule urbaine insurgée ne disparaisse totalement une fois la révolution actée. Plongé d’emblée au cœur d’un meeting syndical, le lecteur n’a que le temps de découvrir la grève déjà déclenchée. Quelques lignes plus loin, les travailleurs, au sortir du manège Saint-Paul, se heurtent à la troupe, qui fait feu. Dès lors, de chapitre en chapitre, l’enchaînement des événements est implacable : funérailles des victimes, reprise de la rue, propagande en vue de gagner l’armée, déchéance du parlement, révolution…
Sur le plan littéraire, ce choix narratif, en apparence téléologique, s’explique par un pacte forgé avec le lecteur dans un bref avant-propos, celui-là même qui scelle les conditions de possibilité de l’anticipation :
Au baptême, notre volume a changé de nom. La faute en est à notre éditeur qui, en présentant sa couverture aux encres d’imprimerie, – qui sont les fonts baptismaux du Livre, – l’a saboté sans vergogne.
N’étant pas d’humeur acariâtre, nous ne lui en avons pas tenu rancune… et nous plaidons sa cause près de vous ; comme nous, vous amnistierez notre éditeur.
Et pourtant, le sabotage est patent !
Aux lieu et place du titre anachronique qui s’étale sur la couverture devait, en trois lignes, flamboyer :
COMMENT
NOUS AVONS FAIT
LA REVOLUTION
Tel est l’intitulé que devait arborer notre bouquin.
Car, vous le savez tous, la Révolution est accomplie !… Le capitalisme est mort.13
Il n’y a, après ce préambule, nul scénario à imaginer en stratège : le pacte narratif rend sensible une révolution déjà faite, dont il s’agit de relire les étapes et la séquence complète. Tout se passe comme si l’on avait affaire à une chronique politique plutôt qu’à un manuel d’insurrection – ce que le roman demeure pourtant bel et bien. Le fait est que ce pacte repose sur un prétendu sabotage éditorial ; il n’en est que plus intrigant lorsqu’on sait qu’Émile Pouget fut, à cette époque, le grand théoricien du sabotage comme technique de lutte ouvrière, découverte par lui durant une période d’exil en Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle14.
L’anticipation ne se cantonne pas à ce seul contrat narratif. À côté de nombreuses scènes évocatrices de l’histoire du mouvement ouvrier et des révolutions en France (l’Assemblée nationale envahie, les obsèques des victimes tournant à l’émeute, …) ou ailleurs (la fusillade à la sortie du manège Saint-Paul un dimanche est-elle un simple hasard ou une évocation du « Dimanche rouge » de janvier 1905 en Russie quelques années plus tôt ?), on trouve d’authentiques scènes de science-fiction dignes de Jules Verne ou d’Herbert G. Wells, en particulier lors des combats narrés en fin de roman. En écho à la Révolution française, la transformation politique induit l’entrée en guerre de nations européennes restées sourdes au frémissement révolutionnaire – « Les gouvernements s’émouvaient donc par solidarité capitaliste, – tout comme en 1792 leurs prédécesseurs s’étaient émus par solidarité dynastique »15. Les gaz de combat, expérimentés seulement quelques années plus tard en Flandres, sur le front ouest, s’y lisent déjà… Et l’on découvre même une guerre de drones narrée avec près d’un siècle d’avance :
Aux détonations des obus, se mêlaient les pétarades des shrapnels et les crépitements des cartouches. En même temps, on vit, souples et sveltes, s’avancer dans les airs les aéroplanes télé-mécaniques ; ils arrivaient, graciles, avec une aisance parfaite. Lorsqu’ils furent parvenus au-dessus des troupes, et à l’instant jugé propice par les opérateurs installés au loin, le déclenchement radio-automatique déversait sur la plaine des bombes asphyxiantes, emplies d’acide prussique et de subtils poisons, ainsi que des bombes et des obus explosifs d’une puissance brisante formidable.16
Le récit d’anticipation de Pouget et Pataud se place à la lisière des révoltes syndicales possibles de la première décennie du xxe siècle – nous y viendrons dans un instant – mais il nourrit sa trame en faisant état d’inventions techniques voire de l’actualité scientifique la plus récente. Une mention relative aux « commissions de défense » mises en place par le pouvoir syndical pour mener la guerre, toujours liée aux armements employés, est particulièrement notable :
L’une de ces commissions s’occupa de l’utilisation des ondes hertziennes. Déjà, en 1900, Gustave Lebon [sic] avait indiqué tout le redoutable parti qu’on pouvait tirer de leurs propriétés : ce savant annonçait alors que, dans un avenir proche, il serait possible de diriger, à distance, sur les vaisseaux de guerre, des faisceaux électriques assez puissants pour provoquer spontanément l’explosion des obus et des torpilles accumulés dans leurs flancs […].17
Savant versé dans des domaines de recherche éclectiques, Gustave Le Bon a effectivement consacré, en marge des foules, une part de ses travaux scientifiques à la physique et à la chimie.18
Situation historique du roman
La référence faite par Pouget et Pataud aux travaux scientifiques de Le Bon induit fortement la lecture, même superficielle, de ses thèses les plus connues ayant trait à la vie psychique des collectifs. La mention de la foule « électrisée par la griserie des paroles » dans l’atmosphère du manège Saint-Paul, en ouverture de Comment nous ferons la Révolution (cf. supra), s’en laisse interpréter tant elle rejoint les réflexions de Le Bon sur la psychologie antirationnelle des rassemblements. Néanmoins, l’hypothèse d’une intertextualité étendue n’est que faiblement explicative en soi : c’est le peuple qui est sans conteste le sujet révolutionnaire mis au premier plan par le roman, et si tant est qu’il se laisse fréquemment qualifier de « foule », c’est généralement en tant que rassemblement autonome porté par un élan vertueux, loin du « dénigrement des masses » et de la dénonciation des meneurs, caractéristiques de la psychologie collective au tournant du xxe siècle19.
L’hypothèse demeure toutefois intéressante car l’intertextualité serait alors réciproque : la prose révolutionnaire de la CGT n’est pas inconnue de Gustave Le Bon, qui cite nommément les deux syndicalistes dans La Psychologie politique et la défense sociale. Dans un chapitre clé consacré à la « mentalité ouvrière », il écrit :
Cette mentalité servile est fort instructive. Elle représente une forme laïcisée de l’esprit clérical le plus humble. Je préfère infiniment les dévots, courbés aveuglément sous les ordres du Pape, aux politiciens s’agenouillant devant les décrets des citoyens Pouget et Pataud. Les premiers ont du moins le mérite du désintéressement.20
En publiant la première édition de son livre en 1910, l’année qui suit la parution de Comment nous ferons la Révolution, peut-être Le Bon a-t-il eu un exemplaire du roman entre les mains… Rien ne le prouve, là non plus, et là encore il y a plus important : les « décrets » des syndicalistes qu’il fustige renvoient concrètement à des épisodes grévistes de haute intensité, tels que la grève des électriciens menée par Pataud en 1907 ou la grève des terrassiers de Draveil-Vigneux (Essonne), dirigée par la CGT dont Pouget est alors le secrétaire-adjoint et le propagandiste attitré21. Le Bon ne manque pas d’emphase au moment de faire de l’épisode de Draveil le point névralgique de ses thèses sur la mentalité ouvrière :
Des insurrections comme celle de Draveil par exemple et celles analogues, font partie de ces mouvements populaires imprévus, surprenants toujours, parce que leur déroulement psychologique demeure ignoré.
On se souvient de Draveil. Insurrection à main armée ordonnée par les meneurs de la Confédération du Travail, soldats contraints à se défendre pour n’être pas massacrés, etc. Conséquences finales : adhésion immédiate de la majorité des syndicats ouvriers à la Confédération, tentative de grève des typographes pour empêcher les journaux de paraître, grève des électriciens privant Paris de lumière pendant une soirée.
Ces faits demeurent incompréhensibles à qui n’a pas un peu étudié la mentalité populaire.22
Cette citation de Le Bon établit, par deux fois, l’analogie entre mentalité ouvrière (objet du chapitre) et mentalité populaire. La mise en équivalence du prolétariat ouvrier et du peuple n’est pas qu’une option narrative et romanesque propre à Comment nous ferons la Révolution : elle traverse la dystopie d’une insurrection à venir dans la psychologie politique de Le Bon aussi bien que les espoirs utopiques de Pouget et Pataud. Or, Draveil marque concrètement le coup d’arrêt des espoirs messianiques qui ont accompagné la campagne pour la grève générale de la CGT entre 1904 et le 1er mai 1906, puis les luttes des deux années suivantes. Sur fond de fiction révolutionnaire prétendument concrétisée, l’adresse au lecteur de Comment nous ferons la Révolution – à laquelle nous empruntons le titre de cette contribution – a beau jeu de prétendre que, grâce au temps long de l’espérance, la grève générale a permis de construire son lendemain ; « c’est pourquoi, lorsqu’éclata la grande tourmente révolutionnaire, les masses populaires ne furent pas ignorantes et désemparées. C’est pourquoi, après avoir combattu, après avoir démoli, elles surent réédifier ! »23. Pourtant, le roman paraît au moment précis où les conditions de possibilité d’une révolution sociale par les troupes syndicales se sont, sinon évanouies, du moins considérablement affaiblies.
La Révolution française comme horizon
Est-ce la raison pour laquelle les références à la Révolution française – au peuple de 1789 ou, comme nous l’avons déjà vu, à celui de 1792, en guerre contre les despotismes européens – sont si prégnantes dans Comment nous ferons la Révolution ? L’hypothèse voudrait qu’un peuple véritablement entier, et non plus le seul prolétariat autonome, soit le sujet révolutionnaire convoqué dans le roman de Pouget et Pataud, précisément du fait de l’échec de la classe ouvrière à mettre seule la révolution en œuvre entre 1906 et 1908. Elle vaut d’être creusée.
Pouget et Pataud situent le tournant du mouvement « grève-généraliste » – ainsi qu’on le qualifie à l’époque – dans le septième chapitre de leur roman, intitulé « La grève offensive commence ». Il s’agit du moment de la réquisition des ressources de subsistance :
À cette heure psychologique, qui allait décider de l’avenir du mouvement, le peuple eut l’intuition des nécessités inéluctables. Fut-ce simple instinct de conservation, ou réminiscence des théories sociales qui avaient pu être semées dans les cerveaux, y sommeiller et s’y épanouir brusquement, au moment fatidique ?
En tous les cas, il se produisit dans la classe ouvrière les mêmes phénomènes d’inspiration spontanée et d’audace féconde qui marquèrent l’aurore de la révolution de 1789 à 1793. Cette révolution, dont on a surtout exalté les aspirations politiques, fut illustrée d’actes qui dénotaient de profondes tendances sociales. Avant de se préoccuper de la forme du gouvernement, le peuple songeait à vivre,– et il s’en prenait aux riches, aux accapareurs.24
Les auteurs actent, à travers leur lecture de la Révolution française, un déplacement de l’objectif politique vers un but social et économique. Cette inflexion est précisément la ligne directrice que le syndicalisme français a fixé noir sur blanc dans la célèbre « charte d’Amiens » en 1906, en soulignant l’autonomie irréductible des structures syndicales vis-à-vis des sectes et des partis politiques. En faisant allusion à la « réminiscence des théories sociales », les deux auteurs en dessinent une autre en filigrane : une théorie nouvelle, contemporaine, syndicaliste et révolutionnaire.
On ne saurait toutefois négliger qu’Émile Pouget n’a pas attendu le reflux des années 1906-1909 pour se tourner vers un peuple élargi, ouvert au-delà de l’ouvriérisme, en portant une grande attention au syndicalisme paysan ; en se proposant de « souder l’action des ouvriers d’industrie à celle des travailleurs de la Terre »25 durant la campagne cégétiste en vue de la conquête de la journée de travail de huit heures. Ce n’est donc pas un concours de circonstances, mais bien un projet révolutionnaire de longue date qui préside à cette conscience d’une nécessaire alliance de classes en vue de former un peuple révolutionnaire.
C’est aussi que le modèle syndical, basé sur la centralité des Bourses du Travail comme instruments du pouvoir ouvrier, s’oppose frontalement à d’autres modèles politiques prônés par les révolutionnaires du passé ; ainsi le gouvernement de la Commune de Paris. Certes, Pouget et Pataud se réjouissent d’une « revanche de 1871 »26 au moment où la foule en armes fait face, place de la Nation, à l’armée déployée aux pieds de la statue du Triomphe de la République de Jules Dalou. Néanmoins, l’idée de proclamer la Commune à l’Hôtel-de-ville sur le modèle communard est rapidement balayée :
Des huées, des vociférations accueillirent ce projet. Une nouvelle tempête de cris s’éleva, au milieu de laquelle s’entendaient des grondantes protestations et les menaces de pulvériser toute renaissance gouvernementale. Il se révéla alors combien était profonde l’imprégnation syndicaliste. Les cris redoublèrent. “Non ! Non ! Pas de Commune !… Plus de parlementarisme !… Vive la Révolution ! Vive la Confédération du Travail !…27
En somme, les références à 1789 relèvent moins d’un repli contextuel de l’imaginaire, prenant acte du reflux révolutionnaire lui-même, que d’un mythe concret au service de cette « expression romancée du mythe28 » qu’est Comment nous ferons la Révolution.
Il reste à lire une série de métaphores qui accompagnent et, dans une certaine mesure, structurent les références au peuple révolutionnaire de 1789 : il s’agit des métaphores du corps humain, mobilisé pour servir de modèle au corps social ; pour calquer les actions et les réactions de la totalité sociale sur celle d’un organisme vivant. C’est que la métaphore corporelle est l’analogie reine durant la Révolution française29. Pataud et Pouget en usent allègrement, aussi bien que de la métaphore vitaliste ou organiciste en général. « L’activité grandissait au siège de la Confédération, à la Bourse du Travail, aux fédérations corporatives et aux comités de grève », écrivent-ils après le déclenchement de la grève offensive : « Là, désormais, était la vie, – une vie encore embryonnaire, qui n’en était qu’à sa période d’incubation, mais qui, demain, allait s’épanouir en organismes vigoureux, se substituant aux organismes morts. »30. Ailleurs, la rupture d’une conduite électrique dans une centrale, consécutive aux sabotages en vue de plonger Paris dans les ténèbres, est décrite ainsi : « On eut bientôt l’explication de cette anomalie : un accident – comparable à la rupture d’un anévrisme dans le corps humain, – avait soudainement immobilisé l’énorme et vaste usine. »31 Ailleurs encore, c’est la grève générale elle-même qui trouve une redéfinition corporelle :
Ce n’est pas à coups de canon que la classe ouvrière a ouvert le feu contre la Bourgeoisie. C’est par un acte formidable et simple : en se croisant les bras. Or, à peine ce geste est-il esquissé que voici le capitalisme secoué par les spasmes symptomatiques de l’agonie. C’est preuve qu’il en est du corps social comme du corps humain : tout arrêt de fonctionnement, de circulation lui est préjudiciable et néfaste.32
Pour original qu’il soit dans l’histoire longue des élans et des techniques révolutionnaires, le mythe de la grève générale n’en reste pas moins une « grève des bras croisés » : une certaine image du corps, donc, qui retrouve un horizon de sens et une archéologie dans les métaphores passées. Au demeurant, on compte Mirabeau parmi les premiers promoteurs de l’idée de grève générale : « Prenez garde ! N’irritez pas ce peuple qui produit tout, et qui pour être formidable n’aurait qu’à être immobile ! »33.
Conclusion : le peuple au risque de la guerre civile
Durant la séquence qui s’étend de 1890 à 1914, l’idée de peuple se confronte à une autre idée, révolutionnaire, qui en redessine certains contours : la grève générale. Technique de lutte périodiquement réhabilitée jusqu’à nos jours, elle se ramifie sur tous les registres de l’imaginaire, depuis l’utopie littéraire jusqu’à l’iconographie commerciale. Du côté de l’imagerie graphique, il faudrait démontrer ici, pour bien faire, que ses répertoires ne sont pas égaux. Par comparaison avec la photographie, c’est bien davantage avec l’affiche ou le dessin de presse que le mythe de la grève générale trouve ses conditions d’expression – et le peuple avec elle – notamment sous la plume de Jules Grandjouan, l’un des graphistes les plus féconds du mouvement ouvrier34. Il faudrait encore ajouter à ce tableau la plume de Georges Sorel qui, sur un registre philosophique, déploie quant à lui la pensée radicale du syndicalisme révolutionnaire au croisement des mythes concrets et de leurs expressions esthétisées35.
En marge des imageries héroïques ou mythique, il est une dernière image, plus réaliste, du peuple ouvrier à aborder en conclusion. Elle nous ramène à l’enjeu de la guerre civile. Car s’il est un motif concret qui sépare le peuple comme totalité du peuple comme fraction, dans Comment nous ferons le Révolution de même que dans un large corpus de l’iconographie ouvrière française du début du xxe siècle, c’est bien la confrontation du peuple ouvrier avec l’armée.
Les syndicalistes révolutionnaires le savent, et le duo Pataud-Pouget le premier36 : la révolution n’est pas possible sans le concours ou l’accord tacite de l’armée. C’est évidemment à ce moment précis que leur roman semble le plus éloigné de la réalité de 1909. Or il est pourtant connecté à une psychose qui se poursuivra jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale : la hantise de voir un régiment se mutiner, suivant l’exemple du 17ème régiment d’infanterie à Béziers, en 1907, en marge de la révolte des vignerons que les soldats (pour beaucoup originaires du sud de la France) se refusèrent à mater. La carte postale de grève ouvrière a capturé et médiatisé l’événement en des scènes qui donnent une parfaite traduction visuelle des élans de fraternisation décrits dans Comment nous ferons la Révolution (fig. 4). Gustave Le Bon, lui aussi, s’en est fait l’écho : « Nous avons déjà vu, dans les troubles du Midi, un régiment lever la crosse, et l’histoire de la Commune montre qu’en pareil cas un gouvernement peut s’effondrer instantanément. »37. Pouget et Pataud, quant à eux, lui opposent le lyrisme de la réconciliation : « Quant aux soldats, revenus au peuple, mêlés à lui, partout on leur faisait fête, partout on les accueillait fraternellement… N’avaient-ils pas, dans une large part, contribué au succès de la journée ? »38.
Fig. 4 : Béziers. Les mutins du 17ème régiment d’infanterie.
Carte postale commerciale. Narbonne, Papeterie – Imprimerie Laspeyres
En marge des scènes de fraternisation, le rôle de la troupe est définitoire en ceci qu’elle donne une forme concrète au peuple au risque de la guerre civile, dans le face-à-face même entre le prolétariat et l’armée. L’anonyme « lieutenant Z », déployé durant la grève des mineurs du Nord de 1902, en a dressé un tableau qui mérite d’être largement cité :
Les premiers rangs s’arrêtent à environ dix mètres de l’entrée. Derrière, une mer de têtes, moutonnante et grondeuse, s’agite, crie, hurle, siffle. De temps en temps, les hurlements cessent, des refrains de chants révolutionnaires leur succèdent, formidables par ces deux mille voix, et les maisons tremblent, quand, le refrain une fois fini, ils poussent le traditionnel : Vive !… vive… vive la grève !… […]
J’ai bien là, vraiment, devant moi, le peuple ; ce peuple, à peine encore conscient de sa force et de ses droits, qui, secouant de temps en temps le joug, vient réclamer à la vieille société ce qu’elle lui doit. Et, de ce côté de cette grille, d’autres enfants du même peuple, sous l’uniforme, sont là, armés, pour empêcher leurs camarades d’obtenir ou de prendre ce qu’ils réclament !
La plupart d’entre eux se sont trouvés déjà, autrefois, manifestant comme ceux-ci dans des grèves antérieures, et manifesteront sans doute plus tard, dans celles à venir. Par quelle combinaison se trouvent-ils là, défenseurs de ce qu’ils ont toujours attaqué et attaqueront encore, et non dans cette foule d’où ils sont sortis, qui lutte pour leurs intérêts communs !39
Étonnante description sociologique du peuple en forme d’images en miroir, temporaires et commutables à la fois. Dans une langue somme toute si proche de celle de Pataud et Pouget, elle ajoute une alternative au face-à-face des foules et à la réconciliation des corps : la réversibilité des places.




