Derrière ce titre volontairement un peu sibyllin se disent les usages mobiles et polysémiques des termes « peuple » et « populaire » qui jalonneront cette étude. En effet, envisager les enjeux du mot « peuple » dans des textes de rap en français produits depuis la France peut s’avérer intéressant pour croiser, au moins, deux grandes acceptions du mot « peuple » entendu comme « entité socio-politique dominée » et comme « identité-peuple garantie par l’origine »1.
Le rap constitue par ailleurs un genre intéressant car il engage pleinement, dans un amalgame constant2 entre rap et banlieue, la question des représentations que l’on peut se faire des habitants des quartiers dits « populaires », entendus comme habitants des grands ensembles périphériques de banlieue (elle-même terre de fantasmes et territoire largement construit et imaginé). Le rap, en tant que genre musical, dépassant des catégories sociales préétablies via son succès, mobilise enfin pleinement la question du « populaire » et des différentes acceptions de ce terme à l’heure d’une massification des productions culturelles et de leur consommation.
C’est en envisageant les deux aspects, à savoir les usages et enjeux du mot « peuple » dans des textes de rap en français, d’une part, et en recourant à des études plus sociologiques, d’autre part, sur les rapports entre « rap » et « populaire », que cet article proposera quelques éléments de définitions des termes « peuple » et « populaire », à l’aune des textes de rap, et se demandera ce que désignent les usages fluctuants et polysémiques du terme « peuple » dans les textes. Quelles communautés sont imaginées ? Ont-elles un lien avec le caractère populaire du genre, lui-même entendu du point de vue de la segmentation de son public et, plus largement, de son succès ?
Usages et enjeux du mot « peuple » dans des textes de rap français »
Au niveau méthodologique, se trouvent étudiés ici 66 occurrences du terme « peuple » dans 47 titres de rap, de 1995 à 2022, en fonction de trois critères principaux : sont sélectionnés les morceaux dans lesquels le terme figure dans le titre ou dans le titre de l’album, ou encore sous la plume de rappeurs qui l’utilisent de façon significative à savoir Démocrates D, Les Sages Poètes de la rue, Rohff, Keny Arkana, Youssoupha, Kery James, Booba, Dosseh, Nekfeu et Médine, notamment.
À la seule observation rapide du corpus, dans les titres, l’acception du terme « peuple » semble renvoyer à une catégorie socio-politique et référer à une entité dominée. Est-ce l’acception qui l’emporte parmi la soixantaine d’occurrences étudiées ? L’entité désignée est-elle précisément la même chez les rappeurs qui utilisent cette acception « socio-politique » ?
Marc Lits rappelle dans le propos liminaire de Populaire et Populisme3, à quel point définir les termes de « peuple » et « populaire » peut apparaître comme une gageure. Ces définitions dépendent de définitions disciplinaires (sciences politiques, philosophie, histoire des mentalités, histoire culturelle, analyse des médias et sciences de la communication) qui varient fortement au fil des siècles et au sein de ces mêmes disciplines. Ce que l’on peut néanmoins observer, pour ce qui est de la langue française, c’est que le mot « peuple » fait son entrée dans Les Serments de Strasbourg, texte fondateur de notre langue en 842, dans lequel deux petits-fils de Charlemagne concluent une alliance pour défendre « le salut du peuple chrétien ». Le terme renvoie ainsi d’abord à une communauté homogène ou constituée comme telle, voire à une ethnie, fondée sur un socle de valeurs communes. Au cours des siècles et singulièrement au tournant de la Révolution de 1789 continue Lits, il va se charger d’une signification plus ouvertement politique pour renvoyer tantôt à un groupe humain rassemblé sous les mêmes lois, sans distinction de classes, tantôt à la « partie de la nation qui est dominée économiquement et politiquement ». Cette double acception du terme « peuple » comme vision homogène d’un groupe uni autour de valeurs partagées ou comme prenant acte de l’éclatement des collectivités sociales composées de strates multiples, le peuple s’apparentant alors aux couches inférieures, traverse peu ou prou selon Lits « toute l’histoire » et « toute la philosophie politique »4.
Selon lui, si au XVIIe et au XVIIIe siècles le peuple est défini en termes politiques, il le sera davantage en termes économiques au XIXe siècle (riches/pauvres ; bourgeois/prolétaires5), clivages qui redéfiniront la notion de peuple, sans que son ambivalence et ses tensions ne disparaissent.
C’est cette deuxième acception (le peuple comme entité dominée) qui se trouve d’abord privilégiée dans les textes de rap étudiés et le peuple désigne plus précisément alors « une collection d’individus rendus homogènes par ce qui les oppose, en tant que majorité, à une minorité, sur les axes du pouvoir (politique, économique) et du savoir »6, qu’il s’agisse d’une entité abstraite, utilisée dans des analogies, pour désigner une catégorie de population qui n’est pas celle des dirigeants, comme dans cet exemple extrait de « Zone internationale » de Rohff : « Arrive au bled, reçu par le président et le peuple en cortège »7 ; d’un groupe subalterne, économiquement marginalisé et humilié, comme dans « Quand le peuple va se lever »8 de Disiz :
Quand le peuple va se lever
Y aura plus rien à faire
Quand y aura pas de politique, ni de religion derrière
Y aura qu’des pauvres, rien qu’des pauvres, rien qu’des pauvres, rien qu’des pauvres ;9
ou, plus spécifiquement encore, d’un groupe opprimé par le « système » politique et économique, certes, mais aussi policier et médiatique, comme c’est notamment le cas dans le morceau « Vent d’état »10 de Kery James et dans le titre « La voie du peuple »11 de Démocrates D, ainsi par la police : « Même Renaud embrasse les flics quand le peuple embrasse leurs matraques », scande Médine en 201712.
Dans le même ordre d’idée, cette collection d’individus peut renvoyer plus directement aux habitants des quartiers populaires comme dans « La force est dans le peuple »13 des Sages Poètes de la rue :
J’n’ai foi qu’en une force : celle du peuple, elle est révolutionnaire
Sors dehors, va dans un quartier populaire et regarde,
Au-delà de l'apparence des bâtiments insalubres ou des déchets mis en évidence
Tu verras la soif de vivre, c’est ici qu’l’espoir réside
Pire, c’est ici que l’histoire s’écrit ;
ou bien, plus largement aux jeunes, comme dans « Le peuple a raison », des mêmes artistes :
Pour le peuple ici-bas je pousse ma voix
Car il est temps de reconnaître que le peuple a raison encore une fois
La révolution n’aura plus besoin des armes
Car l’esprit demeure pour un hold-up mental
La jeunesse pousse un cri de désespoir
Tu vois qu’elle a mal, mais tu ne veux pas le croire
Alors tu comprends mieux pourquoi le peuple a des pulsions
Tu comprends mieux pourquoi certains jeunes perdent la raison14 :
ici le parallélisme entre le peuple et les jeunes est constant.
Notons que cette entité socio-politique dominée est unifiée à chaque fois par les mêmes « procédés de naturalisation » tels que les désigne Rabatel15, à savoir l’emploi des génériques et du singulier. On peut aussi noter que « cette solidarisation d’un ensemble d’individus en catégorie s’accompagne fréquemment ‒ sinon toujours ‒ d’une axiologisation »16. Exception faite d’un titre de Médine, « Jihad »17 dans lequel on note une certaine défiance vis-à-vis du peuple dont la servitude peut être volontaire, le peuple est majoritairement chanté de façon poétique et valorisante. En prenant ces paroles au premier degré, on pourrait penser au populisme, que Jan Werner Müller18 désigne comme « l’ombre portée de la démocratie représentative » et, à ce titre, comme « un phénomène spécifiquement moderne ». Mais un peu plus loin, il précise son propos :
La critique des élites est un critère de définition du populisme qui est nécessaire, mais en rien suffisant. Pour le dire autrement, une attitude “anti-establishment” ne suffit pas à définir correctement le populisme. À l’anti-élitisme doit encore s’ajouter un anti-pluralisme.19
Or, l’anti-pluralisme est aux antipodes de ce que ces textes proposent, comme nous allons le voir.
Dans de nombreux autres morceaux, le terme « peuple » désigne « une entité qui transcende les distinctions sociales par un principe identitaire unifiant »20. Il peut s’agir des Africains, le premier morceau de l’album La Voie du peuple de Démocrates D s’intitulant par exemple « Afrique tolérance » ; d’habitants d’un pays africain spécifique, comme avec la mention du « peuple congolais » dans « Black Out »21 de Youssoupha ; ou encore d’une identité-nation désignant la population d’un pays qui n’est pas le sien, ni le pays d’origine du rappeur. Le même Youssoupha, rappeur originaire de RDC, mentionne ainsi le « peuple d’Haïti » et le « peuple de Côte d’Ivoire » dans « Rap Franc CFA »22 et Kery James, né en Guadeloupe, d’origine haïtienne, le « peuple malien » dans « Dernier MC »23.
Ces acceptions semblent renvoyer, comme le notent Emilie Goin et François Provenzano, à des « identités naturalisées d’ordre « biologico-culturel », mais, à les regarder de plus près, on s’aperçoit que cette nouvelle naturalisation repose en fait sur un soubassement historique et politique qui mêle, finalement, les deux acceptions du terme « peuple ». Ceci est particulièrement visible avec l’expression « Peuple noir » que l’on retrouve par exemple dans le titre « Dans la peau d’un noir »24 de Démocrates D :
La démocratie n’a pas fait sa loi encore une fois
Je crois en l’Histoire
Quand j’y pense, minute de silence
Pour tous ces leaders noirs morts
Pour la liberté du peuple noir.
L’expression ici, au-delà du « biologico-culturel », renvoie à un peuple historiquement oppressé à cause de sa couleur, et ce, depuis la colonisation jusqu’à l’époque contemporaine : « Dans la peau d’un noir je vous expose les problèmes / Causés par ces fanatiques de droite plus à droite que l’extrême ». Dosseh, quant à lui, s’il n’emploie pas directement l’expression « peuple noir » dans les occurrences étudiées, désigne par le terme « peuple », la même condition historique, dans « Scarla »25 (« Igo j’fais partie du peuple qui s’est fait l’plus baiser au monde »), « Afrikan History X »26 (« Je viens du peuple le plus haï, je viens de la terre la plus salie ») ou encore dans « Putain d’époque »27 :
La grosse crise identitaire que traverse mon peuple,
Les négros sont prêts à croire en tout sauf en eux-mêmes
Sur tous les continents du monde, les miens sont dans l’mal
Ma terre n’est pas pauvre, non, c’est qu’on l’appauvrit
Là est toute la nuance, est-ce que tu m’as compris ?
L’emploi du mot est ici clairement postcolonial, au sens où Jean-Marc Moura définissait le terme en 1999 dans l’introduction de l’ouvrage Littératures francophones et théorie postcoloniale :
le qualificatif de “postcolonial” se réfère à des pratiques de lecture et d’écriture intéressées par les phénomènes de domination, et plus particulièrement, par les stratégies de mise en évidence, d’analyse et d’esquive du fonctionnement binaire des idéologies impérialistes.28
Booba emploie ainsi très régulièrement le terme « peuple » pour désigner d’anciens esclaves et colonisés. « Colonisé par des porcs, mon peuple a perdu toutes ses terres » (« Les Meilleurs »29) ; « Mon peuple anéanti /Temporaire seulement jusqu’à la rébellion de l’Afrique et des Antilles » (« Ma définition »30). La référence à l’esclavage est d’ailleurs, sous sa plume, une référence assez constante lorsqu’il s’agit d’employer le mot « peuple » : « J’suis arrivé par bateau, mon peuple a subi sévère » (« Rat des villes »31) ; « Issu d'un peuple averti, c’est B2O, j’ai 423 ans » dans « Écoute-bien »32 ; même allusion dans un titre de 2018, de Dinos, « Les Pleurs du Mal »33, qui reprend une punchline des X-Men (1996) :
400 ans d’cicatrices, mémoire dans la peau comme Jason Bourne
J’bosse pour mon peuple, j’m’efforce d’leur ouvrir les yeux
Mais tu sais comment sont les nègres entre eux
Nous pouvons ainsi revenir sur l’emploi du terme lorsqu’il désignait, plus haut, des « identités-nations » extérieures au rappeur : lorsque Youssoupha mentionne le « peuple haïtien », « affranchi et insoumis », c’est pour rappeler sa glorieuse histoire, avec son indépendance conquise dès 1804. Et lorsque Kery James évoque le « peuple malien » c’est, à demi-mots, pour rappeler sa souveraineté, notamment face à l’intervention française. La chose est encore plus explicite avec la représentation du peuple palestinien par Youssoupha :
La Palestine est meurtrie et j’nique tous les colons de l’histoire
Militer pour que le message s’exporte
Un peuple humilié au milieu des murs et des check-points.34
Quant aux désignations renvoyant à un peuple « africain », elles sont souvent éminemment politiques et panafricanistes, comme dans le morceau de Démocrates D déjà évoqué, « Afrique tolérance », où le panafricanisme est tout à fait explicite dans le pont : « Hailé Sélassié, Kwame Nkrumah, Patrice Lumumba, Thomas Sankara » ; ou bien clairement suggéré dans « Peuple qui danse »35 de Lino :
On va nulle part sans but commun
Divisés, on cherche un destin hors d’la matrice
Kwame, Cheikh, Thomas, Steve, Marcus, Frantz et Patrice, comprenne qui pourra36.
Ainsi, si l’on pouvait peut-être avoir l’impression que la mention du peuple comme entité ou classe sociale dominée était l’apanage des années 1995-2005, ce qui apparaissait dans les titres de morceau ou d’album (comme ceux de Démocrates D ou des Sages Poètes de la rue…) et que sa progressive disparition (à l’exception de Disiz) pouvait potentiellement corroborer une certaine évolution du rap français vers un rap moins directement engagé politiquement ‒ comme si cette première acception avait été remplacée par une conception plus « identitaire » du terme « peuple », notamment sous la plume de certains rappeurs comme Youssoupha et Booba qui ne l’emploient quasiment que dans cette acception-là ‒ l’analyse permet de dire, en définitive, que l’emploi du terme « peuple » n’a jamais cessé d’être politique, et éminemment postcolonial, renvoyant à des dominations politiques et économiques qui perdurent. Le morceau « Smog » de Damso, sorti en 2018 illustre bien cette superposition des situations de domination :
C’est toujours Dems, négro, qu’importe, c'est toujours Dems
Même dans la dèche, on s’en sort, thon, pâtes, crème fraîche
Ça tire la nuit, ça tire l’aprèm, ça tire le jour
Tellement de guerres, mon peuple est mort, à qui le tour ?37
La guerre à laquelle il est fait allusion (avec l’anaphore « ça tire ») est aussi bien celle du « tiékar » évoqué plus haut dans le morceau, que celle qui ravage le pays d’origine du rappeur, la RDC, Damso ayant dû quitter Kinshasa à l’âge de 9 ans comme l’évoque le titre « Ipséité », notamment :
Demande pas “d’où vient le pognon ?” Argent propre et sale, nous prenons
Africains sans vrai gouvernement, nous pleurons, nous pleurons, nous saignons
Ils m’connaissent depuis qu’on est gamins, quand financièrement j’allais très bien
Quand toit au-d’ssus d’moi, y avait plus rien, j'ai vu aucun d’ces fils de putain
La bourgeoisie, j’y ai goûté : sept-milles euros maman touchait
Le peuple comme modalité d’action collective
Nous allons à présent envisager d’autres emplois qui tentent d’élargir les deux acceptions jusque-là mentionnées d’entité socialement dominée et d’identité-peuple. Dans « Différent » de Rohff, le terme « peuple » est pris dans une acception négative, en tant qu’il induit une « division » sociale, qu’elle soit politique et/ou identitaire. Son pendant serait alors le terme « humanité », pleinement englobant quant à lui, comme un idéal à atteindre : « Liberté, égalité, mon cul, j’roule pour l’humanité, y a pas de peuple élu »38. Même origine commune des humains évoquée dans cette punchline de Médine : « Lorsque le peuple d’Adam mangera la pomme de Macintosh »39. Avec Les Sages Poètes de la rue, dans « La force est dans le peuple », le peuple est conçu comme une force agissante au sein d’un peuple-nation, non défini d’un point de vue identitaire ou social, mais caractérisé par une action dont le seul principe est d’être solidaire. Dans le premier couplet, on glisse, par les références aux compétitions sportives et aux élections, à l’idée de nation : « Quand tu remportes une compétition, dis-toi que c’est le peuple / Quand tu gagnes les élections, n’oublie pas que c’est le peuple ». Et plus loin :
Qui vois-tu sur les chantiers à 6 h du mat, le cœur à l’ouvrage ?
Quelles sont ces voix cachées derrière les sondages ?
Ce sont celles du peuple, celui qui réunit riches et puis minorités
Qui vit les difficultés de la réalité
La force est dans le peuple lorsqu’il est solidaire40,
ce qui renvoie au premier couplet : « Si la société se bouge, c’est encore le peuple ». Même conception très élargie dans un morceau très récent de YPN, « Nation » qui ouvre l’album Le Peuple (2022). Les deux vocables, « peuple » et « nation » semblent très similaires et recoupent des réalités qui renvoient soit à l’entourage immédiat (« Y a toute la nation à ma table, tout l’monde veut que j’rappe / Dans mes chansons, j’leur montre la rage que j’ai / Y aura toute l’équipe comme passager), « nation » renvoyant aussi au nom du groupe (« Young Pimp Nation »), soit à la nation française au sens large, malgré l’ambiguïté du pronom personnel « leur » face au « tu » et au « nous » :
J’ai pris du temps pour arriver là-haut
C’est la nation que j’représente
Bleu, blanc, rouge sur le drapeau
C’est la main sur le cœur qu’on chante
Et quand on chante, on leur fait du charme
Jamais, tu ne verras un de nous changer.
Ce qui compte le plus et l’emporte, au fond, dans ce morceau, c’est une rhétorique particulièrement inclusive : « Si on détient le savoir, sache qu’on va ouvrir toutes les serrures / Ça c’est pour toute la nation, la nation ».
Dans les deux exemples que nous venons de développer, les termes génériques sont légion et délibérément très abstraits. Ce peuple solidaire, uni par une action, au nom d’une cause qui n’est pas mentionnée mais qui paraît juste, ne vaut au final que par sa solidarité, par les liens qui resserrent, une nouvelle fois, les humains entre eux. Ceci ne manque pas de faire écho à un propos de Déborah Cohen dans Peuple. Elle note en effet que le terme peuple fait « le lien entre du divers, entre le paysan, l’artisan, le fonctionnaire, la prolétaire, l’intellectuel, l’installé ou le migrant »41. Le terme sert à « unifier la diversité des formes de domination et d’exploitation d’une société postindustrielle. À l’unité ontologique supposée de la « classe », « peuple » oppose le divers de ses demandes et de ses problèmes ». « C’est le mouvement même de son opposition et la nature de ses opposants qui lui donneraient sa forme » ‒ ses opposants ? au XXIe siècle, les 1% d’une oligarchie « qu’on ne peut se contenter de définir comme ayant les richesses et le pouvoir mais qu’il faut penser comme l’autre nom d’un système d’exploitation économique et de dépossession politique »42. Dans cette définition, c’est l’action collective qui semble l’emporter : « Peuple est l’ensemble constitué de celles et ceux qui agissent pour que l’avenir ne soit pas juste l’accentuation de l’aujourd’hui »43 ; « Peuple n’est pas un rassemblement à part dans la population, mais une façon d’agir à certains moments »44.
Ces dernières occurrences renouent aussi avec au moins trois des principes du mouvement Hip Hop : Peace, Unity and Love, dont le rap en tant que genre musical, fait partie. Le peuple n’est plus une entité à envisager dans son rapport (souvent conflictuel) avec d’autres, il est la communauté imaginée et idéale des humains, une autre manière de dénoncer les oppressions et les racismes de tout poil, puisqu’au final, il était bien question de cela dans la plupart des occurrences du terme peuple analysées, ce dont ce titre de Keny Arkana, « V pour Vérités »45 témoigne particulièrement bien :
Mesdames et messieurs, excusez pour la gêne
Coupure momentanée de votre journal télé car notre voix est HS
Besoin d’exprimer notre point de vue aux yeux du pays
Exprimer pourquoi on a clamé qu’il était urgent de désobéir
Nous ne sommes pas vos ennemis, bien qu’ennemis du système
Insurgés du règne mis en place par une bande de vipères
Nous sommes de ceux qui se sont levés
Pour dire non. Fils de la liberté on se doit d’œuvrer
Parce que leur monde pue la mort, que tout le vivant est wanted
Qu’il ne reflète pas la grandeur que l’humanité porte en elle,
la rappeuse concluant : « Redessine demain, deviens peuple. Société, redeviens peuple ».
La question contemporaine de la mort du peuple, qui est parfois évoquée, n’est donc pas d’actualité dans les textes étudiés, toutes périodes confondues (de 1995 à 2022). Sur l’ensemble de la période, on note que l’usage du mot est toujours très politique, même si les idéologies qui sous-tendent le propos sont parfois fort différentes. Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de reprendre ou de redéfinir le terme, ce n’est pas pour chanter l’atomisation ou l’individuation mais bel et bien pour (re)trouver un principe collectif d’action politique que certains de ses usages ont figé dans la division.
Le rap est-il la voix du peuple ?
Les rappeurs prennent acte du fait que le terme « peuple » renvoie aussi à un « partage très concret entre ceux qui possèdent la parole publique, et ceux qui la reçoivent », selon les termes de Émilie Goin et François Provenzano, comme dans « Peuple qui danse » de Lino46 : « Un peuple qui chante, fils d’une belle endormie / D’un long silence à la voix puissante » dans lequel l’oxymore souligne la parole empêchée ; ou plus explicitement encore dans le titre du morceau de Raggasonic : « Laisse le peuple s’exprimer »47. On peut s’arrêter sur cette dernière citation car elle est symptomatique d’une certaine posture énonciative du rappeur qui parle du peuple : dans le titre, « laisse » est autant un impératif adressé à un tiers qui n’est pas le peuple, qu’un indicatif passant sous silence son sujet « je », ce qui produit un effet ambivalent : le « je » appartient au peuple mais ne se donne pas comme tel. Tout se passe en effet comme si l’emploi du terme impliquait une posture surplombante qui empêchait l’emploi du « nous ». Ceci explique peut-être pourquoi on ne le trouve que très peu sous la plume de rappeurs contemporains assumant pourtant un engagement politique et postcolonial certain comme La Rumeur, Casey, Rocé qui préfèrent peut-être s’y assimiler pleinement sans le désigner par ce vocable…
Ceci explique aussi sans doute les raisons pour lesquelles on trouve peu de traces de la construction d’un ethos appartenant au peuple dans les textes. Très rares en effet sont les expressions telles que « enfant du peuple » qui figure dans « PDRG48 » de Rohff. Autre exception notable, l’emploi du « nous » chez Kery James (en dehors des morceaux d’ego-trip), alors que sa plume, explicitement « moraliste », telle qu’il la définit lui-même, aurait pu faire attendre une posture plus surplombante lorsqu’il s’agit d’évoquer le peuple :
Les médias pyromanes nous poussent vers l’auto-destruction
En opposant le peuple, ils espèrent la collision
Manipulent nos sentiments, jouent de nos appréhensions.
Ceci dit, la plupart du temps, les rappeurs se présentent dans une certaine relation d’extériorité vis-à-vis du peuple, qu’ils soient leaders, guides, ou même prophètes, au gré des ego-trips, voire opposants au peuple ou dictateurs : « j’encule le peuple comme Mouammar » [Khadafi] chante Booba dans « Paname »49. Même si, bien sûr, le rappeur rappelle dans « Ma définition »50 que ses textes [sont] à prendre à un degré 5 », il est tout de même à noter que quand il emploie le terme « peuple » dans le seul sens de classe sociale dominée, indépendamment de toute considération identitaire, c’est un terme-repoussoir, permettant de construire l’éthos d’un rappeur désabusé, revenu de l’idéologie marxiste et par conséquent uniquement intéressé par l’argent. Faut-il lire autrement la punchline de Niska : « J’encule le peuple, le monde entier, mon meilleur ami c’est mon banquier »51 ? La construction de l’ethos de celui qui a « réussi » implique une discordance : les rappeurs ne se présentent pas nécessairement comme les voix du peuple. Il y a en tout cas en la matière une relative ambiguïté.
Mais de quel peuple parle-t-on alors ? Une même ambiguïté va se retrouver dans la manière de lier, historiquement, les destins du rap et des classes populaires. En 2005, Pierre-Antoine Marti écrivait :
On assimile souvent rap et banlieue, de manière assez abusive ou réductrice la plupart du temps. Une part de vérité se lie à une grosse part de fantasmes dans cette assimilation, mais elle témoigne parfaitement de la stigmatisation commune au rap et à la banlieue, le premier étant perçu comme l’expression de la seconde52.
Il est très intéressant de noter, avec Karim Hammou, que cet amalgame a été, dans ses fondements, de nature académique aussi. Dans un article très important de 2015 intitulé « Rap et banlieue : crépuscule d’un mythe ? »53, il montre la genèse et la construction du « topos du rap comme expression des banlieues » dans les ouvrages académiques dès 199054 et pendant une quinzaine d’années au moins. Or cette conception, note-t-il, est tout à fait homologue à celle édifiée par les médias généralistes assurant, à partir de l’automne 1990, une large diffusion du rap et de sa définition comme genre55 ; et tout à fait homologue aussi à celle d’une imagination politique qui a abondamment utilisé le hip-hop comme outil d’encadrement de la jeunesse des quartiers populaires : « Les rappeurs sont mis en scène comme des représentants de territoires marqués du sceau de l’altérité, et leur musique se voit définie comme une musique de l’Autre, symptôme de problèmes publics. »56. Ce lien entre rap et banlieue, en outre, est thématisé et travaillé par un certain nombre d’artistes eux-mêmes, entraînés dans une « ronde performative » par des industries culturelles qui trouvent progressivement des moyens d’exploiter commercialement cet imaginaire, et par des publics dont les horizons d’attente sont structurés par l’assignation médiatique du rap aux banlieues et à l’esthétique sociologiste du genre. À partir du milieu des années 199057, « l’imaginaire de la “rue” devient central dans les discours promotionnels »58.
Pourtant, la naissance du rap en France se fait à Paris et non en banlieue : vers 1983 les premiers Breakers se retrouvent au Trocadéro, les premières soirées hip-hop sont organisées dans des clubs comme le Bataclan, entre 1986 et 1987, des block-parties le sont dans le terrain vague de La Chapelle. Les amateurs des musiques hip-hop sont perçus comme des « francs-tireurs du goût »59 « qui se rencontrent aussi bien au sein de la jeunesse populaire des grandes villes que parmi les enfants de la bourgeoisie portés vers les avant-gardes culturelles. »60.
Par ailleurs, le succès de rappeurs qui ne sont pas issus de quartiers populaires déstabilise le mythe (sans le déboulonner complètement), qu’on pense au rap des zones pavillonnaires (Diam’s), des banlieues et centre-ville aisés (le Versaillais Fuzzati), de la « campagne et ses gros sabots »61 (Orelsan, originaire de Caen).
Le rap, un genre populaire ?
Le rap est-il un genre qui parle au peuple, entendu comme groupe social économiquement dominé ? Le rap peut-il être encore aujourd’hui une affaire de frontières entre classes sociales ? Pour répondre à ces questions, il faut prendre la mesure, comme l’écrit Marc Lits, du déferlement des mass-média qui a redéfini les publics et leurs pratiques (consommation de la télévision et d’internet, de la musique enregistrée puis téléchargeable…). Ne s’agit-il pas, comme il l’écrit, de
saisir la place du « populaire » aujourd’hui, dans ses marques affichées comme dans ses absences et travestissements, voire dans les lignes de partage qu’il instaure non plus entre groupes sociaux distincts mais au sein de chaque individu ?62
Bernard Lahire, dans La Culture des Individus63 montre que les clivages entre les pratiques culturelles ne correspondent plus nécessairement aux classes sociales ou aux qualifications socio-professionnelles, mais qu’ils nous traversent dans tous nos usages culturels, plus hybrides que jamais. Un même individu peut apprécier Koltès et la trilogie Star Wars, un ballet de danse contemporaine et un concert du vainqueur de The Voice. C’est l’un des enjeux des Cultural Studies que de montrer que la culture populaire n’existe pas en soi, qu’elle n’est pas un donné naturel, mais qu’elle est une construction des observateurs extérieurs. Il s’agit donc d’analyser ces structures de représentation pour voir ce qu’elles cachent et faire ainsi entendre la voix des dominés. Le populaire se trouve toujours chez l’autre ; il est construit par un regard extérieur, souvent condescendant.
Pour le domaine français, c’est ce qu’ont montré Michel de Certeau, Dominique Julia et Jacques Revel dans l’article « La beauté du mort » (1970), repris dans La Culture au pluriel (1974), pour lesquels le « populaire » est le produit d’une assignation, d’une disqualification, par opposition à la culture savante, apposés par les élites sur certaines pratiques ou objets jugés indignes. « La culture populaire est une catégorie savante » a résumé Roger Chartier en 1996 dans Culture écrite et société. Analyser ces constructions, c’est aussi ce que s’emploie à faire Karim Hammou en étudiant le mythe « rap/banlieue » construit par les ouvrages académiques et universitaires dont on a parlé. Mais, s’il n’existe pas de culture populaire, il existe en revanche des classes populaires qui ont en partage un certain nombre de pratiques, d’attitudes ou de modes de consommation culturelle, et il semblerait que, concernant le public du rap, la question des classes populaires demeure, peu ou prou, d’actualité.
Nous reprenons ici deux enquêtes sociologiques, celle de 2008 de Karim Hammou et Stéphanie Molinero64, et celle de 2018, des mêmes auteurs65. En 2008, ceux-ci notaient la croissance significative entre 1997 et 2008 des publics du rap, quel que soit le groupe social considéré, le rap étant apprécié par presque trois fois plus de Français en 2008 qu’en 1997 (5% des Français déclaraient écouter régulièrement du rap en 1997, ils étaient 14% en 2008). Ils relevaient également que la part des agriculteurs (ou enfants d’agriculteurs) écoutant du rap était nulle en 1997, et qu’elle était de 9% en 2008, le rap ayant réussi à s’implanter sur l’ensemble du territoire français et pas seulement dans le monde urbain (et, a fortiori, dans les quartiers dits sensibles des grandes unités urbaines). Nouvelle évolution en 2018 : « les musiques hip-hop en général, et le rap en particulier, ont acquis le statut de goût musical ordinaire »66, 38% des personnes résidant en France métropolitaine déclarent en écouter (48% pour le pop-rock, 34% chacune pour les musiques du monde ou la musique classique). Par rapport à d’autres genres musicaux, « la progression du rap en France hexagonale entre 1997 et 2018 est la plus importante et hisse le rap à la sixième place des genres les plus souvent écoutés »67. Le rap continue de présenter un grand intérêt aux yeux des « jeunes » mais, les années passant, les « jeunes » des années 1980 et 1990 vieillissant et continuant à apprécier cette musique, l’écoute du rap tend à s’étendre à l’ensemble des classes d’âge.
Le second résultat de ces enquêtes est cependant plus inattendu, au sein de ce grand mouvement d’hybridation individuelle des pratiques culturelles, en grande partie liée aux phénomènes de consommation culturelle de masse : il s’agit de la désaffection relative des enfants des classes supérieures vis-à-vis du rap, alors qu’ils formaient l’un des groupes sociaux qui s’affirmaient comme les plus amateurs de rap en 1997. Au début des années 2000, le rap apparaît ainsi, aux deux sens du terme (son succès et son public), comme « plus populaire que jamais », pour reprendre le titre de l’enquête de 2008. Cela reste le cas dans l’enquête de 2018, même si c’est plus nuancé. Contrairement au résultat de l’enquête de 2008, « l’analyse de l’évolution de l’écoute du rap entre 2008 et 2018 selon la catégorie socio-professionnelle ne fait pas apparaître de désintérêt relatif manifeste de la part des cadres »68, en revanche près d’un ouvrier ou fils d’ouvrier sur deux résidant en France métropolitaine et écoutant de la musique déclare écouter du rap ; « les ouvriers demeurent [ainsi ] le groupe socioprofessionnel le plus enclin à écouter du rap »69, ou, pour le dire autrement, « en 2018, le goût pour les musiques hip-hop conserve un ancrage privilégié dans les milieux populaires, mais est également devenu une composante clé des univers culturels des classes moyennes et n’est pas absent de celui des classes supérieures »70.
En guise de conclusion, on peut se demander si cette popularité du rap, entendue comme élargissement des publics en dépit de son ancrage toujours « populaire », ne tient pas, en partie au moins, à l’efficacité rhétorique des textes. En effet, dans un article de 2015, étudiant des rappeurs nommés et perçus comme « conscients », « engagés » ou « politiques »71, Marie Sonnette-Manouguian, se fondant sur les travaux décisifs d’Anthony Pecqueux72, montrait qu’un public hétérogène pouvait potentiellement s’approprier les combats ouvertement postcoloniaux de certains rappeurs grâce aux postures énonciatives larges et potentiellement diffuses du « nous » et du « eux »73 mobilisés dans les textes. Il me semble que c’est encore plus vrai des usages fluctuants et polysémiques du terme « peuple ». Finissant par désigner une forme collective agissante, contestataire tout en restant plurielle et inclusive, elle prend corps dans l’acte même de son énonciation, enrôlant l’auditeur dans un acte performatif sans cesse renouvelé.
