La volonté de dire le peuple a habité une grande partie de l’histoire du roman aux XIXe et XXe siècles autour d’une volonté démocratique qui s’articule aussi bien en termes de représentation que d’écriture. Elle joue aussi un rôle essentiel dans l’histoire du théâtre : donner la parole au peuple a autant été un enjeu historique et narratif (raconter l’histoire du peuple), que politique et dramaturgique (comment mettre en scène le collectif du peuple). Dans une approche culturaliste, la notion de « populaire » joue en outre un rôle central. Les expressions culturelles mineures ne sont certes pas toujours qualifiées de « populaires » (elles peuvent notamment être « cultures de masse »), mais elles se définissent en grande partie par leur contenu et leur visée accessible au plus grand nombre et de ce point de vue sont réputées « populaires ». Par ailleurs, les rapports de dominations et d’échanges esthétiques font souvent du peuple un objet de valorisation : parler du peuple permet régulièrement, dans l’histoire de la littérature, dans l’histoire des autres arts, de garantir une vérité de l’expression, et de viser ou projeter un public populaire – un public qui serait « le peuple ».
Il s’agit ainsi, dans ce volume, de réfléchir d’abord à l’identité de ce « peuple » que construisent la littérature et les arts. Le peuple n’est à l’évidence pas une donnée. Renvoie-t-il à une entité ethnique, politique ? Se construit-il comme nation, auquel cas le populaire s’articulerait à des exigences politiques et aux rêves de littératures nationales ? Correspond-il à une classe sociale, ce qui suppose de donner la parole aux prolétaires ou aux subalternes ? Se limite-t-il à une communauté dont il porterait le discours ? Il est capital de rester attentif aux figures du peuple ainsi construites, qu’il s’agisse de tenir un discours sur le peuple, de le figurer visuellement ou de le construire comme public implicite.
La notion de peuple fascine autant qu’elle rebute. Évoquant tour à tour l’idée nationale, une frange d’opposition aux élites, ou encore la « populace » ; c’est l’idée d’un ensemble homogène d’individus, réunis sous l’égide d’une nation, d’une histoire commune ou d’une histoire propre. Le concept reste, de fait, galvaudé ; compte tenu de la logique pluraliste qui le forge, il ne peut que difficilement être conçu comme unité. En effet, la multiculturalité, les communautés et leurs langues vernaculaires, les positionnements politiques, les disparités géographiques et économiques ne peuvent que difficilement tendre vers une définition commune suffisamment large pour les englober,
écrit Antoine Hoffman en ouverture de sa contribution1. Il s’attache ainsi, comme Vincent Chambarlhac, aux représentations visuelles et plurielles du peuple, là où Virginie Brinker montre l’hétérogénéité des usages et définitions du terme dans des textes de rap français. Selon Maxime Boidy, une tension semble toutefois inhérente à la notion :
l’idée de peuple a ceci de particulier dans le vocabulaire politique qu’elle désigne à la fois la somme des femmes et des hommes rassemblés, constitués en une totalité (le peuple français, algérien, etc.), et une fraction de cette totalité, précisément celle la moins dotée en pouvoir politique (le « petit peuple » de Paris ou d’Alger). Le peuple, en somme, serait en tension permanente avec lui-même, jamais totalement disloqué ni entièrement soudé.2
Pourtant, la contribution de Marion Denizot laisse entrevoir la possibilité de représentations artistiques du peuple entendu comme totalité, celle-ci entreprenant notamment de démontrer la concomitance entre la naissance du théâtre populaire et une conception intégratrice de la nation, reprenant « cette mystique de l’unité qui domine la Révolution française »3. On pense aussi au tableau Joies populaires, cité par Vincent Chambarlhac proposant un spectacle d’unité, « Peuple (sujet politique) et peuple (soit ici le monde ouvrier parisien), se superpos[ant], conjurant l’amphibologie inhérente au mot [pour parler comme Agamben] sans pour autant la nier, puisque dans les styles vestimentaires qui se côtoient se figure la différence apaisée des classes dans l’horizon républicain »4.
Cependant, en cherchant à s’approprier le peuple comme sujet ou comme public, la littérature et les arts rencontrent nécessairement des questions de légitimité. Est-ce qu’elles ne se substituent pas à des formes authentiquement populaires d’expression, celles qui sont faites par le peuple pour le peuple ? Gaëlle Loisel montre ainsi comment la porosité, initiée au XVIIIe siècle, entre musique populaire et art lyrique, se manifeste au XIXe siècle dans « des genres supposés plus “nobles”, comme le “grand opéra”, l’insertion d’éléments “populaires” dev[enant] un phénomène courant et presque un attendu du public »5. Hélène Beauchamp, quant à elle, se demande à quelles conditions et dans quelles circonstances la revivification et l’idéalisation par les avant-gardes du début du XXe siècle, des traditions de marionnettes populaires, « revendiquées au profit de diverses utopies théâtrales pour lesquelles “l’art populaire” , est conçu comme un modèle, à défaut d’être un horizon et un objectif »6, demeure un « théâtre du peuple », une fois cette forme théâtrale populaire qu’est la marionnette, réinvestie par les élites artistiques.
Mais il est aussi important de noter à quel point « peuple » et/ou « populaire » peuvent devenir des modes de catégorisations esthétiques – notamment lorsqu’il est question de « la littérature prolétarienne » – qui peuvent être interrogés comme le fait Noël Barbe ‒ rendant compte du refus de Louis Guilloux d’être le « greffier d’un peuple qu’il se voit attribuer […], tout à la fois sociologique – les ouvriers et artisans urbains –, rapporté à un territoire mais pouvant aussi s’inscrire dans une polarisation politique »7, tout comme analysés dans leur historicité, comme le propose Erwan Caulet dans sa contribution portant sur « le peuple (littéraire) des communistes ».
Enfin, on peut se poser la question de la place conservée par le peuple dans le contexte des cultures de masse. On associe et oppose régulièrement culture populaire et culture de masse. La culture de masse continue-t-elle à construire son public comme peuple ou s’adresse-t-elle désormais à une masse informe mondialisée et indéterminée ? Est-ce qu’elle vise des peuples ? Comment reprend-elle, réactualise-elle, des formes et des contenus issus de la « culture populaire » ? Dans sa contribution, Virginie Brinker tente de répondre à ces questionnements en reprenant des études sociologiques de réception, qui permettent de mesurer la « popularité » du rap, dans toute sa polysémie.
C’est à travers des expressions venues de tous les horizons – culture savante, culture populaire, culture de masse –, de toutes les formes artistiques – et de différentes époques que ces différentes approches problématiques seront abordées dans ce volume.
