Le métro désigne tout à la fois le moyen de transport et l’espace public dont se dote chaque métropole ou mégalopole pour un déplacement toujours plus rapide. Virilio démontre dans Esthétique de la disparition (1989) que la vitesse tend à déréaliser notre vie au quotidien. Le métro est formellement un non-lieu qui pourtant, même dans les villes les plus pauvres, « jou[e] ce rôle d’espace public exemplaire » selon Marc Augé (2008 : 65) : climatisation, propreté et apaisement contrastent avec la rue grouillante de Caracas que décrit l’auteur. À cet espace paradoxal – à la fois lieu de passage bref et espace clos préservé – s’attachent, dans le monde entier, des politiques culturelles car tout un chacun s’y croise : car dans cet « espace abstrait […] se forme l’opinion publique » (Augé, 2008 : 62).
Le métro devient de fait un espace muséal (Ginoulhiac, 2015) dont les caractéristiques particulières amènent à s’interroger sur les manières d’y partager le sensible (Rancière, 2000). Dans cet espace public, l’art n’est plus une part exclusivement réservée aux spectateurs fréquentant les musées, raison pour laquelle précisément un certain nombre de questions se posent : quels types d’œuvres s’adaptent à cet espace public si commun qu’il doit en être fonctionnel ? Les objets néomédiatiques1 en ce qu’ils appartiennent à cette « culture informationnelle » désignée par Lev Manovich (2015 : 72) sont-ils plus aptes au partage artistique en ce lieu ? Enfin, quelles possibilité et légitimité le voyageur a-t-il à partager le sensible ? Quel type de spectateur peut-il être ?
Cet espace non dédié à l’art, oblige à repenser le terme adéquat pour nommer celui qui le rencontre : son statut d’usager ou voyageur peut devenir incidemment spectateur/voyageur voire s’il le décide spectacteur. Nous utiliserons donc chacune de ces dénominations selon le rôle social adopté par l’usager du métro.
Si le musée a dans ses fonctions non seulement la monstration aux publics, l’archivage, la protection mais aussi la recherche, dans le métro ─que Tisséo appelle aujourd’hui « véritable musée d’art contemporain dans l’espace public »2─ nous sommes confrontés à d’autres priorités d’ordre fonctionnel et social. Ainsi, la méthode muséale d’archivage des données est absente. Nos sources d’analyse sont donc hétéroclites : les publications concernant Pierrick Sorin et Sophie Calle (artistes de notre corpus), leurs écrits, les archives du FRAC Occitanie3, le site de Tisséo, des observations directes4 et les articles dans les journaux locaux.
À partir d’une approche descriptive des éléments constitutifs des œuvres, nous pourrons évaluer l’adaptabilité du medium numérique aux contraintes du lieu, analyser la qualité de la participation du spectateur/voyageur et dégager les enjeux esthétiques des deux dispositifs artistiques du métro toulousain qui nous servent de corpus. Dans la continuité de notre réflexion portant sur la muséalité de l’espace urbain (Ginoulhiac, 2015), il s’agira de montrer que le rapport du dispositif numérique à l’espace, les types d’images qui lui sont propres engagent un spectateur/voyageur légitimé à partager le sensible (Rancière, 2000, 2008).
1. Politique culturelle dans le métro toulousain
1.1. Le contexte de la commande d’art public
À Toulouse, quatrième métropole de France, Dominique Baudis, Maire de la ville jusqu’en 2001, est à l’origine de l’ensemble du Plan de Déplacement Urbain dont font partie les deux lignes A et B du métro Toulousain5. La commande publique d’œuvres est à l’initiative de Tisséo-SMTC6, Syndicat Mixte des Transports en Commun toulousain. Pour la ligne A, première ligne du métro, l’apport de l’art intervient en 1991, c’est-à-dire trois ans après le début des travaux, pour l’extension de la ligne A et pour la ligne B dès le moment de l’origine du projet en 2001. François Barré alors Délégué aux Arts Plastiques explique : « Le cahier des charges de design par son caractère drastique faisait courir le risque d’une uniformisation, mettant à mal la volonté de diversité. C’est ainsi que les responsables du projet songèrent alors au recours des artistes » (2007 :19).
L’expérience acquise avec la ligne A permet la poursuite et l’affirmation d’une véritable politique culturelle pour la ligne B : architectes et artistes vont être amenés à travailler ensemble en amont de la réalisation. L’objectif de la commande artistique, explicité lors de l’inauguration de cette ligne B en juin 2007, relève selon le Maire de Toulouse, Jean-Luc Moudenc, d’une « nécessité politique et symbolique de créer de l’unité́, au travers de la diversité́ des êtres, des quartiers » (Dossier de presse SMTC – smatM, 2001). C’est aussi clairement un bénéfice d’image incontournable pour une métropole en plein développement.
Fig. 1. Plan des stations du métro toulousain et interventions des plasticiens.
Crédit : © Tisseo.
1.2. Place du medium numérique
Les choix matériels privilégiés pour les œuvres du métro se tournent vers les réalisations aux mediums les moins fragiles comme les volumes de résine ou marbres, les mosaïques, les vitraux, ou encore les installations lumineuses. Il s’agit de s’adapter à la fonctionnalité de cet espace et aux flux importants de voyageurs. D’ailleurs, le cahier des charges préconise l’utilisation du verre et de la lumière (Dossier de presse SMTC – smatM, 2001). Comme le précise Pierrick Sorin, plasticien invité, le medium numérique n’est pas un medium retenu en priorité par peur de la maintenance (Dossier de presse SMTC – smatM, 2001).
Il faut souligner aussi la confidentialité de l’art numérique7 dans le paysage artistique français voire international : selon Couchot et Hillaire (2003 : 7), s’il émerge dans les années 68, l’art numérique connait une période de quasi clandestinité8 durant trente ans. Néanmoins, la Troisième biennale d’art contemporain de Lyon présente dès 1995 des pratiques informatiques (Boissier, 1995). Ainsi, lors de l’appel à projet pour la ligne B en 2001, les institutions artistiques et politiques en charge de la commande artistique du métro toulousain, s’intéressent au medium numérique pour l’espace public à hauteur de 5% de l’ensemble des réalisations choisies.
2. Enjeux des installations in situ : Sophie Calle et Pierrick Sorin
Parmi la collection d’œuvres du réseau métropolitain de Toulouse, nous comptons celle de Sophie Calle à la station Jeanne d’Arc et celle de Pierrick Sorin aux Trois Cocus, toutes deux sur la ligne B. Elles relèvent d’une installation de l’ordre d’un dispositif. Pierrick Sorin définit ce terme ainsi : « Le dispositif met en jeu un système technique dont l’architecture est productrice d’images (ou de sons) et implique la plupart du temps, une participation, volontaire ou non, du spectateur » (2008 : 53). Un système offrant la possibilité aux spectateurs d’interagir ou non désigne l’économie d’un dispositif de profanation, c’est-à-dire restitué à l’usage commun, tel que l’explique Giorgio Agamben (2007 : 50).
Afin d’éprouver le cadre des possibilités de cette mise en commun, intéressons-nous à la relation œuvre/spectateur dans l’installation in situ, c’est-à-dire à la mise en espace des images dans l’espace architectural des stations.
2.1. L’image dans l’espace des stations du métro : une scénographie relationnelle
La notion de scénographie relationnelle empruntée à Jean-Yves Boissier (2004 :13) convient à qualifier les dispositifs de Sophie Calle et Pierrick Sorin en ce sens que, dès leur mise en espace, les œuvres présentent les spécificités esthétiques de l’interactivité, autrement dit elles figurent la possibilité d’une relation.
Pour la station Jeanne d’Arc, Sophie Calle va proposer www.transport-amoureux.vu . Ce dispositif installatif se compose d’un néon énonçant l’adresse d’un site internet éponyme au titre de l’œuvre, de quatre moniteurs placés au niveau intermédiaire entre la salle des billets et les quais et de deux téléviseurs sur chaque quai. Les moniteurs affichent par défilement lent et régulier les messages écrits par les voyageurs lorsqu’ils se connectent au site9.
Fig. 2. Sophie Calle, Transport-amoureux.vu, station Jeanne d’Arc, métro toulousain, escalator, 2007.
© Ginoulhiac 2023.
Fig. 3. Pierrick Sorin, station Trois cocus, métro toulousain, 2007, niveau intermédiaire.
© Ginoulhiac 2023.
À la station les Trois Cocus, Pierrick Sorin conçoit une frise composée de cinq écrans de téléviseurs muraux sur lesquels défilent comme un tableau animé des véhicules enfantins improbables habités de têtes. Au rez-de-chaussée, un dispositif de captation propose aux voyageurs d’enregistrer leurs visages qui seront incrustés dans cette image panoramique.
La mise en situation des interfaces des deux dispositifs à des emplacements choisis pour leur visibilité reprenant les codes de l’espace théâtral – escalier, balcon - nous permet de parler de scénographie de l’image pour décrire ces œuvres. La diversité des configurations spatiales auxquelles la vidéo se prête a incité les artistes à l’utiliser dans les stations du métro, chacune d’elles présentant un espace complexe à vocation fonctionnelle non dédiée à l’art. Il s’agit d’utiliser l’espace architectural et ses différents paliers. L’intérêt visuel de chacun de ces étages va être potentialisé par la mise en scène de l’écran, littéralement « métaphore du vecteur technologique [qui] soutient une esthétique du transport, de la présence et de la simultanéité, de l’apparition et du temps réel » (Boissier, 2004 : 96).
Le rez-de-chaussée est un espace d’arrivée, éventuellement d’attente, Sorin positionne là son dispositif de captation intégré au mobilier de la station alors que Calle, se démarquant de l’environnement gris neutre, installe un néon rose monumental énonçant l’adresse du site qui se voit tout le long de la descente par l’escalator.
Le niveau intermédiaire est un espace dégagé qui propose une cimaise large : les deux plasticiens l’utilisent pour installer leurs écrans plats de manière panoramique, détournant ainsi cet espace résiduel en espace muséal voire théâtral. L’animation de Sorin se regarde prioritairement depuis le balcon de l’étage supérieur qui propose une vue plongeante sur la cimaise.
Station Jeanne d’Arc, les usagers sont obligés de passer tout près des moniteurs que l’artiste a placés à leur hauteur ; ils peuvent lire sans véritablement arrêter leurs pas. Les quais sont également utilisés par Sophie Calle, c’est un lieu d’attente où le voyageur devient spectateur. Ainsi ces témoignages captés par FR3 Occitanie : « Je ne comprends pas pourquoi ils mettent des messages comme ça, mais tant que ça leur fait plaisir », ou encore : « J’aime bien, je trouve ça mignon, quand on rentre dans le métro ça fait passer le temps »10.
2.2. Un espace à explorer pour un spectateur actif
À ce stade de l’étude, il faut examiner comment les installations utilisent l’interface numérique dans l’espace du métro pour interpeller le voyageur. Jacques Rancière remet en cause ce qu’il nomme le paradoxe du spectateur : l’inviter à l’action comme les réformateurs du théâtre l’ont fait pour créer une communauté exemplaire n’est qu’un avatar de la vision platonicienne. Dans un nouveau partage du sensible il faudrait changer les valeurs des termes actif/passif (Rancière, 2008 : 23). Pour autant, les propositions de Calle et Sorin nous paraissent proposer des formes exploratoires proches « d’une scénographie de la transaction, du jeu des alliances et de l’altérité » dont parle Boissier (2004 :104)
Dans la lignée des artistes conceptuels des années 70, Calle11 et Sorin12 vont utiliser ici le moniteur TV et l’ordinateur comme interfaces principales pour capter et transmettre les images ou écrits. Le dispositif de Sorin se boucle sur lui-même fonctionnant seulement dans l’espace de la station. Ainsi, Sorin adjoint un espace de captation de l’image de l’usager comprenant un clavier et un écran dans lequel le visage s’affiche. Ce dispositif peut se confondre avec un distributeur de tickets de par ses matériaux aluminium et sa forme. Seul le néon blanc ovale qui entoure l’écran l’en démarque. Quant aux moniteurs transmetteurs, Sorin précise dans la légende du projet remis lors du concours que les écrans seront placés à plus de 2 mètres de hauteur pour favoriser leur visibilité de loin et éviter les dégradations ; ils seront protégés par un verre blindé et encastrés dans la paroi, si possible (Dossier de presse SMTC – smatM, 2001). Dès lors, la fonctionnalité du lieu induit des propositions plastiques quasi invisibles.
Fig. 4. Pierrick Sorin, dispositif de captation du visage, station Trois cocus, métro toulousain, 2007, rez-de-chaussée.
© Ginoulhiac 2023.
Fig. 5. Sophie Calle, Transport-amoureux.vu, station Jeanne d’Arc, métro toulousain, palier intermédiaire, 2007.
© Ginoulhiac 2023.
Pour Calle, cette interface est délocalisée : les écrans TV sur les quais ou ceux du niveau intermédiaire retranscrivent des messages écrits depuis des téléphones portables ou des ordinateurs de particuliers. C’est une œuvre virtuelle qui utilise le réseau qui s’exprime au-delà de l’espace visible de la station, paradoxalement ici et ailleurs. À l’instar de Duguet nous pouvons dire que « l’image n’est plus qu’un terme dans une relation qui met en jeu conjointement : la machine optique et électronique, l’espace environnant ou architecture et le corps du visiteur » (2002 : 24).
Nécessairement, les interfaces de ces œuvres se confondent avec l’architecture et l’aménagement du métro. Si l’utilisation du numérique permet de respecter le cahier des charges fonctionnel, cette discrétion peut aller à l’encontre de la visibilité de l’œuvre et de sa compréhension. Certains voyageurs n’y ont pas accès, en tous les cas ne détectent pas la dimension symbolique : « On ne le voit pas comme ça, on ne le voit pas que c’est une œuvre d’art en fait »13.
Ces objets néomédiatiques comme les nomme Manovich jouent de l’ambiguïté, ce dernier propose le concept de culture informationnelle pour qualifier ce type de langage visuel (2025 : 72). Pour autant, s’agissant d’installations in situ dans lesquelles le spectateur/voyageur déambule, l’exploration physique est le mode privilégié de la perception de l’œuvre : l’expérience esthétique (Schaeffer, 2015) n’est globale que dans un espace-temps, à chaque palier de la station se trouve une étape, voire au-delà durant le transport du passager et jusqu’à son domicile pour l’œuvre de Calle. Pour rencontrer l’œuvre, le spectateur/voyageur est invité à une exploration constante et vigilante de l’espace. Avec ces dispositifs artistiques, les deux plasticiens tentent de capter l’attention du voyageur dans cet espace fonctionnel, jouant paradoxalement sur ce que Shaeffer (2015 : 55) nomme l’exemplification métaphorique, à savoir la capacité d’un objet à devenir le véhicule d’émotions, d’affects et de valeurs.
Ainsi, distribuées dans le même espace la forme culturelle s’entremêle à la forme fonctionnelle agissant comme une proposition plus qu’une injonction pour les voyageurs qui peuvent traduire ces signes en invite, devenir spectateurs ou rester indifférents.
3. L’image numérique : dispositifs d’appropriation
Toutefois, ce sont bien les images qui vont rendre visibles pour les voyageurs ces œuvres dans le métro. Ces deux dispositifs exploitent de manière complémentaire la fluidité propre au medium numérique qui autorise les transferts à distance (Gunthert, 2015 : 11) et ses capacités d’hybridation pour jouer des différentes sphères publiques et privées, s’approprier les langages ordinaires. Quels en sont les enjeux en termes de légitimation du spectateur à partager le sensible ? D’une part, en prenant part à l’œuvre, le voyageur devient spectacteur et affirme en quelque sorte son anonymat. Rancière fait remarquer que cette révolution esthétique du sujet de l’art remonte à la littérature de la fin du XIXie siècle, Balzac, Zola, Flaubert : « C’est parce que l’anonyme est devenu un sujet d’art que son enregistrement peut être un art » (2000 : 48). D’autre part, il est donné au voyageur l’occasion de s’exprimer à travers ses mots ou son visage, comme il l’entend, peut-être alors « de jouer ce rôle d’interprète actif » (2008 : 29) qui, toujours selon Rancière, est le gage d’un spectateur émancipé.
3.1. Le dispositif de Sophie Calle : des mots et des images
Pour proposer l’analyse de l’usage de l’œuvre par les spectateurs qui suit nous nous appuierons sur une publication (Calle, 2016 : 225-228), nos observations personnelles in situ et les images du photographe Thomas Salva qui datent de 2022. Les quelques 1300 messages14 qui ont été postés depuis la mise en fonctionnement de l’œuvre en 2007, soit une moyenne de 10,83 messages par mois attestent d’une utilisation minimale. La remise en service de l’œuvre a provoqué un surcroît d’intérêt puisque 200 messages sont postés au mois de mars 2018.
3.1.1. Le medium numérique : un outil de production et d’expression
Dans le dispositif de Calle, la figuration est absente, les images sont des mots, voire des jeux de mots, comme le terme de transport qu’elle utilise au sens littéral comme au sens figuré, métaphore de l’élan amoureux. La règle du jeu énoncée sur le site internet fait aussi image, encadrée comme un panneau publicitaire sur le palier intermédiaire de la station, elle cadre le contenu de la proposition du spectacteur, stipulant par exemple que la forme du message doit rester courtoise.
La couleur rose glamour des lettres en néon donne le ton, elle contraste fortement dans cet espace gris, exploitant le reflet sur les matériaux en aluminium environnants. Ainsi, le néon monumental propose une lettre minuscule au corps arrondi, plein et délié, de type Lucida Calligraphie. Cette police de caractère privilégie la lisibilité à distance de même que celle concernant les annonces dont la graisse est plus régulière, la lettre épaisse ne présente pas d’empattement telle une Arial.
« L’art est pour elle avant tout une affaire de mots. Il est ce qui ne se voit pas, mais ce qui se dit […] » (Macel, 2003 : 22). Autrement dit, la plasticienne, rend visible l’intime en passant par le media des mots. Il s’agit d’un faux intime puisqu’il est sans cesse mis en pâture sur la place publique voire inventé. Chéroux (2022 : 11) parle d’un art de l’indiscrétion : elle rend publiques les rencontres manquées dans les transports en commun. Nous pouvons penser que cette œuvre fait écho aux sentiments fugitifs immortalisés dans le poème À une passante écrit par Baudelaire en 1855.
Des messages récents des usagers du métro toulousain ─- énoncés en rose sur les moniteurs─, sont mêlés à des messages ─ s’inscrivant en vert ─ sélectionnés dans les petites annonces de divers journaux dont Libération ; ce sont d’ailleurs ces messages qui ont lancé le projet (Calle, 2016 : 225). L’ensemble devient une fiction dont le but est de rendre extraordinaire des moments ordinaires, de mettre en scène des secrets propres à chacun, de poétiser l’instant présent.
Le medium numérique est utilisé pour sa transversalité comme un outil de production15 qui appartient à tous les champs de l’activité humaine. Calle en fait un outil d’expression jouant avec ces différentes sphères du privé et du public, mêlant l’art, l’agence de rencontre et l’information journalistique.
3.1.2. Rencontre des imaginaires autour de l’art du paradoxe
Selon Rancière, l’efficacité de l’art tient à « la présupposition d’un continuum sensible entre la production des images, gestes ou paroles et la perception d’une situation engageant les pensées, sentiments, actions des spectateurs » (2008 : 60). Il est alors possible d’analyser l’efficacité du dispositif de Sophie Calle selon deux points de vue : celui supposé des voyageurs/spectateurs qui peuvent s’imaginer les situations, les sentiments, les personnes décrites et se projeter dans les écrits16 et celui inscrit dans les messages par les spectacteurs. Nous nous attacherons à ce second point de vue.
Peut-on dire que ce type de textes réinvente le langage amoureux ? Lors du lancement du site, il fallait s’exprimer en 80 signes maximum, aujourd’hui l’artiste a fait évoluer la consigne vers 200 signes. Tels des haïkus, il faut condenser sa pensée, exprimer l’essentiel des sensations ou sentiments ressentis : les messages hésitent alors entre nommer le lieu, donner des indications temporelles, décrire la personne, ses qualités, une action reconnaissable, énoncer un sentiment.
On y lit des poncifs comme : « Je cherche l’âme sœur. Tu m’as émerveillé … » mais aussi des ellipses qui ne manquent pas d’humour et de rime « Prenant la lumière avec grâce, tu étais tatouée sous l’œil droit, à un vieux tu cédas ta place, chaque lundi 8h, même endroit ». On trouve aussi différents types de figures de styles de la répétition telles des anaphores : « Je t’ai vu… je t’ai regardé… » ou autre anadiplose « après un éclair vient un coup de tonnerre. Le tonnerre était… » (Calle, 2016 : 227-228).
Le champ lexical est celui de l’absence, thème récurrent dans l’œuvre de Sophie Calle. Chéroux désigne le procédé artistique de Calle comme celui de la double contrainte : « l’œuvre entière de l’artiste est traversée par cette culture du paradoxe. Depuis ses débuts, à la fin des années 1970, elle n’a en effet cessé d’opposer réalité et imaginaire, automatisme et contrôle, présence et absence, occultation et divulgation, jeu et mort » (Chéroux, 2022 : 9).
Ainsi, les messages du métro dans leur spontanéité exacerbent cette opposition féconde qui fait l’intérêt poético-tragique de l’œuvre de Sophie Calle : « Nous avons échangé des regards qui ont dû s’arrêter… », « Disparue à Bagatelle… », « Brahim, revient… », « Nos regards se sont croisés quelques instants… », « Tu passes et jamais je ne m’en lasse… », « J’espère te revoir … », « Depuis je te cherche… », « J’ai manqué de te parler… », « Je te croise dans le métro… », « Je te vois et tu ne me vois pas …. » (Calle, 2016 : 227-228).
Le dispositif artistique rend visible l’art du paradoxe amoureux : par le fragment17 il exprime, entre autres, un « monde sidéré » tel que Roland Barthes nous le dévoile (1977 : 103).
Il n’est pas un outil conversationnel a proprement parlé mais il en reprend les codes : autoproduction qui garantit une captation d’attention selon Gunthert (2015 : 130) et partage non-hiérarchisé d’évènements privés. Le métro n’est plus seulement un espace fonctionnel dédié aux déplacements mais un espace public où se comprennent et se partagent les évènements : un espace commun.
3.2. Le dispositif de Pierrick Sorin : du collage
3.2.1. Dimension ludique : décalage, hybridation et anachronisme
Pour Pierrick Sorin, l’image panoramique qui défile lentement de droite à gauche constitue une grande partie de l’installation. Le spectateur/voyageur peut la regarder comme au cinéma ; elle peut se suffire à elle-même, d’ailleurs beaucoup passent à côté du dispositif complet. Dans cette œuvre in situ, réalisée pour la station des Trois cocus, l’artiste illustre de manière redondante la fonction du lieu dans lequel elle s’inscrit opérant un décalage humoristique. À la place du métro ce sont des moyens de transports loufoques, décrits ci-dessous, qui sont représentés. De plus, l’artiste joue de la confusion dans la traduction de l’occitan « cocuts » en « cocu » au lieu de « coucou »18, restituant le sens premier et effectuant à son tour un glissement sémantique, « faire coucou » correspond bien à l’apparition éphémère de chaque tête.
Je ne discuterai pas ici des enjeux de la représentation remis en cause par le medium numérique, néanmoins remarquons que l’image numérique déborde largement les limites territoriales que chaque art s’est imposé, ou s’est vu imposer, jusqu’au début du XXIe siècle. Ainsi, la représentation de Sorin combine à la fois les recherches des collages dadaïstes et les effets du premier cinéma fantastique de Georges Méliès19. Cette association de fragments joue du discontinu, de l’hétérogène et de l’anachronisme ; elle s’inscrit dans une hybridité évidente par son « usage informel ou relâché » (Gunthert, 2015 : 149) et présente une dimension ludique annonçant l’application Snapchat en 2011.
Le plasticien propose un dispositif itératif dont le medium numérique permet d’incruster des visages, approximativement découpés, sur les images préexistantes représentant de potentiels moyens de transports plus ou moins imaginaires : soit une baguette de pain volante, soit une petite voiture jaune d’enfant, soit une banane, soit une basket All Stars montant rose, soit etc, qui se croisent sur trois plans dans un paysage tantôt terrestre, tantôt céleste. Le jeu des disproportions, caricatural, ajoute un effet comique à l’improbable situation. Le découpage sommaire du visage capté prend la forme de l’œil du judas, le visage entier peut s’y adapter. En regard des quelques captations à notre disposition, les spectacteurs sortent peu du cadrage proposé, ils jouent néanmoins avec les angles de vue et le plan comme par exemple un très gros plan sur la bouche20. L’utilisation du judas, élément présent dans d’autres installations participatives21 nous montre que Sorin propose au spectateur, par cette forme, de se questionner sur l’image et sur les conditions de la vision.
3.2.2. Une distance esthétique
Comme on peut le voir dans les dessins préparatoires (Dossier de presse SMTC – smatM, 2001), la composition n’était pas encore finalisée dans le projet proposé en 2001 au concours : le portrait prenait tout l’espace d’un écran sur deux et se transformait par la technique du morphing clairement désignée par Sorin dans les légendes. Deux visages devaient se mélanger aléatoirement. Ce projet jouant seulement sur la modularité (Manovich, 2015 : 85) offrait peu de liberté au spectateur, il a évolué dans sa forme finale : le programme intègre toujours l’aléatoire, cette dimension de l’œuvre est donc importante, mais le plasticien renforce dans sa version définitive les possibilités de l’interactivité en alliant modularité et variabilité (ibid.). Ainsi, le changement des visages sur l’image projetée est la conséquence du dynamisme de la participation des voyageurs, leurs têtes s’inscrivent de manière aléatoire sur tel ou tel véhicule, voire plusieurs fois sur des véhicules différents. Le voyageur devient par ce dispositif ouvert un spectacteur qui joue et accepte de rentrer dans la relation d’altérité : « La jouabilité de l’œuvre atteste la figurabilité des relations » (Boissier, 2004 : 10).
En outre, Huitorel décryptant l’œuvre de Sorin remarque : « Le burlesque est affaire de décalage et c’est dans l’intervalle ainsi produit que se logent le triste de la farce comme le cocasse du tragique » (1998 : 60). Cette fresque n’est donc pas seulement une proposition relevant du seul divertissement, Sorin réalise un autoportrait collectif (Huitorel, 1998 : 62). Abandonnant ici ses auto-filmages, il produit un bricolage inquiétant qui, tout en incluant le spectateur dans l’image, le garde à distance. Autrement dit, de la même manière qu’il a travaillé la figure de l’idiot (Giquel, 2000)22, comme posture artistique à partir de son propre corps, il fait endosser ici ce rôle au spectateur /voyageur qui va offrir son portrait.
À l’instar de Duguet devons-nous parler de vidéo cannibale ? Cette dernière explique : « la vidéo en direct est un miroir piégé où l’appropriation de sa propre image échappe » (2002 : 183). Effectivement, le dispositif de Sorin est trompeur, il s’appuie sur le narcissisme du spectateur pour l’interpeller et capter son image puis détourner son intégrité. C’est une violence symbolique en conclut Duguet. Nous adopterons un autre point de vue car dans cette réalisation pour le métro toulousain nous l’avons vu, l’humour l’emporte. Le visage lorsqu’il est incrusté à la chaussure ne nous appartient plus, il est scénographié devenant une image publique, déréalisée, flottante. Sorin explore le narcissisme autorisé par l’interface numérique et légitimé par le caractère artistique de la démarche, mais d’après Huitorel c’est un narcissisme collectif qu’il désigne, notre narcissisme à tous (1998 : 61). Gunthert, quant à lui, réprouve cette approche psychologique désignant de manière simpliste le selfie comme étant une pratique narcissique, il défend l’autoproduction de l’image dans les outils conversationnels23.
Sorin s’appuie effectivement sur les codes du divertissement par la grossièreté de ses collages, il n’y a pas d’illusion séduisante, comme l’explicite Fabiani : « le trucage est toujours pris dans une double fonction : produire de l’illusion et montrer ses principes de production » (2005 : 24). Dès lors, Sorin utilise le medium électronique et numérique non pas dans ses possibilités virtuoses mais pour déconstruire la belle image et la livrer au questionnement et à l’amusement du spectateur.
Peut-on parler de distance esthétique telle que la définit Rancière ? C’est-à-dire comme une « discontinuité entre les formes sensibles de la production artistique et les formes sensibles à travers lesquelles celle-ci se trouve appropriée par les spectateurs » (2008 : 62). Dans le dispositif de Sorin, le spectateur/voyageur est successivement participant mais aussi contemplateur. Ayant fait l’expérience, il nous apparait qu’à chaque étape active ou passive nous sommes interprétants (Rancière, 2008). D’une part, lors du choix de l’image donnée, d’autre part lors de l’observation de son effet dans l’ensemble. Le caractère de bricolage de l’image inscrit notre action dans une culture LOL (Gunthert, 2015 : 159), qui invite à une pensée du second degré, autrement dit, à adopter une distance critique, condition même d’un spectateur émancipé.
4. Des images en partage : l’œuvre comme système relationnel
Ces deux types de représentations, celle de Calle et celle de Sorin, s’inscrivent dans une esthétique du peu par la contingence du texte dans l’œuvre de Calle et l’imperfection du découpage/collage approximatif des images de Sorin. L’œuvre justement n’est plus un chef d’œuvre à l’esthétique immuable mais un dispositif changeant soumis aux contingences du tout public et du réel. C’est une prise rapide, en live d’une information, soit une pensée pour Calle, soit un visage pour Sorin, qui correspondrait finalement aux peintures sur le motif ou aux romans réalistes qui ont fait de l’anonyme un sujet d’art. Au terme de cette étude nous pouvons envisager que ces dispositifs sont une invitation au spectateur/voyageur, cet anonyme, à partager le sensible parce qu’il s’y re-connaît comme faisant partie « d’une communauté de conteurs et de traducteurs » (Rancière, 2008 : 29).
4.1. Un spectateur traducteur : participatif et critique
Le terme exact de ces dispositifs est celui de participatif et non pas d’interactif précise Sorin : « Dans mon cas j’emploie le terme de participatif qui ne suppose pas que le spectateur puisse agir sur l’œuvre. Il participe passivement, par le simple fait que son image soit intégrée dans l’œuvre » (Sorin, 2008 : 53). Le dispositif de Calle est de même participatif : nous l’avons vu l’ordinateur permet de faire dialoguer avec fluidité des utilisateurs entre eux par le biais du site www.transport-amoureux.vu. En aucune manière la structure de ces deux œuvres, à savoir les algorithmes des dispositifs numériques élaborés par les plasticiens et la spatialisation des images, n’est remise en jeu par le spectateur. Pour Rancière, la séparation est la première condition de l’émancipation du spectateur : « La distance n’est pas un mal absolu, c’est la condition de toute communication » (2008 :16) précise-t-il. De fait, que ce soient des mots ou des visages, ces éléments deviennent des matériaux plastiques dans les deux dispositifs. Nous l’avons vu, ils sont transformés par l’œuvre et dans l’œuvre par le spectacteur au profit de tous, ainsi littéralement mis en partage.
La deuxième condition est la reconnaissance de l’égalité des intelligences (Rancière, 2008 : 23). La saisie de l’image est la condition même du dispositif ; l’œuvre n’existe qu’avec les mots ou les images des anonymes qui participent tous également. Certains jouent clairement de cette mise en collectif et s’emparent de la possibilité de parler à tous : « Vous qui lisez, si vous l’aimez, laissez votre égo de côté et dites-le-lui. » ou encore « Pour toutes les mamans qui souriront en lisant ce message » (Calle, 2016 : 227-228).
La troisième condition de l’émancipation demande : « des spectateurs qui jouent le rôle d’interprètes actifs, qui élaborent leur propre traduction pour s’approprier l’histoire et en faire leur propre histoire » (Rancière, 2008 : 29). Dans ces deux œuvres les images sont transitoires. Les univers créés restent incertains car ils sont sans cesse négociés avec le spectateur/voyageur et reconstruits par son interprétation nous l’avons vu. Dès lors, l’usage du medium numérique dans cette version participative n’est pas une tentative d’objectivation24 (Manovich, 2015 : 144) mais plutôt de résistance en ce que le sens de l’œuvre advient par cette contingence de l’image et par l’expérience du spectacteur. Le direct propre au medium numérique est la source même de l’adhésion voire de l’émerveillement du spectateur : dans l’œuvre de Sorin il y a confrontation presque immédiate entre la production de l’image et l’image scénographiée – seulement 5 minutes d’attente pour voir apparaitre son visage ; dans l’œuvre de Calle il n’est quasiment pas possible de voir le texte offert, néanmoins, les textes lus sont dans la même veine que ceux qui sont écrits, le spectateur comprend rapidement qu’il participe à l’œuvre. Cette mise en partage questionne la notion d’auteur, bien qu’il soit important de le souligner, nous ne développerons pas ce point.
Le spectateur ainsi visé par ces deux dispositifs participatifs est reconnu comme interprétant (Boissier, 2004 : 306) et il agit comme tel ; il est alors à proprement parler un spectateur émancipé (Rancière, 2008).
4.2. Partager des valeurs : un principe muséal
Dans ces dispositifs l’image n’est pas une finalité, elle est l’objet du partage si ce n’est dans le processus au moins dans le résultat, c’est le système de relation qui est important (Duguet, 2002 : 8). Les deux artistes choisis l’expriment clairement dans leurs projets respectifs.
Certes, la dimension du lien social était une demande du maître d’ouvrage, le jury a alors retenu le projet de Sophie Calle précisément pour sa dimension sociale. La plasticienne explique dans le dossier du projet qu’elle propose au concours : « Les gens qui attendent leur métro liraient donc ces récits de regards, de sourires, de regrets […]. J’aimerais donner aux habitants de Toulouse la possibilité de se retrouver […]. J’aimerais inciter les passagers qui le souhaitent à se parler, etc » (Projet Sophie Calle. Dossier de presse SMTC – smatM, 2001).
De même Pierrick Sorin, dès l’écriture de son projet, impose le medium numérique et les interfaces des moniteurs vidéo et projecteurs passant outre les recommandations du cahier des charges car dit-il : « Je suis convaincu que le recours à des technologies nouvelles, offrant des possibilités d’interactivité et d’évolution de l’œuvre dans le temps, est très favorable à la qualité de la relation qui pourra s’établir entre le public et l’œuvre » (Projet Pierrick Sorin. Dossier de presse SMTC – smatM, 2001). Ces dispositifs relationnels permettent à chacun – participant ou non – de s’approprier cette infrastructure impersonnelle qu’est une station de métro mettant en perspective le rôle social de tous.
Dans cet espace public de mobilité, le medium numérique est utilisé dans sa dimension transversale, participative, créatrice voire humaniste et non comme outil d’uniformisation et de sidération, voire de disparition comme s’en inquiète Virilio. À l’inverse de déréaliser la vie, ces installations sont une occasion pour le voyageur de la poétiser. Car ces dispositifs numériquement clos sont paradoxalement des œuvres ouvertes qui se construisent pour et par l’usager grâce à des postures anticipatoires (Duguet, 2002 :18) comme nous l’avons constaté. Dès lors, il ne s’agit plus seulement de séduire dans l’instant le spectateur/voyageur mais de l’engager dans une histoire collective.
Le numérique est une conception du monde énoncent Couchot et Hillaire (2003 :10), effectivement comme nous l’avons vu, ce medium oblige à repenser l’art dans son rapport à la science et à la technique mais aussi bouleverse les rapports entre l’auteur, l’œuvre et le spectateur. De plus, les mécanismes même de circulation de l’art sont réinterrogés et par là leur mode de contribution à la culture. Ainsi le métro, espace commun par excellence, liant des quartiers de tous bords est un espace partagé dont le pari, à travers ce choix d’œuvres est d’opérer une réparation par la culture du tissu social. Les deux dispositifs proposés potentialisent une esthétique de la réception (Chardel, 2023), certains usagers s’emparent des technologies pour exprimer leur individualité, la donner en partage et sans doute partager des valeurs du commun (Davallon, 1999) principe même du musée.