Pierre Dardot, La mémoire du futur. Chili 2019-2022

Référence(s) :

Pierre Dardot, La mémoire du futur. Chili 2019-2022, Lux Editeurs : Montréal, 2023, 293 p., ISBN : 978-2-89833-069-8

Texte

Le soulèvement populaire qui, entre 2019 et 2022, a radicalement remis en jeu la normalité de l’ordre socio-politique chilien hérité de la dictature nous semble proche et lointain à la fois, comme tous les événements, marqués par des bornes temporelles tranchantes, qui ont porté, un moment, la possibilité d’interrompre la marche catastrophique de l’histoire. Proche, car le geste collectif d’interruption et de sortie du néolibéralisme esquissé par le mouvement chilien reste radicalement actuel. Lointain cependant, car la brèche ouverte le 18 octobre 2019 s’est brutalement refermée avec le rejet du projet de nouvelle constitution élaborée par la Convention constituante le 22 septembre 2002, et la congélation de la démocratie « contre-majoritaire » façonnée pour protéger les intérêts des élites économiques. Lointain aussi, mais dans un sens géopolitique, pour nous, observateurs du Nord, qui nous trouvons contraints d’admettre que les recompositions démocratiques les plus radicalement novatrices – celles qui réouvrent l’horizon du possible – ne jaillissent plus des imaginaires taris du Centre, mais du Sud global, là-même où fut au demeurant mis au point l’ordre néolibéral du monde. C’est à cette séquence historique qu’est consacré le livre La mémoire du futur. Chili 2019-2022, écrit par le philosophe Pierre Dardot, auteur bien connu pour ses analyses du pouvoir néolibéral et des alternatives politiques au néolibéralisme développées dans quelques ouvrages cardinaux co-écrits avec le sociologue Christian Laval1.

L’ouvrage commence par une longue introduction (p.9-27), intitulée « une révolution contre le néolibéralisme », dans laquelle Pierre Dardot revient sur les événements du 18 octobre 2019, puis sur les déterminants historiques, sociaux et symboliques du surgissement de ce qui pouvait tenir, depuis la perspective des tenants de l’ordre concertiste, de l’inimaginable. « [A]u plus loin de la supposition d’une permanence insensible aux variations de l’histoire »2, souligne l’auteur, le « tourbillon de l’octobre chilien » se nourrit d’une longue tradition historique de révoltes populaires et de la mémoire traumatique de leur impitoyable répression par le pouvoir. Le mouvement affronte, des premiers actes de désobéissances civiles jusqu’aux dernières manifestations massives, ce qui garantit la continuité de l’ordre national chilien : l’horreur de la brutalité des carabineros. Plus de 34 personnes sont mortes, près de 460 ont perdu la vue, 2 500 autres ont été emprisonnées et des dizaines d’entre elles sont toujours en prison. Pourtant, loin de paralyser l’action collective, la campagne de « pacification » orchestrée par le gouvernement de Piñera, en donnant à voir et à comprendre le principe fondateur de la guerre comme socle de l’ordre dominant3, a fini par susciter la possibilité même de sa remise en cause radicale. Le terme de « révolution », que retient Pierre Dardot, fait débat. Doit-on, en effet réserver le terme de révolution, comme l’affirment d’aucuns, aux révolutions réussies ? Ou bien faut-il accorder ce qualificatif aux mobilisations de grandes échelles et d’inspirations radicales ? En s’appuyant sur la réflexion de Castoriadis, l’auteur plaide pour une définition élargie de la notion de révolution, entendue comme « mouvement de ré-institution de la société ». L’usage de cette acception nous paraît d’autant plus justifié que la question du succès ou de l’insuccès d’un mouvement révolutionnaire est rarement immédiatement discernable et trop souvent mesurée au prisme de la consolidation de l’état central. Certaines victoires, qui ont rendu possible un processus de transformation sociale, ne naissent-elles pas souvent d’une apparente défaite ? A l’inverse, certaines révolutions victorieuses, n’ont-elles pas fini par saper leurs propres fondements ? Il peut être utile de comprendre la révolution comme un adjectif : si l’on considère l’étendu de la mobilisation, la radicalité de ses objectifs et le fait qu’elle soit parvenue à édifier – au moins temporairement – des formes de contre-pouvoir dans et hors de l’état, le mouvement chilien constitue indéniablement un processus révolutionnaire. Si les arguments de Pierre Dardot nous semblent ici tout à fait convaincants, la condamnation sans nuance de l’ensemble des expériences progressistes latinoaméricaines – pourtant très diverses - des deux dernières décennies, évaluées au prisme d’une vision enchantée du processus chilien, l’est beaucoup moins. Car si, comme nous y invite l’auteur, la question stratégique doit être pensée à nouveaux frais, on ne voit pas pourquoi le critère de l’effectivité et de la pérennité des projets de transformations des institutions ou des structures sociales et politiques devraient être écarté de l’analyse « lucide » de l’expérience chilienne. Comme le remarque très justement Franck Poupeau, « plutôt que de reprocher aux « gouvernements progressistes » de mener des politiques socio-démocrates ou néolibérales dissimulées, il semble préférable de considérer dans quel cadre, institutionnel ou non, les mouvements sociaux peuvent faire pression sur des États préoccupés par des résultats immédiats en matière de réduction de la pauvreté et dans quelle mesure la poursuite du « modèle productiviste » peut intégrer des alternatives politiques concrètes »4.

Le premier chapitre (p.29-68) s’applique à reconstruire la trajectoire de la démocratie chilienne après la fin – négociée et pactée - du régime terroriste de Pinochet. Puisant à de nombreuses sources (Manuel Antonio Garretón, Edgardo Boeninger, etc.), Pierre Dardot analyse finement le dispositif de gouvernementalité agencé par le pouvoir militaire et la Concertación au lendemain du plébiscite du 5 octobre 19885. Fondé sur un « transfert ordonné » du pouvoir largement contrôlé par les militaires, la mal nommée « transition » chilienne fut avant tout une opération de « transformisme », selon la formule du sociologue Tomás Moulian6, visant à consolider, sous les atours de la démocratie libérale, les grands acquis de la contre-révolution capitaliste des années 1970-80 et à préserver les structures profondes de l’État forgées par la dictature. Cette opération fut rendue possible par une homogénéisation fictive des deux grands blocs politiques, désormais unanimement soucieux de mener une politique consensuelle. Comme le rappelle justement l’auteur, la mobilisation du mot d’ordre de « consensus » fut cruciale dans la légitimation théorique et pratique de la démocratie « concertiste », fondée sur l’interdiction de « la délibération collective sur les valeurs et les fins communes, au profit d’un arrangement technique entre experts »7, seul capable d’exorciser les « démons du passé » au sein d’un pays « polarisé ». La substitution de la démocratie délibérative par l’administration n’a pas été sans conséquence sur les citoyens, tenus à l’écart de l’espace public et transformés en « citoyens de basse intensité »8. Si ces éléments d’analyses, très précisément exposés par l’auteur, sont connus des spécialistes de l’Amérique latine contemporaine, l’absence de toute référence aux travaux, précurseurs et fondamentaux, du sociologue Tomás Moulian sur l’avènement au Chili d’une démocratie des experts et d’une « société néolibérale » ne laissera toutefois pas de les surprendre ; omission d’autant plus regrettable que la perspective marxiste mais non économiciste de Moulian sur la construction de la condition néolibérale résonne fortement avec celle développée par l’auteur dans La nouvelle raison du monde.

Dans le deuxième chapitre (p. 69-152), Pierre Dardot dresse une cartographie des principaux affluents qui ont alimenté « le réveil chilien » : le mouvement des mapuches, le mouvement féministe et le mouvement étudiant. Or, comme le montre l’auteur, ces mouvements, nourris des multiples mobilisations qui ont ponctué la dernière décennie, ont inventé de nouvelles formes de subjectivation politique, en rupture avec les formes politiques « traditionnelles » de la contestation fondées sur la représentation et l’impératif de la prise de pouvoir. La nouveauté ne tient pas tant à l’identité des acteurs mobilisés qu’à la manière dont ils ont su articuler, en construisant un cadre commun d’interprétation de la réalité sociale, revendications sociales spécifiques et visée stratégique. Ce que ces mouvements parviennent à dégager, en partant de leurs propres expériences, c’est en effet une compréhension transversale de la concaténation historique des formes de domination et d’exclusion sur lesquels s’est bâti l’état chilien. Il convient de souligner que l’opération de « transversalisation » qu’analyse Pierre Dardot n’est pas une simple reformulation des « chaînes d’équivalence » théorisées par Ernesto Laclau dans La raison populiste 9: si elle permet bien de nommer un ennemi commun – le néolibéralisme de la transition -, elle implique une reprise et une reformulation créative (et non pas une « traduction ») par chacun des acteurs collectifs des demandes et des imaginaires émancipateurs portés par les autres composantes du mouvement.

C’est dans les trois derniers chapitres de l’ouvrage, entièrement consacrés à l’analyse du processus constituant, que l’empreinte disciplinaire du spécialiste de philosophie politique est la plus visible. Pierre Dardot y analyse avec une grande acuité les luttes qui ont accompagné l’émergence et le déroulement de la Convention constitutionnelle, depuis le plébiscite d’entrée du 25 octobre 2020 jusqu’au referendum du 4 septembre 2022. Souvent décrite comme une « cage de fer » délimitant strictement l’espace du possible, la « Loi fondamentale » promulguée par la dictature en 1980 – et toujours en vigueur 44 ans plus tard -, a constitué la pièce centrale de la stratégie de naturalisation des principes du néolibéralisme. On comprend dès lors que l’ambition de refondation exprimée par les manifestants dès les premiers jours du soulèvement, ne relève en rien d’un quelconque « fétichisme constitutionnel ». Elle résulte plutôt d’une compréhension intime de la fonction stratégique du droit positif dans la transformation de la réalité sociale. Car si le droit a permis, au Chili et ailleurs, d’assurer efficacement la mainmise du capital sur la vie sociale, sa reformulation, dès lors qu’elle s’enracine dans la volonté populaire, peut aussi permettre d’en conjurer les formes les plus violentes et de limiter le renforcement des système anonymes d’oppression qui lui sont inhérents : le patriarcat, le colonialisme et l’extractivisme. C’est l’une des grandes forces de ce livre que de rendre intelligible les luttes sémantiques sur la définition de la constituante chargée de rédiger la nouvelle constitution. L’acharnement de la droite chilienne et de ses intellectuels organiques à circonscrire, en amont, les pouvoirs constituants de la Convention puis à saboter son déroulement, rend manifeste la centralité de l’enjeu contenu dans la question du droit. Que les nouveaux droits inaugurés par la constitution permettent à la puissance publique de limiter l’appropriation illimitée de la richesse sociale par le capital – toujours décrits comme une restriction de liberté-, voilà ce qui fait scandale. Or, comme nous le montre Pierre Dardot, l’exhumation du trésor perdu des lois dans leur dimension populaire n’est possible que si elle s’inscrit dans un processus qui déborde les formes instituées de la participation citoyenne. L’analyse très précise du fonctionnement interne de la Convention ainsi que ses rapports avec les citoyens, permet à l’auteur de souligner l’originalité du processus constituant chilien. En refusant de subordonner les moyens aux finalités, en assumant son hétéronomie constitutive et en rompant avec le verticalisme étatique, la Convention a réinventé « en acte » les structures de représentation symbolique du pouvoir. A rebours de toute la tradition juridique occidentale (Emmanuel-Joseph Sieyès, Raymond Carré de Malberg ou Karl Schmitt) elle s’est imaginée, malgré toutes les difficultés de mise en œuvre qu’impliquait cette ambition, comme participative et « non-souveraine ».

Dans une belle réflexion sur les vertus de l’imagination politique – lorsqu’elle s’inscrit dans une pratique démocratique de la délibération collective - le livre de Pierre Dardot vient nous rappeler que si les révolutions se nourrissent des images du passé pour les arracher « au conformisme qui est sur le point de [les] subjuguer »10, elles doivent avoir pour boussole l’image que nous nous construisons des femmes et des hommes de demain.

Notes

1 Parmi d’autres : Pierre Dardot, Christian Laval, La nouvelle raison du monde, La découverte, Paris, 2009 ; Pierre Dardot, Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, 2014 ; Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, La Découverte, Paris, 2016. Retour au texte

2 Pierre Dardot, La mémoire du futur, Chili 2019-2002, Lux Éditeurs, Montréal, 2023, p. 23 Retour au texte

3 Le dimanche 20 octobre 2019, le président Sebastián Piñera justifie l’instauration de l’état d’urgence et la suspension de l’état de droit en resuscitant la figure, chère aux dictatures du Cône Sud, de l’ennemi intérieur : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite ». Retour au texte

4 Franck Poupeau, Altiplano. Fragments d’une révolution (Bolivie, 1999-2019), Raisons d’agir, Paris, 2021, p. 609. Retour au texte

5 Par lequel le peuple chilien rejetait la perpétuation à la présidence pour un mandat supplémentaire avant le transfert du pouvoir aux civils. Retour au texte

6 Tomás Moulian, Chile actual. Anatomía de un mito, Lom ediciones, Santiago, 1997. Retour au texte

7 Pierre Dardot, op. cit., p. 51. Retour au texte

8 Guillermo O’Donnell, Democracia, agencia y estado. Teoría con intención comparativa, Prometeo, Buenos Aires, 2010. Retour au texte

9 Ernesto Laclau, La razón populista, Fondo de Cultura Económica, México, 2005. Retour au texte

10 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres III, Gallimard, Paris, 2000, p. 429. Retour au texte

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Référence électronique

Philippe Colin, « Pierre Dardot, La mémoire du futur. Chili 2019-2022 », Textes et contextes [En ligne], 19-2 | 2024, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.ube.fr/textesetcontextes/index.php?id=5125

Auteur

Philippe Colin

Maître de conférences en civilisation de l’Amérique Latine, Université de Limoges, EHIC– UR 13334 Espaces Humains et interactions Culturelles

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