« The world begins at a kitchen table » : circulations domestiques et transmissions politiques dans la poésie autochtone contemporaine aux États-Unis

  • ‘The world begins at a kitchen table’: Domestic Circulations and Political Transmissions in Contemporary Indigenous US Poetry

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Mots-clés

poésie autochtone, États-Unis, domesticité, politique, cultures matérielles, nation

Keywords

indigenous poetry, United States, domesticity, politics, material cultures, nation

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Text

Cet article s’intéresse aux relations entre langage et culture matérielle, afin d’interroger les définitions contradictoires du domestique dans la poésie contemporaine autochtone aux États-Unis. Tandis qu’au xixe siècle, l’idéologie de la « domesticité manifeste » (Amy Kaplan) signe l’alliance entre, d’une part, un expansionnisme états-unien qui cherche à convertir les territoires tribaux en espace intérieur, et d’autre part, un repli vers la sphère privée devenue lieu d’assertion identitaire, les nations autochtones voient leurs systèmes familiaux, sociaux et culturels tout d’abord attaqués par la conquête physique, puis par les politiques de « domestication » plus insidieuses liées à l’assimilation culturelle. À l’heure où les combats pour la souveraineté territoriale, les réparations sociales et culturelles ou la justice environnementale relancent plus que jamais le paradoxe d’une citoyenneté double, voire d’une « domesticité étrangère » (Beth Paitote, Nez-Percé), nombreux sont les textes contemporains à réinvestir cette histoire coloniale au prisme du domestique. L’étude rapprochée de trois œuvres de Layli Long Soldier (Oglala Lakota), Luci Tapahonso (Diné) et Joy Harjo (Muskogee), révèlera les liens qu’elles établissent entre dimensions matérielle et textuelle, et les articulations qu’elles permettent entre maison et nation(s). Objet autant que métonymie, la table de cuisine offre un motif privilégié pour comprendre ces stratégies. D’un lieu marqué par l’imposition coloniale et les symboles forcés qui fondent les « rites d’assentiment » du pays (Bercovitch), la table redevient dans ces textes un lieu de circulations intra-/intertribales, faisant de la poésie le lieu de nouvelles transmissions politiques.

: poésie autochtone, États-Unis, domesticité, politique, cultures matérielles, nation

This article focuses on the relationships between languages and material cultures, to investigate the contradictory definitions of the domestic in contemporary Indigenous poetry in the United States. In the 19th century, the ideology of “manifest domesticity” (Amy Kaplan) signed the alliance between, on the one hand, US expansionism and its attempt to convert tribal territories into interior space, and on the other, an assertion of identity through the withdrawal to the private sphere. Simultaneously, Indigenous familial, social and cultural systems were attacked by violent conquest, before being threatened by the more insidious “domesticating” policies of assimilation. Today, as the fights for territorial sovereignty, social and cultural reparation, or environmental justice rekindle the paradoxes of dual citizenship, if not “foreign domesticity” (Beth Paitote, Nez-Percé), many contemporary texts reinvest this colonial history through the prism of the domestic. Close readings of three works by Layli Long Soldier (Oglala Lakota), Luci Tapahonso (Diné), and Joy Harjo (Muskogee) establish links between material and textual dimensions, and new articulations between the home and the nation(s). Working both as an object and a metonymy, the kitchen table provides a central motif to understand these strategies. Rather than a place marked by colonial imposition and the symbols which have founded the country’s “rites of assent” (Bercovitch), the table becomes the site of intra-/intertribal circulations, thus opening a space for new political transmissions.

: indigenous poetry, United States, domesticity, politics, material cultures, nation

1. Introduction : la table de cuisine entre culture et politique

Her brown skin glistens as the sun
pours through the kitchen window
like gold leche.1 (Pompa 2008 : 40)

La scène paraît familière. Dans un présent baigné de lumière, des mains pétrissent une pâte à la table de cuisine, suffisant à elles seules à faire surgir le cercle réconfortant de la sphère domestique. Au filtre des paratextes toutefois, l’éclairage s’infléchit quelque peu, justifiant notamment la mise en lumière de la peau brune qui initie le premier vers. Si dans « The Abuelita Poem », dont nous lisons ici l’ouverture, la grand-mère que décrit Paul Martínez Pompa ressemble à beaucoup d’autres, elle est aussi explicitement désignée à travers une couleur, une langue, et une culture culinaire spécifiques, « skin and corn », titre de la première partie, unissant le maïs au corps qui le prépare sous une même identité latina, à l’image de l’ « abuelita », associée à la teinte caramel de la contemplation gourmande (« like gold leche ») (2008 : 40). Il devient difficile dès lors de savoir si chaque lecteur·rice doit reconnaître ici l’espace partagé d’un foyer, ou la représentation culturellement codée d’une domesticité « ethnique » :

After grinding
the nixtamal, a word so beautifully ethnic
it must not only be italicized but underlined
to let you, the reader, know you’ve encountered
something beautifully ethnic, she kneads
with the hands of centuries-old ancestor
spirits who magically yet realistically possess her
until the masa is smooth as a lowrider’s
chrome bumper. And I know she must do this
with care because it says so on a website
that explains how to make homemade corn tortillas.2 (Pompa 2008 : 40)

Si le poème feint de célébrer l’authenticité de la scène de cuisine, l’ironie a tôt fait d’en révéler la dimension fantasmée. La patience de la préparation n’a d’égale que la tradition millénaire dont elle est héritée, mais doit moins, semble-t-il, aux « esprits d’ancêtres pluricentenaires » qu’aux conseils avisés d’ « un site internet ». Les plaisirs de la dégustation s’anticipent déjà dans les mots « magnifiquement ethniques » que la voix poétique prend soin d’italiciser, voire de souligner, avant que l’image mécanique du « lowrider » (argot urbain lui aussi tenu à distance) ne s’immisce dans l’harmonieux mélange entre « nixtamal », « masa » et « tortillas », comme entre nahuatl et espagnol. En élevant « ce pain paysan » (« peasant bread ») au rang d’ « art comestible » (« edible art »), le texte détaille donc autant les étapes d’une préparation culinaire que celles d’une recette littéraire, élaborant un poème prêt à consommer par un lectorat friand d’exotisme. Il faudra toute l’ironie d’une « excuse » (« apology »), titre de la seconde partie, pour parachever la parodie domestique. À la lumière plus crue de souvenirs réels, l’ « abuelita » réapparaît sous le nom américanisé (et italicisé à son tour) de « grandma » et se montre aussi prompte à réchauffer des tortillas industrielles qu’à passer commande chez Pizza Hut, tout cela bien sûr, nous assure la voix poétique, en pétrissant les touches du téléphone à la manière ancestrale (2008 : 41).

Dans son interprétation la plus pessimiste, ce texte d’un auteur latino-américain élevé à Chicago pourrait évoquer la déploration douce-amère des traditions perdues et d’une domesticité livrée aux standards de la modernité. Plus probablement, la parodie vise à dissiper le fantasme ethnique au profit d’un tableau plus résilient de l’assimilation urbaine. Dans l’un comme l’autre cas cependant, la cuisine apparaît typiquement comme lieu privilégié du mélange, qu’il soit celui de mets, des langues ou des cultures, gommant subrepticement les liens et les fractures plus politiques entre autochtonie, colonialité espagnole ou états-unienne, et expérience migratoire. Quoique l’ironie du poème rende ambivalent l’usage du motif, Sarah Dowling y décèle la critique d’une conception néolibérale du multiculturalisme nord-américain et du « monolinguisme de peuplement » (« settler monolingualism ») qui le sous-tend : « Le monoculturalisme de peuplement est une composante essentielle du multiculturalisme néolibéral tel qu’il existe au Canada et aux États-Unis. […] [Il] subordonne les autres langues, en les rendant mineures, particulières, étrangères, traditionnelles ou culturelles » (Dowling 2018 : 4)3. En conduisant toutefois à ressusciter ironiquement « l’esprit de la Mésoamérique », les liens entre anglais, espagnol et nahuatl que tisse, voire lisse le poème, nous invitent à questionner les recouvrements historiques que cache leur apparente assimilation. Poussant plus loin la critique de Sarah Dowling, Monika Siebert dénonce ainsi la réduction même de l’autochtonie à une culture assimilable à celles d’autres minorités, y voyant le symptôme d’une « mésestimation multiculturelle » (« cultural misrecognition »), soit d’une dépolitisation des Premières Nations et des enjeux de souveraineté qui leur sont propres :

Telle que je la définis, la mésestimation multiculturelle consiste à substituer des significations culturelles à des significations politiques de l’autochtonie – c’est-à-dire à remplacer le concept de nations par celui de cultures autochtones dans le discours populaire, et souvent aussi académique. En transformant les peuples autochtones en Amérindiens, la mésestimation multiculturelle les rend équivalents à d’autres minorités ethniques pour soutenir le mythe de l’Amérique comme refuge des émigrants du monde. Il absorbe les diverses et nombreuses nations colonisées au sein des politiques américaines – du Canada et des États-Unis – comme s’il s’agissait d’un autre groupe démographique à qui l’on aurait accordé la citoyenneté, soit le droit à l’appartenance nationale malgré leur différence culturelle, plutôt que la récompense de leur assimilation culturelle. (Siebert 2015 : 3-4)

Ainsi ne s’agit-il pas seulement de questionner les contradictions idéologiques d’un certain multiculturalisme, mais de refuser l’application même du seul paradigme culturel aux productions autochtones. En se mettant en scène en « Indiens qui jouent aux Indiens », un certain nombre d’artistes contemporains proposent ainsi, selon Monika Siebert, une stratégie plus subversive que la parodie assimilationniste, en ce qu’elle exploite la popularité des représentations autochtones pour déjouer d’un même geste les stéréotypes raciaux et leur incorporation dépolitisée par la culture dominante. De la « dialectique de la reconnaissance » (Siebert 2015 : 17) caractéristique du National Museum of the American Indian à la réception internationale des productions inuites Isuma, les exemples que convoque l’autrice renvoient plus explicitement à l’arène publique, mais sa critique permet tout autant d’examiner l’espace domestique, qui reste au cœur des « rites d’assentiment » hérités de l’histoire coloniale (Bercovitch 1993). Quand Paul Martínez Pompa surjoue volontairement l’ethnicité mêlée de la maison, d’autres poètes réinvestissent ainsi pleinement les tensions et potentialités politiques que recèle le foyer autochtone, comme le montreront les textes de Layli Long Soldier (Oglala Lakota), Luci Tapahonso (Diné) et Joy Harjo (Muskogee), ainsi que la perspective anthologique qui justifiera leur rapprochement dans cet article. Le point de vue européen qui sera le mien ne rejouera pas tant les projections d’une ethnicité fantasmée, qu’il ne confirmera la capacité des textes à faire porter un discours au-delà du périmètre domestique, en s’adressant à la fois – quoique de façon différenciée – à des publics autochtones, états-uniens, et étrangers. En repartant de la table de cuisine, compris comme espace physique, motif littéraire et lieu de circulations matérielles et textuelles, ce parcours s’attachera aux façons dont la domesticité autochtone travaille à la fois dans et contre le périmètre assigné par l’état colonial, en convertissant les cultures qui s’y négocient en outils de transmission politique.

2. (Dé)construire « l’Intérieur »

« A fight for water, for land, begins at home, at the kitchen table, in the bath before bed, while your mother recites a story from her childhood. Our family traditions, to watch out for land, water, animals. To pray to and for them, so they will always be there4 » (Haaland 2021: 10’02’’-10’28’’). Le pouvoir politique attribué au foyer ne fait ici guère de doute. Lues par Joy Harjo (Muskogee), 23ème Poet Laureate des États-Unis, lors d’une rencontre organisée en 2021 par la bibliothécaire du Congrès Carla Hayden, ces lignes inaugurent le poème « For Water », composé par Deb Haaland (Laguna Pueblo), alors récemment nommée Secrétaire de l’Intérieur au sein de l’administration Biden. Si les discussions et lectures croisées entre les deux femmes éclairent une amitié littéraire longue de plusieurs décennies, le texte esquisse tout autant les lignes du programme de Haaland, où lutte contre l’habitat précaire, protection des familles, défense de la souveraineté alimentaire ou encore combats environnementaux s’inscrivent dans un même continuum entre sphères domestique et politique. En 2018, un reportage de la chaîne History mettait déjà en avant la même convergence, afin de célébrer l’élection historique de la candidate démocrate à la Chambre des Représentants, qui faisait d’elle l’une des deux premières femmes autochtones à siéger au Congrès5. Aux images de campagne et de succès électoraux, succédait ainsi une scène de repas à Albuquerque, montrant des femmes de toutes générations, réunies aux côtés de Deb Haaland, pour partager à la même table des plats locaux autant que leurs récits de « survivance » autochtone (History 2018 : 0’36’’-1’28’’ ; Vizenor 2008).

L’effet politique de l’image tient surtout à son pouvoir d’évocation trouble, capable de faire surgir, sous le symbole de la résistance matrilinéale des Pueblos, les visions colonialistes contre lesquelles elle se construit. De ces dernières, Tommy Orange (Cheyenne / Arapaho) rappelle la violence des origines dans le prologue à son roman There There :

In 1621, colonists invited Massasoit, the chief of the Wampanoags, to a feast after a recent land deal. Massasoit came with ninety of his men. That meal is why we still eat a meal together in November. Celebrate it as a nation. But that one wasn’t a thanksgiving meal. It was a land-deal meal. Two years later there was another, similar meal meant to symbolize eternal friendship. Two hundred Indians dropped dead that night from an unknown poison. […] In 1637, anywhere from four to seven hundred Pequots gathered for their annual Green Corn Dance. Colonists surrounded their village, set it on fire, and shot any Pequot who tried to escape. The next day the Massachusetts Bay Colony had a feast in celebration, and the governor declared it a day of thanksgiving. Thanksgivings like these happened everywhere, whenever there were what we have to call « successful massacres ».6 (Orange 2019 : 4-5)

À l’instar du texte d’Orange, qui circule entre la litanie des massacres masqués par des repas rituels, et la vision à peine subliminale de la « tête indienne », « cible » de réglage longtemps affichée sur les télévisions américaines aux heures les plus tardives7 (Orange 2019 : 3), le reportage de la chaîne History rappelle combien la maison, et le territoire dont elle est l’une des métonymies privilégiées, renvoie à un double processus de « domestication ». Le ministère dirigé par Deb Haaland en porte lui-même la marque, puisqu’il héberge encore aujourd’hui le Bureau of Indian Affairs, créé en 1829 au sein du Department of War, avant de passer sous la tutelle du nouveau Département of the Interior en 1849, entérinant la conversion d’un territoire colonisé en un espace domestique. Un demi-siècle plus tard, peu avant que Frederick Jackson Turner n’annonce la fin de la Frontière lors de la Columbian Exposition de Chicago (1893), le massacre de Wounded Knee (1890) offrait une conclusion tragique aux guerres dites « indiennes ». Au terme de siècles d’expansionnisme territorial, marqués par la violation des traités, les conflits armés et les déplacements forcés, le territoire n’était plus seulement décrit comme wilderness à dompter à chaque nouvelle avancée de la Frontière, mais comme espace américain, dont la doctrine de la Destinée manifeste permettait de naturaliser la conquête en occultant ses fondations génocidaires.

À l’heure où des millions d’hectares étaient ainsi engloutis par « l’Intérieur », ne laissant que la portion congrue des réserves aux Premières Nations, la politique assimilationniste entamait la longue destruction des systèmes d’habitat, de subsistance, d’organisation familiale, sociale et politique des communautés autochtones. En 1879 s’ouvrait ainsi la Carlisle Indian School, sous la houlette de l’officier Richard Henry Pratt, auteur de la funeste formule « kill the Indian in him, and save the man » (Pratt 1892 : 45). L’école deviendrait le fer de lance des pensionnats « indiens » où, pendant des décennies, seraient envoyé·e·s de force les enfants et adolescent·e·s autochtones afin d’être converti·e·s au mode de vie américain, et à ses modèles de domesticité genrée. Une décennie plus tard, le General Allotment Act ordonnait la division des terres jusqu’alors tenues comme bien commun par de nombreuses tribus autochtones, afin de les redistribuer sous forme de propriétés individuelles, et ainsi imposer de nouvelles économies domestique et tribale – quand les parcelles n’étaient pas tout bonnement perdues aux arrivant·e·s euro-américain·e·s. Ces politiques gouvernementales, étaient bien souvent encouragées ou relayées par associations à visée humanitaire, rassemblées sous le nom de Friends of the Indians, parmi lesquelles la Women’s National Indian Association défendait tout à la fois le respect des traités et la politique assimilationniste censée « remédier » à des pratiques domestiques autochtones considérées comme aberrantes, qu’il s’agisse de mariage, de parenté, ou de rôles genrés (Piatote 2013 : 2).

Conquête et domestication n’étaient ainsi nullement antithétiques, ni même tout à fait distinctes d’un point de vue chronologique, comme le montrent les travaux sur le culte de la domesticité blanche, tel qu’il prit notamment forme dans des publications, allant des romans aux manuels ou traités (Piatote 2013 : 3-4). Au mieux, la production d’écrits servait à cacher la réalité de ces processus, en célébrant les valeurs qui leur étaient attachées et en ignorant ou minimisant leur violence (Wexler 2000 : 201). Dans les manifestations plus explicites qu’étudie Amy Kaplan, la domesticité signait l’alliance de deux sphères traditionnellement conçues comme distinctes – l’espace public construit comme masculin et le domaine privé, traditionnellement dévolu aux femmes. Selon Kaplan, le second venait activement relayer le premier par un double mouvement : d’une part, celui d’une contraction vers l’intérieur de l’espace domestique de la maison comme du pays, visant à protéger celui-ci des éléments considérés comme étrangers – populations autochtones, immigrantes ou esclavisées, ainsi que leurs descendant·e·s – ; d’autre part, celui d’une expansion territoriale à partir d’un foyer anglo-américain, chrétien, « civilisé » qui entendait non seulement conquérir mais aussi éclairer le continent. La Destinée manifeste trouvait ainsi son pendant nécessaire dans l’idéologie non moins pernicieuse d’une « Domesticité manifeste » (Kaplan 1998 : 581-584).

Pour la chercheuse Beth Piatote (Nez Percé), qui retrace une généalogie littéraire alternative à travers les œuvres de D’Arcy McNickle, Pauline E. Johnson ou encore Mourning Dove, au tournant des xixe et xxe siècles, les populations autochtones occupaient un statut bien particulier dans ce discours. Elles étaient ainsi décrites comme racialement et culturellement étrangères, au point de se voir réduites au statut de « sauvages » qu’il s’agissait de domestiquer ou d’éradiquer. En même temps, elles devenaient progressivement des « sujets domestiques », « membres de nations dépendantes » et objets d’un paternalisme qu’anticipait déjà le jugement de la Nation Cherokee contre l’État de Géorgie (1831) : « Leur relation aux États-Unis ressemble à celle d’une pupille à son tuteur. Ils se tournent vers notre gouvernement pour assurer leur protection ; se reposent sur sa bonté et son pouvoir ; en appellent à lui pour soulager leurs besoins ; et s’adressent au président comme à leur grand père » (Piatote 2013 : 5).

Des politiques fluctuantes viendraient en partie infléchir ce statut au xxe siècle, sans pour autant en renverser les termes. De l’Indian Citizenship Act (1924), qui donnait pour la première fois le droit de vote aux populations autochtones, au Tribal Self-Governance Act (1994), qui élargissait le périmètre des gouvernances tribales, diverses mesures redessineraient progressivement les périmètres enchâssés de l’appartenance citoyenne, tout en laissant ouvertes les questions liées aux définitions de l’identité – cristallisées, par exemple, par les débats sur le blood quantum8 –, ou les contestations territoriales, ranimées notamment par les manifestations de Standing Rock contre le Dakota Access Pipeline (#NoDAPL 2016-2017). De la même façon, avant que l’American Indian Freedom of Religion Act et l’Indian Child Welfare Act (1978) ne mettent un terme officiel à la violence des pensionnats, les mesures complémentaires du Termination Act et de la Relocation Policy avaient marqué un nouvel assaut de l’idéologie assimilationniste, en précipitant l’exode de milliers de personnes des réserves rurales vers les grands centres urbains. Si un tel mouvement a paradoxalement permis d’inventer des espaces domestiques plus fluides et hybrides par l’alliance intime et politique entre nations, il n’a guère résolu le lourd tribut humain des politiques coloniales. Entre pauvreté endémique et trauma intergénérationnel, les effets de ces politiques se manifestent encore avec une acuité accrue au sein de la maison, où se concentrent les problèmes d’habitat précaire et surpeuplé, de déstructuration des familles, ou encore de santé, liés à l’alimentation. Ainsi, territoire politique et espace métonymique du foyer demeurent plus que jamais au cœur d’une « domesticité étrangère » (« foreign domesticity »), où des conceptions distinctes de l’appartenance à la nation coloniale ou tribale (« settler-national and tribal-national rule ») s’imbriquent l’une dans l’autre au moins autant qu’elles s’opposent (Piatote 2013 : 10-11).

3. Layli Long Soldier : manifester l’intime

C’est autour d’un tel paradoxe que se construit précisément le recueil Whereas (2017), initialement publié par la poète Oglala Lakota Layli Long Soldier (1972-), au sein de la maison d’édition engagée Graywolf Press. Le titre fait référence à la Resolution of Apology, votée par le Congrès en 2009, par laquelle les États-Unis reconnaissaient « une longue histoire de déprédations et de mauvaises politiques9 », non sans précautions oratoires et légales (111th Congress 2009 : 1). Enserré dans les quelques mille pages du National Defense Authorization Act régissant le budget militaire du pays, le document n’avait non seulement nulle valeur législative, mais il ne ferait l’objet d’aucune communication publique, en dehors de la cérémonie tenue en présence de cinq tribus par le Sénateur Sam Brownback, qui en avait initié la rédaction. Conçu dans le sillage de Whereas We Respond, installation interactive montée en 2012 au Red Cloud Heritage Center sur la réserve de Pine Ridge, dans laquelle les visiteur·se·s étaient invité·e·s à inscrire leurs réactions à la Résolution sur les murs mêmes où elle était projetée, le recueil Whereas répond à l’excuse d’État sur le mode plus personnel d’un lyrisme citoyen, en examinant les interactions complexes entre voix intime et discours public. En faisant suivre une première partie, intitulée « These Being the Concerns », d’une seconde section « Whereas », construite à son tour en trois volets (« Statements », « Resolutions », « Disclaimer »10), le recueil ne semble ainsi emprunter sa structure au document d’État que pour en désarticuler la rhétorique, à l’image du lien qui lui donne son titre : « WHEREAS the word whereas means it being the case that, or considering that, or while on the contrary, is a qualifying or introductory statement, a conjunction, a connector11 » (2017 : 79). Entre union et disjonction, il s’agit donc pour le recueil de mesurer l’écart qui sépare les espaces enchâssés de la « domesticité étrangère », en pointant les contradictions de l’excuse, de sa publication cachée jusqu’à ses effets les plus visibles sur la sphère privée : « I am a citizen of the United States and an enrolled member of the Oglala Sioux Tribe, meaning I am a citizen of the Oglala Lakota Nation – and in this dual citizenship, I must work, I must eat, I must art, I must mother, I must friend, I must listen, I must observe, constantly I must live12 » (2017 : 57).

Comme le suggère ce propos liminaire à la section « Whereas », où les noms devenus verbes restituent une dynamique de la relation autochtone à « constamment entretenir et réimaginer » (Papa 2021 : 156), le domestique fonctionne moins comme un sujet ponctuel qu’il ne s’immisce dans les moindres replis de l’existence, et entre les lignes de nombreux textes. Souvenir d’école religieuse à travers lequel le « je » adulte se souvient d’avoir été forcée, enfant aux long cheveux, à dîner à même le sol, punie pour ses « mauvaises » manières (2017 : 63) ; scène de cuisine où la mère reconnaît, dans le sourire forcé de sa fille blessée, la « dissimulation amère » qu’elle-même a inconsciemment héritée de siècles de discours coloniaux (2017 : 66) ; retour d’un père prodigue qui, au moment d’un repas préparé par sa fille, confiera ses regrets de l’avoir négligée (2017 : 65) ; ces instants domestiques montrent autant de réflexes, de gestes, d’attitudes où l’excuse parvient à prendre chair, contre la logique désincarnée de la Résolution d’État. De lieu d’humiliation coloniale, la cuisine devient foyer d’humilité, où en se livrant à l’examen patient de leurs postures, les corps familiers s’exposent et, sans toujours y paraître, s’opposent aux discours qui entendent les marquer, les informer et les définir. Chaque expression intime se révèle porteuse d’une potentialité politique, que le poème actualise en un contre-discours domestique, par un implacable travail d’analyse et de recomposition des langages corporels, verbaux, et institutionnels.

Le texte poétique ne cherche donc pas tant à intérioriser les rapports entre des domesticités inconciliables qu’à manifester leur confrontation, en rendant sensibles leurs tensions au sein d’une « langue occupée » (Diaz 2017 : 20), à travers les expériences visuelles, typographiques et linguistiques menées à chaque page. La langue étatique révèle ainsi une syntaxe précaire, incapable de « tenir » ensemble les termes que l’excuse entend réconcilier, autour, là encore, d’une table de cuisine. L’analyse grammaticale du connecteur logique citée plus haut cède ainsi la place à la personnification d’un « whereas » devenu sujet grammatical, et hôte d’un repas trop formel pour n’être pas forcé :

Whereas sets the table. The cloth. The saltshakers and plates. Whereas calls me to the table. Whereas precedes and invites. I have come now. I’m seated across from a Whereas smile. Under pressure of formalities, I fidget I shake my legs. I’m not one for these smiles, Whereas I have spent my life in unholding. What do you mean by unholding? Whereas asks and since Whereas rarely asks, I am moved to respond, Whereas, I have learned to exist and exist without your formality, salt-shakers, plates, cloth. Without the slightest conjunctions to connect me. Without an exchange of questions, without the courtesy of answers. It is mine, this unholding, so that with or without the setup, I can see the dish being served. Whereas let us bow our heads in prayer now, just enough to eat ;13 (2017 : 79)

« Dé-tenir » (Long Soldier 2020 : 91), ne pas tenir, retenir, voire se (re)tenir : face à la rhétorique officielle, les bonnes manières ne sauraient être que de façade, quand tout appelle ou rappelle la déliaison, au point d’en désunir la langue elle-même. Les mots lakotas qui ponctuent le texte anglais font ainsi l’objet d’un examen scrupuleux, mimant leur (ré)apprentissage par le « je » poétique, jusqu’à pointer, creuser, si ce n’est créer l’écart au sein du parler familier. Expression de la perte (« – to lose, to suffer loss, to be gone, lost »), « tókȟaȟ’aŋ » échoue à couvrir l’oubli d’un mot plus essentiel encore, signant la défaite de la poète à répondre au visage tuméfié d’un ami (« But I will not find it again, this countersign I failed to seize in our language for crying in a long sustained manner, or sometimes endless. > Gone. » ; 2017 : 34). D’une simple traduction du mot « café », « wakȟályapi » réveille, sous le sens de « chose bouillie » qu’il exprime aussi, des souvenirs mêlés où laver, cuire, désarticuler, défaire participent d’une même vie de subsistance (2017 : 40). « [M]orceau ou partie de toute chose » (« a piece or part of anything »), « haŋké » ouvre à des métonymies enchâssées, qui traduisent le même désir d’appartenir à une domesticité lakota fondée sur la relation (2017 : 64).

Si ces mots, pris isolément, pointent la fragmentation qui menace, leur association dans le recueil tend aussi à reconstituer un espace intime, où convergent les explorations linguistiques. Face à l’invitation formelle du discours étatique s’esquisse la possibilité d’une table authentiquement ouverte, d’un texte dont l’indéfinition fait la condition réelle de tout accueil. Ainsi la poète inuite dg nanouk okpik inspire-t-elle à l’autrice un poème travaillé sans relâche, au risque de l’errance, avant que les lignes ne se recomposent en une scène domestique où fusionnent cuisine et écriture :

[when] you love something let it go if it returns be a good mother
father welcome the poem armed pull out the frying
pan grease it coat it prepare a meal
apron and kitchen sweat labor
[…]
seduce a poem into believing
I can home it I can provide it
white gravy whatever the craving
poem eat and lie down full
poem rest here full don’t
lift a single l
etter.14 (2017 : 34)

Ni repas rituel ni recette ethnique, la préparation n’a plus ici rien de convenu. En lieu et place d’une rhétorique attendue, le poème s’écrit au rythme d’attentes incertaines, de retours transitoires, de plénitudes qui ne sauraient jamais être qu’éphémères, preuve en est cette « l / ettre » qui déjà semble vouloir s’échapper. Comme ce père pardonné d’un seul geste (2017 : 65), l’écriture va et vient sans condition, sans clause de non-responsabilité, sans même qu’une ponctuation n’en cadre le sens, à l’image de ce point-virgule qui dans le texte légal suspend tout engagement ou tout lien (non-binding). L’art politique de la Résolution trouve ici sa réponse dans un art poétique qui tient tout à la fois d’un précis de cuisine maison et d’un témoignage d’amour familial, au sein d’une domesticité poétique qui seule garantit la relance nécessaire du langage.

4. Luci Tapahonso ou les nations concentriques

« When you gather with your family, what is your favorite food to eat or to cook? Mutton remains my favorite food. However, family gatherings are about being together and telling stories. We take delight in seeing the new babies and telling family stories15 » (Belin / et al. 2021 : 88). Au milieu de l’entretien introductif aux poèmes de Luci Tapahonso (Diné), réunis dans une section du Diné Reader: An Anthology of Navajo Poetry, le commentaire peut paraître incongru. Quand bien même les questions qui l’entourent et la réponse de l’autrice le relient plus explicitement à l’écriture, le lectorat non-autochtone auquel se destine en partie l’ouvrage pourrait y reconnaître le signe d’une poésie plus traditionnelle qu’expérimentale, plus culturelle que politique, et en cela fort éloignée de l’œuvre de Layli Long Soldier. Que Luci Tapahonso (1951-), locutrice de langue navajo, ayant appris l’anglais dans des écoles de la réserve où elle réside encore, eût été nommée première Poet Laureate de la Nation diné, six ans avant que Joy Harjo n’occupe ce poste à l’échelle des États-Unis, permet rapidement d’infléchir ce jugement. Réagissant à l’événement, le chercheur en ethnolinguistique Anthony Webster se félicitait ainsi de la signification d’une telle création en soulignant précisément sa portée politique :

Un jour viendra peut-être où un·e poète navajo deviendra Poète Lauréat·e des États-Unis, mais en créant ce titre pour leur propre Nation, les Navajos ont affirmé la valeur et la légitimité des poètes navajos indépendamment des goûts esthétiques et des penchants politiques de la société dominante. (Webster 2016 : vii)

Pour être « modelé » sur les institutions anglo-américaines, le titre de Poète Lauréat·e n’en renverse pas moins les hiérarchies nationales, invalidant non seulement la notion d’une subordination des littératures autochtones à un domaine états-unien mais réaffirmant en outre la notion d’un canon spécifique à la nation diné. Près de quinze ans plus tôt, le critique Craig Womack (Muskogee) formulait déjà un vœu similaire, lorsqu’il appelait à un séparatisme littéraire fondé sur les spécificités tribales : 

Les littératures tribales ne sont pas une branche quelconque qui attendrait d’être greffée au tronc principal. Elles sont l’arbre lui-même, les plus anciennes littératures des Amériques, les plus américaines de toutes les littératures américaines. […] Sans la littérature autochtone, il n’y a pas de canon américain. (Womack 1999 : 6-7)

Malgré une rhétorique moins ouvertement politique, la domesticité à laquelle ramène Luci Tapahonso ne marque donc pas tant le repli vers un modèle culturel, qu’elle ne replace la maison au cœur de l’affirmation tribale. Initialement publié dans le recueil Blue Horses Rush In (1997), « This is How They Were Placed for Us » déploie ainsi la géographie sacrée du territoire Navajo, ou Dinétah, à travers quatre sections dédiées à chacun de ses monts sacrés, ainsi qu’aux attributs qui leur sont associés – points cardinaux, matières précieuses, cycles temporels, valeurs ou caractères moraux. Désignée successivement par son nom diné, sa paraphrase anglaise et son appellation américaine, chaque montagne y est personnifiée sous les traits d’une figure maternelle, dont les invitations, citées dans l’une et/ou l’autre langue, rythment simultanément les journées, les saisons, et les âges de la vie de ses « enfants » – de l’appel de Hayoołkáałgo Sisnaajiní (Blanca Peak), « Nidoohjeeh shá’áłchíní […] / Get up my children », aux paroles du coucher « “Da’olwosh, shá’ałchíní” / [….] / “Go to sleep, my children” », prononcées par Dibé Nitsaa (Hesperus Peak), en passant par l’annonce « “Da’oosá, shá’ałchíní” / […] / “It’s time to eat, my little ones” », lancée par par Tsoo dził (Mount Taylor)16 (Tapahonso 1997 : 39-42). Aux appels des montagnes répondent la structure même du texte et les procédés traditionnels sur lesquels il repose. Entre marqueurs d’oralité, répétitions phoniques, parallélismes et anaphores (« This is how they were placed for us » ouvre par exemple chaque section), le texte se donne à entendre comme histoire de création, chant rituel ou prière, dont chaque récitation consolide à son tour les périmètres concentriques du Dinétah, unissant entre elles les représentations (im)matérielles qu’elles recèlent, les cercles familiaux, claniques, ou tribaux de la communauté, et leur territoire ancestral : « All these were given to us to live by. / These mountains and the land keep us strong. For them, and because of them, we prosper. / […] / This is where our prayers began17 » (1997 : 42).

Tous les poèmes n’ont pas la cohérence spatiale de « This is How They Were Placed for Us ». Quoiqu’elle soit constamment réaffirmée, la géographie domestique demeure sensible aux exils imposés par l’histoire coloniale. Paru dans Sáani Dahataał: The Women Are Singing (1993), « In 1864 » revient sur l’épisode tragique de la Longue Marche, durant laquelle plus de 8 354 Dinés s’étaient vus contraint·e·s de quitter leurs terres, pour se retrouver enfermé·e·s dans le fort de Bosque Redondo, après avoir parcouru quatre cents kilomètres à pied au péril de leur vie. L’emprisonnement mortifère dura quatre ans, et donna lieu à l’une des premières tentatives d’assimilation de masse, de 1864 à 1868. Si la description donnée en épigraphe rend la référence historique explicite, les vers n’en livrent le témoignage qu’au terme de plusieurs récits enchâssés qui, d’un locuteur à l’autre, s’enfoncent progressivement dans les profondeurs du passé. Un trajet en voiture et l’affectation temporaire d’un ouvrier en bâtiment ont ici remplacé la maison. Seules subsistent les figures familiales, dont l’identité flottante et les liens élusifs suggèrent cependant une parenté étendue, reliant « the younger daughter » au collectif « we », le « he » indéfini d’une première histoire à « my aunt », ou le « you » à qui s’adresse cette dernière à « my daughter » sur laquelle s’ouvre l’ultime strophe (1997 : 7-10). Au fil de ces histoires, le transit s’apparente moins à un exil qu’à un retour paradoxal, le passage près du lieu d’internement menant tout à la fois au souvenir des ancêtres et à la réaffirmation d’un « ici » : « My aunt always started the story saying : “You are here / because of what happened to your great-grandmother long ago”18 » (1993 : 8). Quand l’évocation historique rappelle combien de parents furent forcés au départ par la destruction de leurs ressources domestiques (1993 : 8-9), la conclusion du poème finit par faire de la maison le cœur résilient de l’adaptation et de la transmission :

Then I tell her that
it was at Bosque Redondo the people learned to use flour and now
fry bread is considered to be the « traditional » Navajo bread.
It was there that we acquired a deep appreciation for strong coffee.
The women began to make long, tiered calico skirts
and fine velvet shirts for the men […]
it is always something to see – silver flashing in the sun
against dark velvet and black, black hair.19 (1993 : 10)

« Ilįígo Naalyéhé : Goods of Value », poème plus tardif publié dans l’anthologie de Joy Harjo, Living Nations, Living Words (2021), rend a priori plus ambigu ce récit de « survivance » (Vizenor 2008). La table de cuisine est bien là comme centre de la première strophe, mais elle y apparaît d’abord comme vestige d’un temps passé où s’échangeaient histoires et chants traditionnels (« hané »), voire simple souvenir d’enfance, évoqué sur le mode de l’élégie :

Yes, those days are over ;
our childhoods were immersed in ílįígo hané –
Diné stories and songs that were conveyed with delight, reverence,
or sometimes tears.  Hané is always bound with comfort.
When the grown-ups began talking, we paused our loud play and tussling
and squeezed in at the table or settled on the floor nearby.
Our visceral need and appreciation for stories took over
as we absorbed the rhythm, pauses, rises and falls in the adults’ voices.20 (Tapahonso 2021 : 204)

Suite d’une conversation inaudible, le premier vers se place d’emblée dans un temps qui n’est plus : les ancêtres ont disparu et la langue qui les unissait est elle aussi menacée, quand il faut maintenant intégrer l’anglais aux échanges familiers, quand le souvenir traumatique des pensionnats semble avoir recouvert celui du parler familial, et que des parents égarés en ont oublié les histoires, ou n’en perçoivent plus que des échos indistincts (« They are kin who have veered from their íłįigo hané ; / For them, the stories are echoes that can’t be named / like the resonating childhood voices that visit them on the coldest nights21 » ; 2021 : 206 ). De cette mémoire linguistique désormais parcellaire affleure l’inquiétude de perdre jusqu’aux choses que désignent les mots, à l’image des objets de valeur mis en gage par les plus précaires (« They pawned the family’s hard goods, the íłįigo naalyéhé, / the valuables that were carried about as hané22 » ; 2021: 207).

Si certain·e·s chercheur·se·s pointent la perte écologique que recouvre toute disparition linguistique, à l’instar de Daniel Nettle et Suzanne Romaine dans « Lost Words / Lost Worlds », Anthony Webster propose une lecture moins tragique de la poésie navajo. Contre un discours de la disparition, qui tend à cantonner la langue à sa seule fonction référentielle, il rappelle combien sa valeur tient aussi à la charge affective qui accompagne tout acte de communication. Croisements, adaptions, jeux de codes linguistiques, tonalités émotionnelles, ou « grammaires intimes » (« intimate grammars ») par lesquelles un locuteur choisit sciemment des tournures jugées « incorrectes », sont autant de marqueurs d’un plaisir de la langue, d’un sentiment qui déborde les limites de la déploration (Webster 2016 : 28-29)23. Pour peu qu’on prête une attention plus fine à ces usages, le texte de Luci Tapahonso se révèle plus optimiste qu’élégiaque, justifiant son placement dans la section « Departure / West » de Living Nations, Living Words, dédiée aux savoirs passés et futurs. Les inflexions subtiles du navajo des aïeul·e·s trouvent ainsi leur équivalence dans les histoires racontées en anglais, mais dont les enfants ont appris à écouter les accents plus domestiques (« In time they, too, grasped the intent, / the underlying resolve in the pauses, smiles, dips and echoes of saad – / the wisdom of the old words, long prayers, and timeless songs24 » ; 2021 : 204-205). À mesure que le poème égrène les termes diné et les équivalences anglaises, que ce soit dans le corps du texte, en notes ou en commentaire, l’équivalence stricte proposée par le titre s’avère rapidement illusoire, mais ne souligne pas tant une déperdition qu’un passage sans cesse renégocié de l’une à l’autre langue. Selon l’appareil paratextuel, « ilįígo » désigne par exemple autant un objet qu’une idée, quand « naalyéhé », défini comme chose que l’on peut porter, est investi à la fois d’une valeur affective et d’une densité matérielle. Si le mot « saad » recouvre chants, prières et histoires, il est aussi décrit comme ensemble de « propriétés verbales » (« verbal properties »), à l’image des « biens solides » (« hard goods ») et « biens doux » (« soft goods »), dont les qualités concrètes ou abstraites se recoupent sans cesse (2021 : 204-205)25. Si elle est constamment rappelée, leur « valeur » est tout sauf marchande, puisqu’elle se mesure (ou justement échoue à le faire) en termes moraux, affectifs ou spirituels qu’il faut continuellement tenter de redéfinir. Navigant entre les cercles familiaux, tribaux et nationaux définis par la langue, les lecteur·rice·s sont invité·e·s à prendre à la fois place au sein et au seuil d’un espace domestique, convié·e·s pour un temps à manipuler ces objets, sans jamais pouvoir se les approprier comme simples biens culturels.

5. Joy Harjo : la table intertribale

« My house is the red earth ; it could be the center of the world. I’ve heard New York, Paris, or Tokyo called the center of the world, but I say it is magnificently humble. You could drive by and miss it26 » (Harjo / Strom 1989 : 2). Placé en regard d’une photographie de Stephen Strom prise « vers la crique de Chinle », la maison semble à nouveau s’inscrire au cœur du territoire diné, non sans que la description poétique n’en brouille à présent les contours. Entre centre et périphérie, elle se tient comme un repère à la fois stable et étrangement flottant, capable de reconfigurer des mondes entiers et de se fondre simultanément dans son environnement. Cette perspective tient peut-être à la position particulière qu’occupe son autrice, Joy Harjo (1951-). Héritant de la citoyenneté muskogee par son père, mais aussi d’origines cherokees, irlandaises et françaises par sa mère, Joy Harjo grandit à Tulsa, dans l’Oklahoma, dans un foyer marqué par l’histoire récente de l’assimilation urbaine et par celle plus ancienne du Chemin des Larmes, avant de participer durant ses études à l’ébullition intertribale de la « Renaissance amérindienne » (Lincoln 1983). Écrit dix ans après ces premières rencontres artistiques, alors que Joy Harjo enseigne dans l’Arizona, Secrets from the Center of the World, porte le sceau de ces échanges entre Nations autochtones, et tout particulièrement avec les Dinés, dont elle apprendra la langue. Au gré des postes universitaires, des résidences d’artistes et des prix littéraires, bien d’autres voyages suivront, la menant de Los Angeles à Chicago, de Hawaii aux terres ancestrales de son clan, dans le Tennessee, dont elle fait le cœur de son récent recueil, An American Sunrise (2019).

Quand Joy Harjo s’approprie le motif de la maison, c’est donc au prisme d’un centre mouvant qui, tout en croisant les lignes d’appartenances tribales particulières, reconfigure aussi leurs contours au sein d’une domesticité plus vaste et plus multiple. Publiés en conclusion du recueil The Woman Who Fell From the Sky, les vers libres de « Perhaps the World Ends Here » rayonnent et convergent à la fois autour de la table de cuisine :

The world begins at a kitchen table. No matter what, we must eat to live.
 
The gifts of earth are brought and prepared, set on the table. So it has been since creation, and it will go on.
 
We chase chickens or dogs away from it. Babies teethe at the corners. They scrape their knees under it.
 
It is here that children are given instructions on what it means to be human. We make men at it, we make women.
 
At this table we gossip, recall enemies and the ghosts of lovers.
 
Our dreams drink coffee with us as they put their arms around our children. They laugh with us at our poor falling-down selves and as we put ourselves back together once again at the table.
 
This table has been a house in the rain, an umbrella in the sun.
 
Wars have begun and ended at this table. It is a place to hide in the shadow of terror. A place to celebrate the terrible victory.
 
We have given birth on this table, and have prepared our parents for burial here.
 
At this table we sing with joy, with sorrow. We pray of suffering and remorse. We give thanks.
 
Perhaps the world will end at the kitchen table, while we are laughing and crying, eating of the last sweet bite.27 (Harjo 2002 : 123-124)

Comme le souligne le glissement du titre au premier vers, et l’appariement implicite entre « here » et « this table », la table tient moins du simple objet que d’un lieu dont la centralité est réaffirmée de bout en bout, par la succession des déictiques qui ponctuent chaque unité. Est ici rappelé l’ancrage spatial des systèmes autochtones traditionnels, décrit comme des « mondes-lieux » (« place-worlds ») par Keith Basso (1996 : 6), sans évacuer les signes d’une domesticité contemporaine plus mobile et décentrée. Plus qu’un périmètre domestique statique qu’elle viendrait symboliquement délimiter, la table vaut pour tous les mouvements qui s’opèrent – par le truchement des verbes et prépositions – sur, sous, à travers, autour d’elle. Elle est non pas un cadre mais un point par rapport auquel se renégocient les rôles, tout comme elle occupe des fonctions multiples, particulièrement liées au soin : elle sert ainsi à nourrir (en évoquant au passage les enjeux de souveraineté alimentaires), à parler, éduquer, protéger, soigner, accompagner, à mesure que se croisent et se succèdent les générations.

Le lieu rappelle encore la table de Luci Tapahonso par toutes les histoires qu’il permet de transmettre, afin de faire communauté. À cette table on mange, autant qu’on pratique d’autres formes d’oralité, en discutant, en partageant des récits, en chantant des poèmes. L’espace domestique se trouve ainsi successivement redessiné et dissous pour laisser parler l’histoire, rendant poreuses les frontières temporelles entre présent, passé et futur. Début et fin s’ajointent non seulement à travers la modulation entre le titre et la première phrase du poème, mais par les nombreux passages que négocie chaque strophe entre enfance et vieillesse, ou entre naissance et mort, avant de conclure sur une fin qui ne fait jamais que nous ramener au commencement. De la même façon, le poème apparie histoire privée et histoire commune, quand les « batailles » laissent en même temps deviner des combats intimes et nationaux, ou quand l’acte du repas tribal permet de réencoder à neuf les mythes chrétiens de la Cène (Last Supper), ou le rite inaugural de Thanksgiving.

Au gré de ces glissements entre lieu et histoire, c’est bel et bien un sujet citoyen qui parvient à se (re)constituer. À la différence du texte de Layli Long Soldier, celui-ci ne transite cependant pas par un « je » lyrique, ou par des corps individuels en prise avec le discours étatique, mais par une entité collective. Et si sa forme plurielle peut rappeler le « nous » qui s’exprime chez Luci Tapahonso, elle demeure moins centrée sur une identité donnée, qu’ouverte à des communautés multiples et changeantes, qu’elles soient familiales, tribales, pan-tribales, nationales, voire même trans-autochtones, lorsqu’elles s’envisagent à l’échelle du globe. La table de cuisine en vient ainsi à cristalliser le double mouvement que Craig Womack reconnaît dans l’œuvre de Joy Harjo, lorsqu’il analyse les circulations entre l’ancrage muskogee (creek) de la poète et son engagement pan-tribal, hérité des politiques assimilationnistes, où l’activisme autochtone puise paradoxalement une partie de ses racines :

Harjo et les poètes de sa génération sont des acteur·rice·s essentiel·le·s dans l’histoire du pan-tribalisme. […] Ce type de glissement conceptuel, et les contacts pan-tribaux dont il découle, furent des étapes nécessaires avant que chacun·e pût se définir comme poète ou artiste autochtone, puisque l’ancienne idéologie enjoignait d’oublier toute trace d’indianité. Le terme même de « poète autochtone » est une conception pan-tribale. […] Toutefois, la vision du pan-tribalisme développée chez Harjo exclut tout généricisme indien, écriture qui occulte les relations tribales et territoriales concrètes. Bien plutôt, elle génère un type de spécificité creek investie d’un sens plus large pour tous les peuples tribaux, en raison même de son ancrage dans la culture de la poète, enracinement qui naît de son désir d’imaginer et d’apprendre en lien avec sa propre tribu. (Womack 1999 : 230-235)

Bien d’autres textes renégocient ces rapports entre spécificité et multiplicité tribales, qu’il s’agisse du récent « Exile of Memory » dont la remontée du Chemin des Larmes mène à une scène domestique sur les terres ancestrales muskogees (2019 : 17-18), ou du plus ancien « When the World as We Knew It Ended », où l’effondrement à peine indéfini de deux tours et du monde qu’elles portaient s’observe depuis une cuisine, lue comme lieu de résistance autochtone et d’une reconstruction collective plus large (2002 : 198-200). C’est encore autour de la table de cuisine, que se concentre le décor minimal de Wings of Night Sky, Wings of Morning Light, seule-en-scène autobiographique, modulant l’énergie du lieu au gré des performances et des publics (2013 : 54-60). Mais c’est sans doute dans l’anthologie littéraire que la domesticité pan-tribale trouve sa manifestation la plus politique. De Reinventing the Enemy’s Language (1998) à When the Light of The World Was Subdued Our Songs Came Through, jusqu’au plus récent Living Nations, Living Words, le travail éditorial de Joy Harjo, mené seul ou en collaboration avec des autrices autochtones telles que Gloria Bird, LeAnne Howe ou Jennifer Elise Foerster, dépasse la seule intégration poétique de motifs trans-tribaux, pour proposer une unification effective des voix au sein d’un même ouvrage. Entre recueil de fiction et poésie par des voix féminines (1998), panorama historique et continental (2020), et projet multimédia hébergé par la Bibliothèque du Congrès et publié chez Norton dans sa version papier (2021), les projets diffèrent évidemment dans leurs finalités, leurs lectorats, et leurs ancrages institutionnels. Il est cependant frappant de constater la récurrence du motif domestique dans la conception de chacun d’eux. La table de cuisine devient ainsi littéralement le lieu de conception de Reinventing the Enemy’s Language, donnant à la fois un cadre matériel, une forme, et une teneur politique à un ouvrage fondé sur l’expression de voix féminines minorées, souvent cantonnées à la sphère domestique et exclues des circuits éducatifs et éditoriaux :

Reinventing the Enemy’s Language was conceived during a lively discussion of native women meeting around a kitchen table. Many revolutions, ideas, songs, and stories have been born around the table of our talk made from grief, joy, sorrow, and happiness. […] Some of this dialogue has been excerpted from letters, from notes drafted on yellow pads, typed carefully on a typewriter or a computer after reading manuscripts or cooking dinner. No matter, the kitchen table is everpresent in its place at the center of being. It has often been the desk after the dishes are cleared, the children put to bed. We see this anthology as a continuing dialogue between the writers who speak to us here, between the writers and the readers, and within the field of meaning this book generates. We welcome you here.28 (Harjo et Bird, 1997 : 19)

Quelques vingt ans plus tard, c’est encore sur le poème de Luci Tapahonso, « Ilįígo Naalyéhé : Goods of Value », que Joy Harjo achève le parcours proposé en introduction à Living Nations, Living Words, fondant sa propre transmission sur les « biens de valeurs » de la poète diné (Harjo 2021b : xvi). Un passage par le « Poème d’amour postcolonial », de l’autrice mojave Natalie Diaz, lui permet de clore son propos sur la carte qui donne à l’anthologie sa structure et sa raison d’être : « Now we have a map. The soft goods are the mapmaking materials. The mapmaking represented by this anthology comes at a crucial time in history, a time in which the failures to acknowledge, listen to, and consider everyone when making the map of American memory has brought us to a reckoning29 » (Harjo 2021b : xvii). À cette jonction, Joy Harjo nous rappelle à nouveau combien domesticité et territoire ont partie liée. Quand cartes et canons retiennent, voire effacent des cultures autochtones au sein d’un unique périmètre états-unien, seule la réaffirmation d’une domesticité autochtone semble porteuse d’un autre ordre politique. La cuisine ne s’y impose comme centre que pour ouvrir à de multiples cercles d’appartenance familiale, tribale ou nationale. Elle n’est réinvestie comme un lieu d’ancrage féminin que pour mieux renverser les constructions genrées des discours coloniaux, refondant des communautés imbriquées à partir de leurs voix minorées, et offrant une réponse implicite à la « Domesticité manifeste » des États-Unis (Kaplan 1998 : 581-584). Objet humble, simple, et disparate, la table de cuisine rappelle le pouvoir subversif que lui prête George Didi-Huberman, contre l’autorité verticale du tableau : « la table n’est que le support d’un travail toujours à reprendre, à modifier si ce n’est à recommencer. Elle n’est qu’une surface de rencontres et de dispositions passagères : on y dépose et on y débarrasse alternativement tout ce que son “plan de travail”, comme on dit si bien, accueille sans hiérarchie » (Didi-Huberman 2011: 18). Quand repas, panier, tissages, histoires, chants, prières, recueils et anthologies s’y croisent, la table devient elle-même un centre mouvant, capable de consteller la carte nationale d’autant de foyers autochtones, et d’opposer à la raison domestique son propre art du désordre intérieur.

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Notes

1 « Sa peau brune brille tandis que le soleil inonde la fenêtre de la cuisine / comme du leche d’or. » Je traduis. Sauf mention contraire, c’est aussi le cas des autres passages cités dans cet article. Return to text

2 « Après avoir broyé / le nixtamal Return to text

, mot si magnifiquement ethnique / qu’en plus de l’italiciser, il faut le souligner / pour te faire savoir, lecteur, que tu as rencontré / une chose magnifiquement ethnique, elle pétrit / par les mains d’esprits ancestraux pluricentenaires qui la possèdent / magiquement mais avec réalisme, / jusqu’à rendre la masa lisse comme le pare-choc / chromé d’un lowrider. Et je sais qu’elle doit faire cela / avec soin car cela est dit sur un site internet / qui explique comment faire des tortillas de maïs maison. »

3 Pour la lecture du poème de Pompa, voir Dowling 2018 : 15-18. Return to text

4 « Un combat pour l’eau, pour la terre, commence à la maison, à la table de cuisine, dans le bain avant le coucher, tandis que votre mère récite une histoire de son enfance. Nos traditions familiales, veiller sur la terre, l’eau, les animaux. Prier vers et pour eux, pour qu’ils soient toujours là. » Je traduis ce passage et, sauf mention contraire, les autres citations contenues dans cet article. Return to text

5 Comme Deb Haaland au Nouveau Mexique, Sharice Davids (Ho-Chunk), candidate démocrate du Kansas, rejoignait la Chambre des Représentants à la faveur des élections de mi-mandat en 2018. Return to text

6 « En 1621, les colons invitèrent Massasoit, chef des Wampanoags, à festoyer après un récente transaction de terres. Massasoit vint accompagné de quatre-vingt-dix-neuf de ses hommes. C’est la raison pour laquelle nous partageons encore un repas en novembre, le célébrons en tant que nation. Mais ce repas-là n’avait rien à voir avec l’action de grâce. Il concernait une transaction foncière. Deux ans plus tard eut lieu un autre repas similaire, censé symboliser une amitié éternelle. Cette nuit-là, deux cents Indiens tombèrent raides morts d’un poison inconnu. […] En 1637, entre quatre et sept cents Pequots se réunirent pour leur célébration annuelle de la Dance du Maïs. Les colons cernèrent leur village, y mirent le feu, et tirèrent sur tous les Pequots qui tentaient de s’échapper. Le jour suivant, la Massachusetts Bay Colony organisa un festin de célébration, et le gouverneur déclara un jour d’action de grâce. Des célébrations comme celle-là se produisirent partout, chaque fois qu’eurent lieu ce qu’il faut bien appeler des “massacres réussis”. » Return to text

7 Le roman de Tommy Orange s’ouvre sur la description du « test de la tête d’indien », mire télévisuelle qui, jusqu’aux années 1950, servait à régler la diffusion des programmes en noir et blanc. Parmi les différents éléments graphiques utilisés, une tête d’homme autochtone était placée près du centre, dans la ligne de mire des téléspectateur·rice·s, important un inconscient génocidaire dans l’espace même du foyer, selon le narrateur. Return to text

8 Héritées du xviiie siècle, diverses lois fédérales conditionnent l’appartenance « amérindienne » (American Indian, terme encore utilisé par le gouvernement états-unien) à une certaine « proportion de sang » (blood quantum) autochtone, soit au nombre d’ancêtres appartenant à ce groupe de population. Nombre de tribus ne reconnaissent pas ce critère dans la définition de leur citoyenneté, et en dénoncent les dangers à l’heure où de plus en plus de mariages mixtes rendent impossible ce type de mesure, affaiblissant de fait la représentation démographique des peuples autochtones. Return to text

9 « [Joint Resolution] to acknowledge a long history of official depredations and ill-conceived policies by the Federal Government regarding Indian tribes and offer an apology to all Native Peoples on behalf of the United States ». Return to text

10 « Voici les préoccupations » ; « Attendu que » ; « Déclarations », « Résolutions, « Clause de non-responsabilité » (Long Soldier 2020 : 14, 67, 71, 99, 111). Return to text

11 « ATTENDU QUE l’expression attendu que signifie étant donné que, ou bien vue que, ou alors qu’au contraire ; est un qualificatif ou une affirmation préliminaire, une conjonction, un connecteur. » (Long Soldier 2020 : 91). Return to text

12 « Je suis citoyenne des États-Unis et membre de la tribu sioux oglala, ce qui signifie que je suis aussi citoyenne de la nation lakota oglala : c’est au sein de cette double citoyenneté que je dois travailler, que je dois manger, que je dois ouvrer, que je dois materner, que je dois lier amitié, que je dois écouter, que je dois observer et que constamment je dois vivre » (Long Soldier 2020 : 69). Afin de restituer les glissements grammaticaux entre substantifs et verbes, on pourrait encore ajouter la variante « je dois amitier » [« I must friend »] à la traduction de Béatrice Machet. Return to text

13 « Attendu que met la table. La nappe. Les salières et les assiettes. Attendu que m’appelle à table. Attendu que précède et invite. J’y suis à présent. Je suis assise en face d’un sourire attendu que. Sous la pression de formalités, je gigote j’agite mes jambes. Je ne suis pas destinataire de ces sourires, attendu que j’ai passé ma vie à dé-tenir. Que veux-tu dire par dé-tenir ? Attendu que interroge et puisqu’attendu que demande rarement, je suis amenée à répondre, attendu que, j’ai appris à exister et ce sans votre formalité, salières, assiettes, nappe. Sans la plus petite conjonction pour me connecter. Sans échange de questions, sans la courtoisie des réponses. Elle est à moi cette dé-tension, donc avec ou sans mise en scène, je peux voir le plat servi. Attendu que nous fait maintenant pencher la tête et prier, juste assez pour manger ; » (Long Soldier 2020 : 91). Il est à noter que dans la version anglaise, la majuscule systématique donne à « Whereas » le statut de nom propre, qui n’apparaît pas dans la traduction de Béatrice Machet. Return to text

14 « [quand] vous aimez quelque chose lâchez-le s’il revient soyez une bonne mère / père accueille le poème les bras ouverts tire la poêle / graisse-la enduis-la prépare un repas / tablier et cuisine sueur du labeur / […] / sédui[s] un poème jusqu’à confiance / je peux le faire rentrer à la maison je peux lui procurer / une sauce blanche quelle que soit l’envie / poème mange et s’allonge repus / poème se repose ici rassasié ne / soulève pas la moindre l / ettre » (Long Soldier 2020 : 34) Return to text

15 « Quand vous vous rassemblez en famille, quel est le plat que vous préférez manger ou cuisiner ? Le mouton reste ce que je préfère. Cependant, les réunions familiales sont faites pour être ensemble et raconter des histoires. Nous prenons plaisir à voir les nouveaux bébés et à raconter les histoires de famille ». Return to text

16 « Levez-vous mes enfants » ; « Au lit, mes enfants » ; « “Il est l’heure de manger, mes petits” ». Return to text

17 « C’est ainsi qu’elles furent placées pour nous » ; « Nous avons reçu tout cela pour vivre. / Ces montagnes et la terre nous donnent de la force. Pour elles et à cause d’elles, nous prospérons. / […] C’est ici que commencèrent nos prières ». Return to text

18 « Ma tante commençait toujours l’histoire ainsi : “Tu es ici / à cause de ce qui est arrivé à ton arrière-grand-mère, il y a longtemps” ». Return to text

19 « Alors je lui dis que / c’est à Bosque Redondo que le peuple apprit à utiliser la farine et qu’à présent / le pain frit est considéré comme “traditionnellement” navajo. / C’est ici que nous acquîmes un goût profond pour le café serré. / Les femmes commencèrent à fabriquer de longues jupes à volants en calicot / et de belles chemises de velours pour les hommes […] / c’est toujours un spectacle – l’argent étincelant au soleil / sur fond de velours sombre et de cheveux très noirs. » Return to text

20 « Oui, ce temps est fini ; / nos enfances baignaient dans les ílįígo hané – / histoires et chants dinés qui circulaient dans la joie, la révérence, / ou parfois les larmes. Les hanés sont toujours liés au réconfort. / Quand les adultes commençaient à parler, nous suspendions nos jeux et nos disputes bruyantes / et nous serrions à la table ou nous installions sur le sol tout près. / Notre besoin viscéral et notre goût des histoires avaient raison de tout / tandis que, dans leurs voix, nous absorbions les rythmes, les pauses, les tons montants et descendants. » Return to text

21 « Ce sont des proches qui se sont détournés de leurs íłįígo hané ; / Pour eux, les histoires sont des échos qui ne peuvent être nommés, comme les voix creuses de leur enfance qui leur rendent visite par les nuits les plus froides ». Return to text

22 « Il ont mis en gage les biens solides de leur famille, les íłįígo naalyéhé, les objets de valeurs qu’on transporte comme hané ». Return to text

23 On pourra comparer les analyses spécifiques de Webster sur le rapport entre navajo et anglais aux divers modes de circulation entre les langues, tels que les étudie Penelope Gardner-Chloros dans son ouvrage Code Switching (2009). Return to text

24 « Avec le temps, ils ont eux aussi appris à saisir l’intention, / la résolution latente dans les pauses, les sourires, les chutes et les échos du saad, la sagesse des mots anciens, des longues prières et des chansons immémoriales ». Return to text

25 J’examine ces procédés dans mon article « Living Nations, Living Words (Harjo) : The Anthology of Native American Poetry in a ‘Common’ Language ? », en préparation pour un numéro de la revue Méta : journal des traducteurs, consacré au multilinguisme en traduction, et dirigé par Laëtitia Sansonetti, Mylène Lacroix et Julie Charles. Return to text

26 « Ma maison est la terre rouge ; elle pourrait être le centre du monde. J’ai entendu New York, Paris ou Tokyo être appelés ainsi, mais je dis moi que le centre est magnifiquement humble. Vous pourriez passez à côté en voiture sans le voir. » Return to text

27 « Le monde commence à une table de cuisine. Quoiqu’il arrive, nous devons manger pour vivre. // On apporte et prépare les présents de la terre, on les met sur la table. C’est ainsi depuis la création, et cela continuera. // Nous chassons de là les poules ou les chiens. Les bébés font leurs dents à ses coins. Ils râpent leurs genoux au-dessous. // C’est ici que les enfants reçoivent des instructions sur ce qu’être humain veut dire. Nous y faisons des hommes, nous y faisons des femmes. // À cette table, nous racontons des ragots, nous souvenons d’ennemis et des fantômes d’amants. // Nos rêves boivent le café avec nous en entourant nos enfants de leurs bras. Ils rient avec nous de nos pauvres êtres qui sombrent, et tandis que nous nous rapiéçons ensemble à la table. // Cette table a été une maison sous la pluie, une ombrelle sous le soleil. // Des guerres ont débuté et cessé à cette table. C’est un lieu où se cacher dans l’ombre de la terreur. Un lieu où célébrer la terrible victoire. // Nous avons donné la vie à cette table, et préparé nos parents pour l’enterrement. // À cette table, nous chantons de joie, de chagrin. Nous prions sur la douleur et le remords. Nous rendons grâce. // Peut-être le monde finira-t-il à une table de cuisine, tandis que nous rirons et pleurerons, en mangeant l’ultime et doux morceau. » Return to text

28 « Reinventing the Enemy’s Language fut conçu lors d’une discussion animée entre des femmes autochtones réunies autour d’une table de cuisine. Nombre de révolutions, d’idées, de chansons et d’histoires sont nées à la table de notre conversation, où se mêlent chagrin, joie, tristesse et bonheur. […] Ce dialogue provient en partie de lettres, de notes formulées au brouillon, soigneusement tapées sur une machine à écrire ou un ordinateur après avoir des manuscrit ou préparé le dîner. Dans tous les cas, la table de cuisine occupe toujours sa place au centre de l’existence. Elle a souvent servi de bureau quand les plats étaient débarrassés et les enfants couchés. Cette anthologie est pour nous un dialogue ininterrompu entre les autrices qui nous parlent ici, entre les écrivaines et les lecteur.ices, et dans le champ de signification que ce livre génère. Nous vous accueillons ici. » Return to text

29 « Nous avons maintenant une carte. Les biens doux sont les matériaux servant à sa fabrication. La cartographie représentée par cette anthologie arrive à un moment crucial de l’histoire, un moment où l’échec à reconnaître, écouter et considérer tout le monde en composant la carte mémorielle de l’Amérique, nous amène à une réévaluation » Return to text

References

Electronic reference

Aurore Clavier, « « The world begins at a kitchen table » : circulations domestiques et transmissions politiques dans la poésie autochtone contemporaine aux États-Unis », Textes et contextes [Online], 20-1 | 2025, 15 July 2025 and connection on 14 October 2025. Copyright : Le texte seul, hors citations, est utilisable sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.. URL : http://preo.ube.fr/textesetcontextes/index.php?id=5478

Author

Aurore Clavier

Maîtresse de conférences, ECHELLES UMR 8264, Université Paris Cité, 8 place Paul Ricoeur, 75013 Paris

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