Le parlementarisme au prisme du modèle de Westminster : continuité, rupture, évolution

  • Continuity, disruption and evolution of parliamentarism through the Westminster model

Dédicace

En mémoire d’Agnès Alexandre-Collier.

Texte

Définir le modèle de Westminster (ou ses synonymes, « système de Westminster », « système démocratique de Westminster », ou encore « système démocratique parlementaire de Westminster ») n’est pas une entreprise aisée. Ce modèle fait généralement référence au système parlementaire du Royaume-Uni ou à celui de certains pays du Commonwealth qui ont adopté ou se sont inspirés de ce système tout en le faisant évoluer au fil du temps. Le concept a d’abord fait l’objet d’un débat à la fois terminologique et épistémologique. Pour les spécialistes de droit constitutionnel, comme Russell et Serban qui se sont lancées dans une « fouille » philologique pour déterrer 239 textes utilisant cette expression, il s’agit d’un concept aux contours définitionnels précis (Russell / Serban 2021) émanant de cadres institutionnels nationaux offerts à l’interprétation et à la comparaison ; pour les politistes, une telle définition n’est pas viable dans la mesure où, comme le défendent par exemple Flinders et al., le terme ne trouve pas ses origines dans le domaine de la recherche universitaire, «il n'a pas été conçu comme une idée nette, précise et spécifique se prêtant à une analyse scientifique1 » (Flinders et al. 2022 :4). Pour Gamble (1990 : 405), autre politiste mais aussi historien des idées, ce modèle de Westminster doit être appréhendé comme une « perspective organisatrice » (organising perspective), « imprégnée de l’interprétation Whig de l’histoire de la Grande Bretagne, un système reposant sur la flexibilité, le pragmatisme et la théorie du « good chap2 theory of government3 ». Plus généralement, pour Judge (1993), les origines du terme se trouvent dans le contexte historique et politique du xixe siècle en Grande Bretagne.

A la fin des années 1860 et 1870, le journaliste et intellectuel Walter Bagehot, auteur d’une interprétation de la constitution britannique, considérée comme une référence absolue – et écrite - sur le sujet, théorisa ce que l’on appelle communément le parlementarisme classique comme la fusion entre l’exécutif (le Cabinet) et le législatif (le Parlement), tout en concluant, comme le fait, Catherine Marshall dans ce volume, que « l’idée d’équilibre entre les deux détenteurs du pouvoir est la clé de voute du parlementarisme ». Ce parlementarisme victorien prend fin en 1867 après deux réformes parlementaires en 1832 et en1867 qui apportèrent des transformations socio-politiques d’ampleur. Ces réformes ou lois électorales, ont permis, à la faveur de l’élargissement de l’électorat, une évolution majeure, celle d’un glissement d’un régime parlementaire vers une démocratie parlementaire à proprement parler. Cependant, la question de l’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif (d’abord le Cabinet, puis plus récemment le Premier ministre) et le législatif (la Chambre des communes) reste question sans réponse tranchée dans l’étude du parlementarisme britannique. Selon les périodes, le Parlement est tantôt placé sous l’influence de l’exécutif (executive dominance), tantôt largement influencé par les parlementaires (parliamentary dominance), voire contrôlé par ces derniers.

Un consensus émane néanmoins sur l’usage du terme. Le modèle de Westminster, expression utilisée de façon marquée à partir des années 1960 (De Smith 2008), est interchangeable avec le terme parlementarisme. On le voit : le modèle de Westminster résiste à une définition précise et immuable, il est toutefois possible d’en proposer une conceptualisation, selon la méthode pionnière de Giovanni Sartori, c’est-à-dire l’identification de paramètres communs émanant à la fois d’une synthèse de la littérature scientifique et de l’observation de cas empirique (Sartori 1984). En effet, une étude des caractéristiques majeures du modèle de Westminster permet de mieux comprendre ce parlementarisme. Birch (1964: 65) identifie quatre doctrines qui sont au cœur de ce modèle : la théorie de la représentation démocratique4, la souveraineté parlementaire, la responsabilité des ministres devant le Parlement5, et enfin les fondements juridiques de l’état de droit. De façon plus concrète, les caractéristiques communément associées au modèle de Westminster dans le sens d’un parlementarisme moderne, sont les suivantes : le système électoral fondé sur un scrutin uninominal majoritaire à un tour (first past the post) qui produit un système largement bipartite ; une administration d’État neutre, un état unitaire, un parlement à deux chambres, une prédominance de l’exécutif, une culture confrontationnelle (Hazell 2008).

Pour Lijphart, qui en offre une première conceptualisation aux vertus comparatives, ce modèle repose sur dix critères6 et est associé à l’idée de la règle de majorité démocratique (majoritarian and consensus democracy), et plus précisément de majoritarisme parlementaire démocratique ». On comprend alors que dans un tel système, l’enjeu majeur pour un parti est d’obtenir la majorité des sièges au Parlement, mais il est encore plus important de s’assurer la plus large majorité possible. Dans ce cas précisément, la paralysie parlementaire a plus de chance d’être mise en échec. Cependant, la course à la majorité, peut devenir contreproductive pour le bon fonctionnement du Parlement en cherchant par exemple, comme cela a été reproché à Rishi Sunak et Boris Johnson, à accorder une trop grande place à des sujets clivants (wedge issues). Est-ce à dire que les systèmes reposant sur la pluralité partisane au sein du gouvernement sous l’effet d’une plus grande proportionnalité aux élections sont plus efficaces et plus représentatifs, et donc plus démocratiques ? Dans ce volume M.E. Boggio-Motheron, tente de répondre à ces questions en comparant le fonctionnement des assemblées dévolues de l’Ecosse, de l’Irlande du Nord et du pays de Galles à l’aune du système de Westminster. Quant à E. Camp-Pietrain, elle évalue les différences relatives entre le parlement écossais et Westminster par le biais du vote annuel du projet de loi de finances (1999-2024).

Même si ce modèle de Westminster a longtemps été admiré (Lijphart 1984 : 9) et considéré comme le modèle de démocratie parlementaire le plus exporté dans les pays du Commonwealth (De Smith 1961), il fait très souvent l’objet de critiques mettant en exergue de nombreux dysfonctionnements qui empêcheraient le Parlement de remplir correctement ses fonctions. Selon ces critiques, le sexisme, le harcèlement, les scandales de tout ordre, l’opacité et l’archaïsme des procédures, l’aspect théâtral des débats, les querelles partisanes, la déconnection d’avec le public, ont à la fois entravé le bon fonctionnement du Parlement et ont entamé de façon significative la confiance que le public plaçait dans cette institution (en 2022, seulement 34% du public déclarait avoir confiance dans le Parlement7). Une autre accusation, celle d’un manque de représentativité au Parlement a été portée contre cette institution, notamment en termes de parité entre les députés, ou, comme le présente dans ce volume Donia Touhiri, en termes de représentation des minorités ethniques. Ces observations se sont renforcées au cours de ces quatre ou cinq dernières années, on pouvait lire ici ou là que le Parlement était devenu une caricature de lui-même (Fusaro 2019). En effet, les élections à répétition, les gouvernements sans majorité, les divisons intra-partisanes, l’incompétence ou l’imprudence de certains Premiers ministres ont contribué à éroder la crédibilité du Parlement britannique.

Une question majeure est apparue lors des grandes crises que le Royaume-Uni a connues dernièrement, comme celle du Covid-19 ou du Brexit : est-ce que le Parlement est toujours utile et indispensable ? Russell et Serban, dans l’un de leurs articles, en arrivent même à la conclusion que le modèle de Westminster est un « concept qui a atteint ses limites, au-delà du réparable et mérite d’être remisé8». D’ailleurs, pendant le Brexit, face à la paralysie du Parlement concernant les accords de sortie de l’UE, le chef du Parti travailliste, Jeremy Corbyn, parlait, en janvier 2019, du Parlement comme d’un « Parlement zombie » et Geoffrey Cox (Procureur général) parlait, quant à lui, en septembre 2019, d’un parlement mort (a dead Parliament).

Même chose pendant la pandémie, le Parlement s’est vu marginalisé et privé de ses pouvoirs. Les bancs des deux chambres étaient vides, du fait des débats en distanciel, les lois sous leur forme la plus dépouillée (skeleton bills) étaient votés à la va-vite laissant au gouvernement les coudées franches pour agir à sa guise. Comme l’explique Luca Augé dans ce volume, certains projets de loi importants n’ont pas bénéficié dans un tel contexte de toute l’attention des parlementaires et sont devenus lois après un examen minimal.

Il n’est pas inexact de dire que les fondements ainsi que les principes sous-tendant le modèle de Westminster ont été mis à l’épreuve pendant les crises précédemment évoquées.

Cependant, d’autres événements par le passé ont eu des effets marquants sur le Parlement. En effet, la notion de souveraineté, pilier majeur du modèle de Westminster, a connu quelques évolutions notables, notamment sous l’effet de l’adhésion du Royaume-Uni au Traité d’Union Européenne (1992), de la dévolution (1998), de l’adoption du Human Rights Act (mécanisme d’adaptation du droit britannique au droit de la Convention européenne des droits de l’homme ( CEDH ) 1998), de la création d’une Cour suprême (augmentant ainsi le pouvoir de l’organe judiciaire) (Hazell 2008). Pour Hazell, il ne s’agit pas d’une rupture car le système a conservé malgré tout beaucoup de ses caractéristiques fondamentales comme le bipartisme, une constitution flexible et ajoute que la dévolution reste malgré tout limitée.

Même si le système de Westminster n’est pas parfait, Aurélien Antoine, dans une étude comparative (entre l’Assemblée Nationale et le Parlement britannique) démontre que ce Parlement jouit d’une maturité avancée lui permettant de fonctionner de façon relativement efficace. D’autres articles de ce volume, comme ceux de Géraldine Castel et Stéphane Revillet, démontrent que certaines procédures aux effets souvent considérés comme très limités voire contre-productifs (les pétitions, le filibuster, les PMQs) contribuent, au contraire, à la fonction représentative du Parlement et permettent aux citoyens de mieux participer à la vie parlementaire. L’article de Nicolas Sigoillot nous révèle les limites de l’immunité parlementaires aux tentatives d’infiltration et d’entrisme par des groupes trotskystes, dont le cas de Militant dans les années 1980 constitue un exemple historique flagrant.

En réponse à Russell et Serban, Flinders et al. soutiennent que le « concept a atteint ses limites mais n’est en aucun cas fichu9 », et que l’on devrait parler de modifications et d’évolutions plutôt que de point de rupture.

Ce volume n’a pas vocation à trancher la question relative à la nécessité de changer ou non de système ou comme le suggèrent Russell et Serban de le « remiser » mais ce recueil d’articles propose plutôt d’étudier certaines des grandes caractéristiques et fonctions du modèle de Westminster, certaines de ses évolutions ou encore les grands tournants qui ont affecté le fonctionnement et l’efficacité du Parlement britannique.

Bibliographie

Bagehot, Walter (2001 [1867]). The English Constitution. Oxford: Oxford University Press.

Birch, Anthony (1964). Representative and Responsible Government An Essay on the British Constitution, London: Routledge.

De Smith, Stanley A. (1961). “Westminster's export models: The legal framework of responsible government”, in Journal of Commonwealth Political Studies, 1(1).

Flinders, Matthew / Judge, David / Rhodes, R.A.W / Vatter, Adrian. (2022). “‘Stretched But Not Snapped’: A Response to Russell and Serban on Retiring the ‘Westminster Model’”, in Government and Opposition, 57(2), 353-369.

Fusaro, Carlo (2019). “The End of Parliamentary Government in Europe”, in Verfassungsblog on matters constitutional, 13 November 2019. Available via: https://verfassungsblog.de/the-end-of-parliamentary-government-in-europe/. Consulted 18 April 2025.

Gamble, Andrew (1990). “Theories of the British Politics”, in Political Studies 38(3), 404–420.

Hazell, Robert (2008). “Conclusion: Where Will the Westminster Model End up?”, in: Hazell, Robert (ed.) Constitutional Futures Revisited, London: Palgrave Macmillan.

Hennessy, Peter (1995). The Hidden Constitution, London: Victor Gollancz.

Judge, David (1993). The Parliamentary State, London: Sage.

Lijphart, Arend (1984). Democracies: Patterns of Majoritarian and Consensus Government in Twenty-One Countries, New Haven: Yale University Press.

Russell, Meg / Serban, Ruxandra (2021), The Muddle of the ‘Westminster Model: A Concept Stretched Beyond Repair, in Government and Opposition. 56(4), 744-764

Sartori Giovanni (1984) “Guidelines for Concept Analysis”. In Sartori G (ed.), Social Science Concepts: A Systematic Analysis. Beverly Hills, CA/London/New Delhi: Sage, pp. 15–88.

Selinger, William (2019). Parliamentarism, From Burke to Weber, Cambridge: Cambridge University Press.

Notes

1 “it was not intended to be a neat, precise, specific idea suitable for scientific analysis”, Finders et al. (2022) Retour au texte

2 Expression créée par Peter Hennessy (1995) fait référence à l'idée que les personnes en position de pouvoir se conformeront à une compréhension commune de ce qu’est un bon comportement dans la vie publique - plutôt que d'avoir besoin de règles claires pour les contrôler. Retour au texte

3 The Westminster Model was itself imbued with a particular Whig interpretation of British history […] a commitment to flexibility, pragmatism and the ‘good chap theory of government” (Gamble 1990). Retour au texte

4 Wiliam Selinger (2019) écrit que les auteurs du xviiie et xixe siècles parlaient du parlementarisme comme un modèle constitutionnel qui permettait à la nation d’être véritablement gouvernée par une assemblée représentative » (a constitutional model that enabled a nation to be truly governed by a representative assembly) Retour au texte

5 W. Bagehot (2001 [1867]), “the primary advantage of this system lies in its ability to combine accountability with effective governance” Retour au texte

6 Cabinet dominance, two-party system, majoritarian and disproportional system of elections, interest group pluralism, unitary and centralised government, concentration of legislative power in a unicameral legislative, constitutional flexibility, absence of judicial review and a central bank controlled by the executive (Lijphart 1984). Retour au texte

7 Office for National Statistics. As-tu la reference précise ? Retour au texte

8 “A concept stretched beyond repair that deserves to be retired” (Russell / Serban 2021) Retour au texte

9 “The concept is stretched but not snapped” (Finders et al. 2022). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Agnès Alexandre-Collier et Stéphane Revillet, « Le parlementarisme au prisme du modèle de Westminster : continuité, rupture, évolution », Textes et contextes [En ligne], 20-1 | 2025, . Droits d'auteur : Le texte seul, hors citations, est utilisable sous Licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.. URL : http://preo.ube.fr/textesetcontextes/index.php?id=5362

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Agnès Alexandre-Collier

Professeur en civilisation britannique, Université Bourgogne Europe, laboratoire TIL, 4 Bd Gabriel, 21000 Dijon

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Stéphane Revillet

MCF en anglais juridique, Université Bourgogne Europe, laboratoire TIL, 4 Bd Gabriel, 21000 Dijon

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