Introduction
Revenir sur le régime politique en place outre-Manche pendant la période qui s’étend de la première réforme Parlementaire en 1832 à la deuxième réforme de 1867, c’est observer un système en plein changement, non encore stabilisé, mais qui donne à voir une tendance que l’on qualifie de Parlementarisme « classique ». Plus précisément, le Parlementarisme « classique » débuta deux ans après la grande réforme Parlementaire de 1832, lorsque le roi William IV demanda une dissolution du Parlement. L’objectif du roi d’évincer Lord Melbourne au profit de Robert Peel ne fut pas atteint, les élections qui suivirent ramenant Melbourne et les Whigs au pouvoir. Néanmoins, cette dissolution par décision royale fut la dernière du genre. Elle scella la fin d’une conception qualifiée de dualiste1 du pouvoir partagé entre monarque, ministres et Parlement.
Signalons d'emblée que ces années sont perçues par certains constitutionnalistes – au premier rang desquels il faut surtout citer Albert Venn Dicey (1961 [1885]) et le Français Adhémar Esmein (1899 [1892]) – comme l’âge d’or de ce-dit Parlementarisme « classique » marqué par la mise en place d’un pouvoir exécutif détenu par des ministres responsables devant le Parlement élu2. Rappelons brièvement que le Parlement fut sous le joug de la Couronne jusqu’aux deux révolutions du xviie siècle et que ce n’est qu’après la Glorieuse révolution de 1688 qu’il s’imposa en limitant la portée de la prérogative royale. Dès lors, le rôle du monarque fut de régner et non de gouverner, ce dernier rôle étant attribué au chef de la majorité Parlementaire, même si ce changement se fit de façon tout au long du xviiie siècle. Le siècle suivant, l’extension graduelle du suffrage démocratisa davantage encore le rôle du Parlement. C’est au cours de la période victorienne que les premiers commentateurs politiques britanniques – comme Earl Grey (1802-1894) en 1858 mais surtout Walter Bagehot (1826-1877) en 1867 – décrivirent le fonctionnement pratique du Parlementarisme, à défaut de pouvoir le théoriser dans un royaume où la Constitution non codifiée (fondée sur la coutume) est seulement partiellement écrite. Bagehot, dans son introduction à la seconde édition (1872) de son célèbre ouvrage The English Constitution (1867), écrivit : « La qualité distinctive du gouvernement Parlementaire est qu’à chaque étape d’un échange public, il y a une discussion ; que le public assiste à cette discussion ; qu’il peut, par l’intermédiaire du Parlement, renvoyer une administration qui ne fait pas ce qu’il veut et peut mettre en place une administration qui fera ce qu’il veut »3. On le voit, il s’agit ici d’une description impressionniste avant tout.
Il fallut attendre la seconde moitié du xixe siècle – avec des penseurs politiques comme le Canadien Alpheus Todd (1887) – pour voir se développer des travaux qui théorisèrent le gouvernement Parlementaire. Ce furent surtout les Français, observateurs aguerris de cette voisine anglaise au gouvernement remarquablement stable, qui permirent de mieux appréhender comment le Parlementarisme parvient à garantir l’État de droit. Au début du xxe siècle, les travaux des Français Raymond Carré de Malberg (1922), George Burdeau (1932) et René Capitant (1933a) furent de ceux qui formalisèrent le Parlementarisme. Comme le souligne Philippe Lavaux, « Le Parlementarisme est né et s’est développé empiriquement, à partir du modèle du régime représentatif anglais » (Lavaux 1997 : 25). Ainsi, il faut comprendre que cette théorisation, en France mais aussi en Allemagne4, à partir de la période classique du Parlementarisme victorien, alors même que l’extension du droit de vote au cours du xixe siècle transformait déjà le Parlementarisme dans son essence (par le rôle croissant des partis et des nouveaux votants en particulier).
Rappelons la définition du « Parlementarisme » donnée par l’un des plus éminents de ces constitutionnalistes étrangers, René Capitant (1933) :
Le régime Parlementaire est donc le gouvernement d’un Cabinet responsable devant l’assemblée. Gouvernement de Cabinet et responsabilité ministérielle en sont les traits essentiels. Le chef de l’État, au contraire, vestige du régime de la séparation des pouvoirs, sans doute arrive encore à s’y faire place, mais n’est plus qu’une institution accessoire qui va déclinant et puis disparaissant à mesure qu’évoluent les régimes (Capitant 1982b : 242 [1933]).
Concernant le cas précis britannique, plusieurs termes ne vont pas de soi ici, que ce soit « séparation des pouvoirs » et « chef de l’État », mais aussi et surtout « gouvernement de Cabinet responsable devant l’assemblée » et « responsabilité ministérielle ». Le concept de séparation des pouvoirs, tel que pensé par Montesquieu5, est inexact, puisqu’il s’agit en réalité, outre-Manche, d’une fusion des pouvoirs législatif et exécutif puisque le Cabinet est issu du Parlement.
Dès lors, toute étude sur le Parlementarisme victorien, à l’œuvre entre les deux réformes Parlementaires au Royaume-Uni, doit nécessairement revenir sur ces termes français pour en saisir la portée dans le contexte politique britannique de l’époque, mais aussi tenter d’en tirer les idées maîtresses – forme de cadre de référence pour le lecteur du xxie siècle. Il faudra surtout comprendre pourquoi il existe un Parlementarisme dit « classique » qui s’opposerait à d’autres types de Parlementarisme et, si tel est bien le cas, se demander si, dans sa version moderne, le Parlementarisme conserve son essence victorienne. Pour ce faire, choix a été arrêté d’analyser la description du Parlementarisme en vigueur entre 1834 et 1867 telle que brossée par son observateur contemporain Bagehot. Cette description serait-elle réellement erronée et, si tel est le cas, en quoi peut-elle nous aider à comprendre les évolutions politiques du siècle victorien et des siècles suivants ?
Il s’agira, dans un premier temps, de donner une définition du Parlementarisme dit « classique » selon Bagehot, puis de la confronter à la réalité politique de l’époque et, enfin, de tenter de dépasser les approximations pour retenir les principes essentiels du Parlementarisme britannique. À son terme, cet article reviendra sur la description toujours opérante de Bagehot et les raisons pour lesquelles elle reste utile à notre compréhension du Parlementarisme en tant que tel.
1. Qu’est-ce que le Parlementarisme classique ?
Ainsi que mentionné, les deux descriptions – et non définitions – les plus abouties du Parlementarisme furent données par Earl Grey et Walter Bagehot au milieu du xixe siècle. Grâce à un esprit pragmatique, ces deux penseurs sont parvenus à déterminer les changements dans la Constitution anglaise post-1834. Le fait qu’ils furent deux libéraux impliqués dans la vie politique de l’époque n’y est pas étranger car ils jugeaient la Constitution de façon pratique : à leurs yeux et à l’usage, il n’y avait pas de « séparation des pouvoirs », contrairement à ce que pensait Montesquieu6 un siècle auparavant, mais bien une union – ou une « fusion »7 selon Bagehot – des pouvoirs législatif et exécutif au sein d’un Cabinet responsable devant le Parlement. Earl Grey (1858 : 4) déclarait qu’au sein du système Parlementaire, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif étaient « unis dans les mains des mêmes personnes »8 mais son ouvrage, pourtant publié presque dix ans avant celui de Bagehot, n’a jamais atteint la notoriété de The English Constitution (1867). C’est pourquoi, il faut avant tout se pencher sur ce dernier ouvrage.
Selon Bagehot, dans l’idée de fusion des pouvoirs législatif et exécutif résidait le fait que le Cabinet émanait du Parlement et restait responsable devant ce dernier. Cependant, il allait plus loin encore dans cette pensée, puisqu’il déclarait également, après sa description du Cabinet :
Ou bien le Cabinet fait la loi et l’exécute, ou bien il peut dissoudre la Chambre. C’est une créature qui a le pouvoir d’anéantir ses créateurs ; c’est un pouvoir exécutif qui peut anéantir la législature tout aussi bien qu’un pouvoir exécutif que la législature a choisi ; et quoique tenant d’elle son origine, il peut exercer sur elle une action destructrice9 (Bagehot 1867 : 213).
Ainsi, tout en étant responsable devant le Parlement, le Cabinet pouvait aussi refuser – en usant de son pouvoir de dissolution soumis à l’approbation du monarque10 – de se soustraire au jugement de ce même Parlement pour faire appel au pouvoir supérieur des votants. L’idée d’équilibre entre les deux détenteurs du pouvoir est la clé de voute du Parlementarisme. Tout l’enjeu, pour ces deux acteurs, est d’éviter des dissensions trop fortes qui mèneraient inévitablement à une instabilité gouvernementale, au détriment de tous.
C’est pourquoi, comme Heinz Eulau le conclut dans un article de 1942 intitulé « Early Theories of Parliamentarism » :
L'interprétation que fait Bagehot de la Constitution anglaise est restée le meilleur écrit sur ce que l'on peut appeler la théorie du Parlementarisme « classique ». La fusion et la combinaison des pouvoirs législatif et exécutif sont considérées comme le principe essentiel du gouvernement Parlementaire, tandis que leur indépendance est considérée comme la qualité exclusive du gouvernement présidentiel. Bien que modifiée dans ses détails par des auteurs ultérieurs, l'essence de la théorie de Bagehot est restée inchangée et constitue encore aujourd'hui le meilleur moyen de distinguer le régime Parlementaire des autres types de gouvernement constitutionnel11.
Certes, d’autres auteurs bien avant Grey ou Bagehot, comme Benjamin Constant (1818-19) et François Guizot (1816) en France, ou Robert Von Mohl (1846) en Allemagne, pour ne citer que ceux-là, avaient déjà indiqué que la théorie traditionnelle de la séparation des pouvoirs ne pouvait pas s’appliquer au Royaume-Uni et que le Parlement jouait un rôle essentiel. Ces conclusions émanaient d’étrangers à la recherche d’un régime exportable qui garantirait une stabilité politique. Au Royaume-Uni également, de l’ouvrage de Lord John Russell An Essay on the History of the English Government and Constitution paru en 1820 (et de nouveau 1865) à celui de John Stuart Mill (1861), Considerations on Representative Government, en passant par The Dogmas of the Constitution de John James Park (1832) ou par la description du Cabinet de Thomas Macaulay (2016 [1855]) dans le 4ème volume de History of England from the Accession of James the Second, la problématique de la séparation des pouvoir avait déjà été en partie traité. Et, mis à part dans quelques ouvrages parus dans les années 1860 – The British Constitution de Henry Brougham (1862) et The Institutions of the English Government de Homersham Cox (1863) – la doctrine de la séparation des pouvoirs avait été abandonnée au profit d’une description plus conforme à la réalité. Pourtant, bien au-dessus des autres auteurs, Bagehot est celui dont l’ouvrage a fait date.
Ainsi, en 1963, plus d’un siècle après la parution de The English Constitution (1867 : 37), le travailliste Richard Crossman, dans son introduction à une réédition de l’ouvrage déclarait encore : « Il me semble donc que la Constitution anglaise peut encore être lue comme le récit classique de la période classique du gouvernement Parlementaire »12. Notons cependant que Crossman pensait que la description du rôle du Cabinet brossée par Bagehot était fidèle à la réalité du début des années 1860 et que les ministres étaient bien des hommes responsables face à un Parlement devenu puissant. On peut légitimement se demander si tel était bien le cas.
Rappelons que les écrits de The English Constitution furent d’abord présentés sous forme d’essais publiés entre 1865 et 1867 dans la Fortnightly Review, ce qui signifie que Bagehot décrivait les institutions telles qu’il les voyait fonctionner au début des années 1860. Sur ce point, Crossman voyait juste ; The English Constitution dévoile une pratique constitutionnelle – le Parlementarisme à l’œuvre. Néanmoins, il n’existe pas dans cet ouvrage un début de théorie sur ce régime. C’est au fil des innombrables articles de Bagehot qu’il faut aller la chercher, la construire à partir de toutes les idées présentées pendant des années, pour saisir que ce qui intéressait Bagehot avant tout, c’était où se cachait le pouvoir et qui le détenait. Exposer que le Cabinet était l’organe qui détenait le pouvoir n’était pas suffisant, car comment expliquer le rôle du monarque et des Chambres ? Dans sa définition bien connue des deux pouvoirs – les organes de dignité (la monarchie et la Chambre des Lords), propres à susciter le respect des gouvernés et les organes d'efficacité (la Chambre des communes et le Cabinet) répondant aux besoins des gouvernants (Bagehot 1867) – il cherchait à montrer qu’une douce transition était à l’œuvre dans le Royaume, transition qui, d’une certaine façon, préparait l’intégration de l’extension démocratique.13 Le Parlementarisme n’aurait qu’un temps, comme si la description de Bagehot était tout à la fois vouée à être dépassée et à rester intemporelle (parce que simplificatrice).
La publication des articles de Bagehot sous forme d’ouvrage en 1867, juste après le passage de la deuxième réforme Parlementaire, fit que, de fait, l’ouvrage fut immédiatement dépassé sur certains aspects, dont ceux mentionnés dans l’introduction en particulier. Il est plus intéressant encore d’observer que l’ouvrage fut aussi critiqué, en particulier par Leopold Amery (1948), pour avoir brossé le tableau d’une réalité – celle d’un Cabinet fort, responsable et émanant du Parlement – qui n’existait pas à l’époque mais qui correspondait davantage à la situation vécue par ses critiques au xxe siècle. Ainsi, de façon étonnante, l’ouvrage aurait décrit une réalité politique qui n’existait pas au moment de la rédaction mais qui allait le devenir.
2. La réalité politique de l’époque du Parlementarisme classique
La description de Bagehot pèche par excès de simplification en particulier car elle sous-entend la déférence du peuple pour des institutions séculaires mais en perpétuelle évolution14. Si elle reste séduisante – beaucoup plus que celle de Grey – elle n’en demeure pas moins exagérée, voire fausse, sur certains aspects de la politique des années post-1834, en particulier la théorie du système de freins et de contrepoids, la stabilité Parlementaire de l’époque, le rôle des députés aux Communes, le rôle du Cabinet et celui de la Chambre des communes. Bagehot a aussi minimisé, pour ne pas dire sciemment gommé, le véritable rôle du monarque et de la Chambre des Lords.
Commençons par la théorie du système de freins et de contrepoids qui fait l’objet de tout un chapitre dans The English Constitution15. Les penseurs Whigs, que ce soit Fox, Macaulay, Grey ou Austin avaient déjà tous rejetée cette théorie avant les écrits de Bagehot. Il en allait de même, comme on vient de le voir, pour l’existence du Cabinet. Comme le rappelle Brian Harrison (1996 : 44), dans The Transformation of British Politics (1860-1995), les ministres membres du Cabinet, jusqu’en 1856, ne se retrouvaient pas dans un lieu fixe et ne se réunissaient qu’une fois par semaine pendant que le Parlement siégeait – laissant aux ministres toute la période d’août à octobre sans réunions, si ce n’est celles qu’ils pouvaient avoir de façon informelle. Pour reprendre la formule de Harrison : « Le Cabinet était donc un groupe d'aristocrates qui réglaient les affaires de la nation de manière informelle, un peu à la façon dont ils régleraient les affaires de leur domaine »16 (Harrison, 1996 : 44). On est là assez loin de la description donnée dans The English Constitution d’un Cabinet très influent, plus proche de ceux que nous connaissons de nos jours.
Ce qui semble plus problématique encore est que Bagehot – mais Grey commet la même erreur – nous donne à voir un Parlement dans lequel les députés aux Communes auraient un pouvoir plus important que les Lords, ce qui, à l’époque, ne correspondait pas à la réalité. Les membres de la Chambres des communes avaient des idées souvent différentes de celles de la Chambre des Lords (sur l’émancipation catholique ou l’extension du droit de vote par exemple) mais le pouvoir des pairs du royaume était encore très étendu. La réduction de ce pouvoir n’aurait pas été décidée, en 1911, si le droit des pairs de refuser le budget de 1909 n’avait pas posé problème. Ainsi, quand Bagehot affirmait « la Chambre des communes est une chambre électorale ; c'est l'assemblée qui choisit notre président » 17 ou encore « quant à notre Chambre des communes, elle choisit réellement les ministres, et comme il lui plaît de les choisir, elle les renverse quand bon lui semble »18 (Bagehot, 1867 : 288), il déformait la réalité – dans la lignée des penseurs libéraux – pour prouver que la Chambre des communes pouvait contrôler l’exécutif. Il le faisait sciemment – ou par provocation en tant que journaliste – car il savait bien que cette dernière n’avait pas encore de tels pouvoirs.
Sur le pouvoir du monarque, il ne pouvait ignorer que la reine Victoria, dans les années suivant la mort du Prince Albert en 1861, n’était pas aussi adorée qu’il pouvait le décrire dans son chapitre sur la monarchie19. La placer au-dessus de la politique était un stratagème pour la dépolitiser et la neutraliser.
Enfin, l’image lisse d’une stabilité Parlementaire harmonieuse qui aurait existé entre les deux réformes Parlementaires est également fausse20. Toute la période qui s’étend de 1846 (Repeal of the Corn Laws) à la fin des années 1850 est marquée par, d’une part, la crise entre les amis de Robert Peel qui avaient quitté le Parti conservateur et, d’autre part, les frictions entre les divers défenseurs du libre-échange qui n’appartenaient pas encore à un même groupe. Il faut attendre 1859 et le ministère de Palmerston pour voir apparaitre un degré de stabilité, mais la conception moderne d’un gouvernement et d’une opposition organisée ne tient pas21. Les députés aux Communes n’étaient pas les vertueux représentants d’une nation déférente que Bagehot décrivait, libres de voter selon leur conscience. Certes, l’organisation policée des partis créée après 1867 et celle des whips n’avaient pas central que nous leur connaissons de nos jours, mais les députés aux Communes votaient de façon concertée, en particulier sur toutes les grandes questions.
Dès lors, on est bien loin de ce Parlementarisme qualifié de classique qui voudrait que les députés aux Communes aient été des hommes en dehors d’une structure politique influente, n’étant plus les fidèles représentants du monarque et pas encore ceux des partis organisés.
Le plus surprenant reste que Bagehot connaissait tout cela – il était un acteur à part entière de la vie politique de l’époque, directeur de The Economist et proche de Gladstone. Il est donc assez inconcevable d’imaginer qu’il ait pu ne pas voir la réalité à l’œuvre. Il est plus concevable que sa simplification du fonctionnement des institutions lui ait permis de les rendre plus intelligibles. Par ailleurs, il n’avait sans doute pas conscience de l’ingérence de la reine Victoria dans les affaires du royaume, cette ingérence étant apparue au grand jour après la publication de ses lettres dans la première moitié du xxe siècle. Enfin, sa description du fonctionnement du Cabinet avant 1867 n’est certainement pas le plus essentiel dans son ouvrage ; sinon, comment expliquer qu’un ouvrage non seulement discutable mais aussi dépassé soit toujours lu de nos jours ? C’est bien davantage le désir de Bagehot de protéger un régime stable par tous les moyens – y compris la simplification – qui intrigue. C’est en cela que la question de l’extension du droit de vote est beaucoup plus importante dans The English Constitution qu’il n’y parait au premier abord.
Walter Bagehot n’était pas dupe des conséquences que l’extension démocratique aurait sur un régime aussi subtil à faire fonctionner. En schématisant avec exagération, au risque de vouloir faire croire qu’il était le premier à parler du Cabinet22, à réfuter le système de freins et de contrepoids et à invoquer la responsabilité ministérielle, il souhaitait surtout donner un cadre clair, utile aux classes dirigeantes – dont la majeure partie était des pourfendeurs de l’extension du droit de vote.
Ce que Bagehot décrivait était avant tout l’équilibre précaire à l’œuvre après 1834 entre les détenteurs du pouvoir (le Premier ministre et le Cabinet) et les administrateurs de ce pouvoir (les Parlementaires), équilibre qui pouvait difficilement fonctionner au sein d’un régime véritablement démocratique et qui mettrait en danger les libertés acquises. Pour reprendre les propos de Terence Jenkins (1996 : 7) :
En d'autres, Bagehot avait un objectif caché : son affirmation selon laquelle les classes moyennes exerçaient un pouvoir réel par le biais de la partie ‘efficace’ de la Constitution, le Cabinet, mais cachaient ce fait aux yeux des masses en laissant croire que les composantes ‘dignes’ de la Constitution continuaient à gouverner, était façonnée par son souci d’empêcher l’accès au vote d’un grand nombre d’ouvriers ‘ignorants23.
Ce qui reste d’autant plus surprenant ici, c’est que Bagehot soit parvenu à prédire ce qu’il souhaitait pour l’avenir, à savoir l’existence d’un Cabinet fort même si, de nos jours, c’est surtout un Cabinet dominé par le Premier ministre, alors même qu’il était convaincu que l’extension du droit de vote détruirait le système en place.
3. Au-delà des approximations : les principes essentiels du Parlementarisme
D’une certaine façon, il est vrai que le régime en place entre les deux réformes Parlementaires n’a pas survécu aux bouleversements de la seconde moitié du xixe siècle. La structure politique est, certes, toujours un régime Parlementaire, mais c’est, avant tout, une démocratie Parlementaire.
D’un côté, le pouvoir législatif s’est peu à peu doté d’une véritable base démocratique et de partis politiques organisés et, de l’autre, l’exécutif, en raison des demandes nouvelles émanant de ces partis, s’est trouvé investi d’un pouvoir plus grand. Le centre du pouvoir s’est focalisé, un temps, sur la Chambre des communes et le Cabinet puis, inévitablement, le glissement s’est opéré de nos jours vers le binôme Chambre des communes – Premier ministre.
L’adoption de la deuxième loi Parlementaire de 1867 marqua en ce sens la fin du Parlementarisme classique tel que Bagehot l’avait décrit. Comme le rappelle Jenkins, l'expression de « réforme Parlementaire » recouvre deux significations : la première, qui est une réforme par le Parlement et la seconde, qui est une réforme du Parlement (Jenkins, 1996 : 89). Dans ce second sens, la portée de l'expression est importante car elle indique que l’organe souverain de l’époque avait, lui aussi, subi une transformation. Pour Vernon Bogdanor (1995 : 31) à propos des répercussions de la loi électorale de 1867, « l'extension du droit de suffrage signifiait que ce qui se passait hors du Parlement venait déterminer ce qui se passait à l’intérieur du palais de Westminster et que le centre de gravité politique venait à se déplacer du Parlement vers le programme électoral »24. À partir de 1867, et plus encore après la troisième réforme Parlementaire de 1884, les débats au sein du Parlement changèrent en devenant organisés et pilotés par des partis.
Dresser ce constat n’enlève rien aux écrits de Bagehot. On le voit, deux distinctions de premier plan apparaissent dans sa description du Parlementarisme. Il se dégage, d'un côté, une conception du régime Parlementaire dit « classique », qui fait l'éloge du débat animé et spontané mais néanmoins modéré au sein du Parlement, à une époque où la politique n’était pas encore organisée et structurée par les appareils de partis25 et, de l'autre, une conception du régime Parlementaire moniste26, bien plus profonde, qui établit une unité entre la majorité Parlementaire et le gouvernement qui en est issu et qui fait de la responsabilité des ministres devant le Parlement un de base. La première conception est, comme on l’a vu, discutable et prit fin en 1867. La seconde conception, en revanche, perdure encore de nos jours. Cette dualité dans l’œuvre constitutionnelle de Bagehot explique sans doute pourquoi l’auteur est considéré tantôt comme l’analyste d’une théorie du Parlementarisme dépassée, tantôt comme le premier théoricien d’un modèle moniste du gouvernement de Cabinet sur lequel de nombreux penseurs politiques prendront appui par la suite – le Français Raymond Carré de Malberg en premier chef. Enfin, Walter Bagehot lui-même, en entremêlant les deux conceptions, fut sans doute son propre ennemi, car il faudra attendre le début des années 1920 pour que les premières analyses de l’histoire du Parlementarisme viennent les démêler27.
Conclusion
Au terme de cet article, plusieurs conclusions se font jour. Les travaux sur la théorie du Parlementarisme doivent nécessairement revenir sur la période dite « classique » au Royaume-Uni et, ce faisant, sur les conclusions de Bagehot sur le rôle du Cabinet (le Gouvernement détenteur du pouvoir exécutif) et l’équilibre entre le Cabinet et le Parlement. Cet équilibre passe, d’une part par la responsabilité des ministres devant la Chambre des communes et, d’autre part, par le pouvoir de dissolution du Cabinet et la neutralisation du rôle du monarque (aussi appelée l’irresponsabilité du chef de l’État). En dépit des erreurs, des exagérations et des enjeux passés sous silence, Bagehot a surtout « démocratisé » le pouvoir exécutif en présentant le Cabinet comme l’organe en propre du Parlement.
En identifiant que les deux grands acteurs du système étaient le Parlement et le Cabinet – c'est-à-dire les représentants du monarque, exerçant sa prérogative en son nom – il a déplacé le problème de la séparation des pouvoirs tel que nous, lecteurs français pétris des idées du siècle des Lumières, nous pouvons l’entendre. Avec lui, il ne s’agit pas de déterminer où se trouvent les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire mais bien de regarder qui détient le pouvoir – le Parlement et le Cabinet – pour savoir comment le stabiliser et le contrôler. C’est là un cadre de référence toujours d’actualité pour qui s’intéresse aux régimes politiques nouveaux. À ce titre, la théorie constitutionnelle que les écrits de Bagehot révèlent parvient à s’extraire du contexte politique du xixe siècle, de ce Parlementarisme classique mythique, pour s'imposer comme l’une des formulations les plus abouties du Parlementarisme tout court.