Introduction
L’interventionnisme des ducs de Bourgogne dans l’économie vitivinicole par des décisions ponctuelles et des ordonnances, en particulier depuis celle de Philippe le Hardi sur les plants de gamay (1395), est bien connu (Lavalle 1855 ; Beaulant 2018 ; Pepke-Durix 2000). Loin de n’être que des hapax, ces actes constituent en réalité une source précieuse d’informations, à la fois pour la compréhension des pratiques vitivinicoles en termes de production, de consommation et surtout de gestion, pour l’étude des rapports entre le pouvoir princier et d’autres acteurs, et plus généralement sur la place du vin comme manifestation du pouvoir du prince (Labbé 2019).
Les Archives Départementales de la Côte-d’Or conservent, parmi les liasses du domaine relatives à Beaune, Pommard et Volnay (B 526), deux ordonnances sur les vins étrangers, émises par Philippe le Bon en faveur des Beaunois, en 1466, considérées par comme Jean Lavalle comme l’une des premières illustrations du droit d’entrée et de confiscation des vins à Beaune (Lavalle 1855, p. 48). La première prend la forme d’une nouvelle taxe sur les vins étrangers entrant, mais également transformés dans les pressoirs de Beaune. Chaque queue sera désormais taxée à hauteur de 4 gros, chaque muid à hauteur de 2 gros et chaque quart de queue à hauteur d’un gros (annexe I). La seconde concerne l’octroi d’une partie du produit des amendes et confiscations infligées aux étrangers produisant du vin dans la ville, sans licence du maire, des échevins et des bourgeois beaunois (annexe II). Cette nouvelle recette judiciaire est partagée entre la ville et le duc, représenté ici par son châtelain de Beaune et de Pommard, qui sera tenu d’en faire mention chaque année dans ses comptes.
Richesse de Beaune et des ducs de Bourgogne, le vin était régulièrement utilisé par ces derniers pour gratifier, mais surtout pour tenter de fidéliser des individus, participant à une forme de gouvernement par le don, omniprésent au Moyen Âge (Beck 2001 ; Rameau 2022). Si les biens possèdent en eux-mêmes une valeur importante, en tout cas sur le plan symbolique, certaines décisions du prince ou concessions de parcelles de son autorité s’insèrent également dans ce paradigme. Désireux de répondre favorablement à la supplique des maires, échevins et bourgeois de Beaune au sujet du financement des fortifications, Philippe le Bon décida alors de prendre ces deux résolutions d’ordre fiscal – reproduites en annexe – le 23 mai 1466, toutes deux relatives aux vins étrangers, dont le présent article en est le commentaire. Le contexte dans lequel ces deux concessions de prérogatives princières sont accordées aux Beaunois est important, et permet surtout de comprendre les motivations initiales de chaque parti. Depuis les désastres de Crécy (1346) et de Poitiers (1356), le royaume de France a connu une explosion du nombre de campagnes visant à ériger ou restaurer les systèmes défensifs urbains (Blieck et al. 1999, p. 7-12). À ces considérations défensives et militaires s’ajoutent des motivations à la fois politiques et territoriales, en lien avec l’évolution des pouvoirs princiers et l’autonomisation des communes. Reprises par les princes, ces initiatives se multiplient tout au long des derniers siècles du Moyen Âge, et jusqu’à la fin de la période (Dreillard 2017). Elles s’accompagnent partout d’une délégation fiscale, qui permit aux communautés urbaines de se doter de moyens propres tout en servant de laboratoire à la fiscalité d’État, le vin étant l’un des premiers produits taxés (Chevalier 1984 ; Rigaudière 1985 ; Menjot et Sanchez Martinez 2005 ; Kernévez et Bachelier 2021). Les territoires bourguignons n’échappent pas à cette dynamique. À Dijon, capitale du duché, les autorités municipales furent sollicitées dès 1355 pour restaurer « briesment et hastement » les murs, les fossés, les portes et les forteresses de la ville1. Après les Capétiens, les Valois reprirent à leur compte cette politique de fortifications urbaines (Schnerb 1999, p. 345-352). Philippe le Hardi accorda par exemple, en 1384, une autorisation de lever des assises et maltôtes pour poursuivre les travaux de fortifications de Douai (Salamagne 2001). Dans la partie méridionale, Jean sans Peur octroya plusieurs concessions d’impôts indirects aux autorités de Dole durant son principat, pour une durée de quatre ans, portée à six années supplémentaires par son fils, Philippe le Bon (Gauthier et Feuvrier 1894, p. 321). D’autres exemples pourraient être mobilisés, comme Courtrai ou l’Écluse, qui témoignent tous de la permanence de ces campagnes.
Dictée par des nécessités politiques, cette vaste entreprise de fortification des villes permet en creux de questionner les rapports entre le pouvoir du prince et les autorités urbaines, en particulier à travers le financement de ces travaux. Comme le rappelle Bernard Chevalier, la mobilisation des capitaux constitua en effet une difficulté majeure, qui « équivaut presque à celle que s’étaient imposée les générations précédentes en construisant églises et cathédrales gothiques pour la gloire de Dieu » (Chevalier 1982, p. 54). Parmi les nombreuses campagnes menées dans les territoires bourguignons, en particulier dans le duché de Bourgogne, celle conduite à Beaune semble constituer un cas à part, pour au moins deux raisons. La première est liée à la chronologie. Décidés par Philippe le Bon, les travaux de construction, de rénovation et d’adaptation des systèmes défensifs démarrèrent véritablement à partir des années 1440 et paraissent se poursuivre encore dans les années 1460. Or, comme le rappelle Albert Rigaudière, cette période est davantage marquée par la fin des grandes opérations (Rigaudière 1985, p. 22). La seconde raison tient à la difficulté de son financement, qui amène le prince à agir à plusieurs reprises pour aider les autorités beaunoises, qui le sollicitent. En 1441, le duc accorda aux habitants le droit de percevoir pendant trois ans le quart des cens et rentes sur les maisons des forains et le cinquième du loyer de leurs maisons. En 1446, cette autorisation fut prolongée de cinq ans. Si l’appareil argumentatif repose en grande partie sur la question du financement des fortifications, il semble que les deux résolutions prises par Philippe le Bon s’inscrivent davantage dans l’économie vitivinicole beaunoise ainsi que dans les rapports entre le prince et les autorités municipales.
Des autorités beaunoises au pied du mur ?
Les travaux de fortification, nombreux aux xive et xve siècles, représentaient une charge considérable pour les finances municipales, les habitants devant assumer la construction et l’entretien des enceintes (Richard 1940-1946, p. 316-329 ; Clauzel 1982, p. 136-139). Face à ce qui s’apparente à un gouffre financier, les villes étaient régulièrement amenées à faire appel au roi ou au prince pour obtenir leur générosité, même si les communes pouvaient disposer d’un droit à lever l’impôt pour financier ces travaux. Beaune n’échappe pas à ce mouvement de fond qui débute au xiiie siècle (Rossignol 1854, p. 136-169). Les premières lettres patentes du 23 mai 1466 reviennent tout d’abord sur l’origine de la supplique adressée par les autorités beaunoises à leur duc : l’état de délabrement des défenses urbaines. Rappelant que Beaune « de tres longtemps ait esté et soit emourée et fermée de muraille », le discours précise néanmoins que les intempéries, notamment les « eaues de pluyes », ont profondément détérioré les anciennes fortifications. En réponse à cela, les autorités beaunoises indiquent qu’elles entendent « faire couvrir ladite muraille tout alentour pour obvier qu’on ne le puisse escheller et pour la garder de pluye et de pourriture et que les gaictes en temps de pluye, gresle et neige puissent mieulx et à couvert eulx tenir et gaicter sur ladite muraille ». Ces mentions issues de sources écrites confirment les conclusions de Philippe Dangles, Nicolas Faucherre, Brice Collet et Alain Morelière sur les nombreuses campagnes menées sous les ducs de Bourgogne avant l’époque moderne (Dangles et al. 1997, p. 323-333). Cette « force du rempart », pour reprendre l’expression de Bernard Chevalier, permettait à la ville de matérialiser sa puissance, mais aussi d’utiliser cette enceinte comme un symbole de sa valeur (Chevalier 1982, p. 113). Reste cependant à mesurer l’ampleur du coût de ces travaux. Aucun des deux documents ne mentionne précisément ce dernier. Nul doute que le coût fut néanmoins important à Beaune.
À ce nécessaire entretien du bâti existant s’ajoute une autre dimension, beaucoup plus intéressante pour saisir la place occupée par certains éléments de l’enceinte. L’ordonnance évoque en effet le renouvellement « tant en bois, ferure, pavement comme autrement à cause du degast et foule que fait et a acoustumé de faire le grant charroy passant et alant par ladite ville journellement et continuellement ». En d’autres termes, il ne s’agit donc pas uniquement d’entretenir les défenses urbaines, mais de consolider les portes en les adaptant à la vitalité commerciale de Beaune. Là encore, l’étude menée par Philippe Dangles, Nicolas Faucherre, Brice Collet et Alain Morelière, en particulier sur les portes de la ville, confirme que la campagne impulsée par Philippe le Bon dès le début des années 1440 ne visa pas uniquement à doter Beaune d’un système défensif modernisé, mais aussi à répondre à la situation de carrefour commercial en établissant une barrière fiscale. Si Jean Lavalle mentionne la décision prise par l’abbé de Maizières en 1384 de ne pas faire entrer de vin sans autorisation du maire dans Beaune, les deux ordonnances de 1466 constituent – selon l’historien – les premières traces du droit d’entrée et de confiscation des vins entrés dans cette dernière (Lavalle 1855, p. 48). Dans un article traitant de l’établissement du droit d’entrée ou « entrage » à Dijon, Claude Tournier a mis en évidence le rôle important joué par l’enceinte comme barrière fiscale. En invoquant le nécessaire financement des fortifications, les autorités municipales utilisèrent la taxation comme un moyen pour mieux encadrer la qualité des vins produits à Beaune, en empêchant que soient associés au prestige du territoire les raisins venus d’autres « petiz lieux et de bas pays », mais surtout obtenir peut-être un droit d’entrage similaire à celui de Dijon. Si la ville s’était très tôt engagée dans une restriction importante de l’accès des vins étrangers à ses pressoirs, entraînant d’ailleurs une réaction similaire de Dijon à la fin du xive siècle, la création du droit d’entrage dans la capitale du duché de Bourgogne à la fin des années 1420 explique sans doute cet argumentaire. Dès 1421, Philippe le Bon s’était rangé derrière les habitants de Talant, obtenant gain de cause auprès du Parlement de Paris contre la municipalité qui interdisait tout vin étranger dans ses murs. En 1428, le duc octroya néanmoins une compensation substantielle à la mairie, qui pouvait désormais prélever une taxe de 20 sols tournois, voire confisquer le vin en cas de refus (Tournier 1950, p. 9-12). Si la question du financement de certains travaux urbains, en l’occurrence le pavement de la ville, apparaît comme une exigence nouvelle du pouvoir ducal, l’ordonnance de 1428 confirme que les aspects économiques et politiques se retrouvent intimement liés, invitant à reconsidérer la question du financement des fortifications beaunoises à l’aune des rapports de pouvoir entre le prince et les autorités municipales.
Contrôler et encadrer la production du vin dans l’espace beaunois
L’origine de la supplique étant connue, reste maintenant à délimiter les contours de ce droit d’entrage pour financer les travaux. Face aux coûts importants générés par de telles entreprises, les villes se tournèrent très souvent vers les princes, obtenant notamment de précieux dons en argent, mais surtout des concessions d’impôts ou de taxes pour compléter le financement de ces chantiers (Rigaudière 1985, p. 37-49). Les exemples sont nombreux dans le royaume de France, témoignant d’une véritable « budgétisation » pour la fortification urbaine. Les taxes diverses pesant sur les vins constituent l’une des sources fiscales les plus régulièrement mobilisées pour subvenir à ces besoins. À Chablis, également réputée pour ses vins, les autorités reçurent par exemple du roi de France l’instauration d’une retenue d’une partie des récoltes, ainsi qu’une imposition dite d’apetissement – entrainant une baisse des quantités pour payer l’impôt (Chevalier 1984) – sur la vente du vin au détail, afin de subvenir aux besoins militaires (Becet 1949, p. 11). Dans le cas beaunois, Philippe le Bon accorda deux concessions majeures à la demande de la commune. La première prend la forme d’une taxe sur la production de quatre gros pour chaque queue de vin, deux gros pour chaque muid et un gros pour chaque quart de queue « des raisins et fruiz des vignes qui sont et ont esté amassez, boutez et mis es vendanges passées en ladite ville, finaige et banlieue d’icelle » par les étrangers et forains. La seconde se caractérise par un compromis entre le pouvoir ducal et les autorités beaunoises, ces dernières obtenant la moitié du produit des amendes et confiscations « à cause des vins estrangiers qui seront sans licence desdis supplians », qu’elles possédaient auparavant en totalité. La taxation des produits, dont ceux des forains, n’est en soi pas un phénomène original. Dans le cas des forains, elle répond à une logique qui considérait que ces derniers, bien que n’habitant pas ou périodiquement dans la ville, jouissaient de sa protection lorsqu’ils y demeuraient. Leur contribution était donc attendue (Rigaudière 1985, p. 67-69). Dans la cité voisine de Dijon, la taxation des forains pour l’entretien des fortifications avait même été étendue à tous les cens, rentes, revenus, maisons et autres héritages possédés à l’intérieur de l’enceinte, le finage et la banlieue de la ville. Ce n’est donc pas tant la forme prise par cette taxation que sa justification qui est intéressante, et qui va au-delà de la nécessité de fortifier la ville.
Les lettres patentes rappellent d’abord l’un des arguments énoncés dans la supplique des autorités municipales, à savoir que les richesses de Beaune « ne sont fondez que en vignes, lesquelles leur sont et ont esté long temps à de tres petite revenue et utilité, et aussi que les deniers du grenier à sel et des rentes et loyers que souloient paier les estrangiers et forains ont esté et sont aboliz et ne ont rentes, revenues, ne prinses lesdis supplians fors que sur eulx par gietz et impostz ». À la restauration des finances municipales, amputées par des abolitions successives, s’ajoute un facteur économique majeur, les lettres patentes soulignant que l’instauration d’une taxe permettra que les Beaunois « puissent mieulx vendre leurs vins et que gens estrangiers cessent d’y aller doresenavant amasser leurs raisins qui souventeffoiz sont de petiz lieux et de bas pays, dont les bons vins dudit Beaune qui sont retournez en plusieurs longtains pays sont souvent reboutez et mesprisez ». Si l’appréciation réelle du vignoble et des vins de Bourgogne au Moyen Âge demeure encore un problème aujourd’hui (Richard 2001 ; Labbé 2012 ; Garcia 2014), la réaction des autorités beaunoises est néanmoins intéressante. Derrière la question en réalité secondaire de l’entretien des fortifications, qui nécessite un apport financier important, c’est donc bien une forme de protectionnisme à l’égard des Beaunois et de leur production qui est attendue. Dans la ville voisine de Dijon, tout vin d’autre origine que celui de la banlieue ou issus de vignobles possédés par des habitants de la ville devait obtenir une « licence » du maire avant son interdiction totale en 1393 (Tournier 1950, p. 9). Cette défense du monopole beaunois n’est cependant pas propre à l’espace bourguignon. Sandrine Lavaud l’a constaté dans l’espace bordelais à travers les décisions prises par Édouard III et Richard II (Lavaud 2013). Deux années après la décision de 1466, les autorités municipales de Châlons-en-Champagne prirent également une décision similaire à celle évoquée ici, condamnant la concurrence des vins venus de Bar-sur-Aube, mais surtout de Bourgogne (Gerardi 1910-1911, p. 401). Comme à Beaune, les autorités municipales rappellent que « plusieurs et la pluspart des habitans de ceste ville se deulent et plaignent que l’en vend vins de Bourgogne, Bar-sur-Aube, et autres vins estrangers en ceste ville de Chaalons, à l’occasion desquelx les vins du creu de ladite ville et du pays des montaignes à l’environ ne sont vendus, mais demeurent aux bourgeois et habitans de ladite ville, et leur convient iceulx vendre à tres vil pris ». De manière générale, les villes demeuraient toutes soucieuses de réglementer les échanges commerciaux dans leurs murs, en particulier dans le cas des vins. Ces mesures concernaient à la fois le marché local et son approvisionnement, mais aussi la transformation des raisins effectuée dans les pressoirs de la ville (Lavaud 2003 ; Hinnewinkel et Lavaud 2009 ; Leroy 2015). Quant à la réputation des lieux, associée étroitement à l’idée de monopole (Mollat et Wolff 1970, Dumolyn et Haemers 2017) et de fama, elle reposait à la fois sur une conception des crus (Labbé et Garcia 2011) et sur les savoir-faire beaunois (Labbé et Garcia 2014). La mention de vins rapportant de « petite revenue et utilité » peut aussi surprendre, lorsqu’il s’agit d’évoquer les productions beaunoises dont le prestige au Moyen Âge n’est plus à démontrer (Dion 1959 p. 285-300 ; Dubois 1976 et 2 003). C’est oublier néanmoins qu’au-delà de la supplique, la période dans laquelle sont prises ces deux décisions fut marquée par les conséquences de la guerre de Cent Ans, ainsi que par des aléas climatiques particulièrement dommageables pour les vignes dans le duché et comté de Bourgogne (Theurot 2001 p. 183-185 ; Gresser 2019 p. 24-27 ; Labbé 2020). Beaune n’échappa sans doute pas à ces problématiques qui touchaient le territoire voisin, même si la production demeura importante durant toute la période, en tout cas dans les domaines ducaux (Beck 1996 et 2001). Les observations réalisées par Claude Tournier à Dijon le confirment. À la faiblesse de la production, observée dans le vignoble dijonnais en particulier pour les années 1444 et 1446, s’ajoute le passage régulier des compagnies jusqu’au milieu des années 1440, mais surtout le maintien la présence de vins d’origines toujours plus lointaines, dont les petits vins du Lyonnais et de la vallée du Rhône (Tournier 1950, p. 23-24). Cette dernière, critiquée comme à Beaune en 1466, profitait également à certains marchands. En septembre 1463, la municipalité, après avoir accepté la suppression de l’entrage aux États du duché de Bourgogne d’août 1460, réclama le retour de cette taxation au duc. Philippe le Bon accéda à la requête de la municipalité en 1465, tout en stipulant que le compromis trouvé avec le maire et les échevins autorisaient désormais les vins de « tout le creu du duché de Bourgogne » à entrer dans l’enceinte sans acquittement de cette taxe (Tournier 1950, p. 25). Face à cette situation nouvelle dans la capitale du duché de Bourgogne, les autorités beaunoises se devaient de réagir en obtenant une barrière fiscale similaire, qui garantirait à la ville, comme depuis la fin du xive siècle, un accès fortement limité des vins étrangers et forains à ses pressoirs et son marché. Tout en concrétisant le désir de la municipalité de se voir concéder un droit similaire à celui de Dijon, les deux décisions prises par Philippe le Bon en 1466 mettent également en évidence l’importance des relations entre le prince et ses sujets dans l’établissement d’une nouvelle législation sur le vin.
Le financement des fortifications beaunoises ou le renforcement des pouvoirs ducaux et municipaux
Les deux lettres patentes du prince ne s’inscrivent donc pas uniquement dans le cadre des efforts pour fortifier la ville. Certes, l’inachèvement de la campagne de fortifications menée par le duc de Bourgogne à partir de 1442 posait un problème, d’autant que les tensions entre la principauté bourguignonne et le pouvoir royal s’étaient accentuées à la suite de la participation du comte de Charolais à la ligue du Bien public contre Louis XI. Sans être menacée, Beaune demeurait une ville stratégique dans le duché de Bourgogne. Économiquement nécessaire, mais surtout profitable aux Beaunois pour rééquilibrer une situation jugée préjudiciable entre les habitants, les forains et étrangers, l’instauration d’un droit d’entrage et la délimitation de ses contours permettent également de mettre en évidence, comme l’ont souligné Patrick Kernévez et Julien Bachelier pour le duché de Bretagne, les relations entre le pouvoir princier et certaines de ses villes à travers la question du financement des fortifications (Kernévez et Bachelier 2021).
Dans les lettres patentes de 1466, confirmant l’octroi d’une partie des amendes et des confiscations, Philippe le Bon s’attacha d’abord à reprendre les termes employés par les Beaunois eux-mêmes dans leur supplique (Braekevelt J. et Dumolyn J., 2012), rappelant que « d’ancienneté est une bonne ville bien formée et de grant renommée, tant à cause des bons et excellens vins qui croissent et promectent ou finaige et territoire d’icelle ville si comme à cause de ce que de tres grant ancienneté ont esté ordonnez et establiz par feux de bonne memoire noz predecesseurs, que Dieu absoille, et entretenuz de par nous les principaulx sieges et auditoire de noz jugemens et de nostre juridicion de nostre duchié de Bourgoingne, c’est assavoir de nostre parlement de Beaune et des auditeurs des causes d’appeaulx de nostre duchié et autrement ». Siège du pouvoir princier, la ville est surtout qualifiée de « bonne ville », définition complexe renvoyant à la fois à un imaginaire urbain d’un ensemble puissant véhiculé par la littérature médiévale, à un élément du discours royal au sein des relations entre le prince et ses sujets, ainsi qu’à un outil de distinction entre les villes d’un même espace (Rager, 2021). Le duc stipule ici que les habitants « sont tousiours enclins et tres volontaires de nous complaire et obeir », en particulier pour « diverses charges et sommes de deniers extraordinairement par impostz, fouaiges, aides, emprumptes et autrement ». Ce rappel, présent dans les deux actes, constitue un témoignage parmi d’autres des relations entretenues par les pouvoirs princiers avec certaines villes, en particulier dans la séquence qui s’étale entre 1440 et 1540 que Bernard Chevalier qualifie « d’entente cordiale » (Chevalier 1982, p. 101-106). Encouragé en particulier par Louis XI à partir de 1461, ce réchauffement relationnel entre la royauté et le monde urbain, qui n’empêcha néanmoins par de multiples révoltes (Carbonnet 2023), culmina en 1465, lorsqu’après l’indécise bataille de Montlhéry, le 16 juillet, le roi de France put compter sur le soutien de Paris, qui ferma ses portes à Charles de Charolais ainsi qu’aux autres ligueurs. Philippe le Bon reprit à son compte ce ton amical, dans lequel l’affection et la fidélité prennent le pas sur le ton comminatoire. Cette attitude ne touche cependant pas uniquement Beaune, les lettres patentes de 1466 soulignant que « ilz en ont esté et sont advertiz ainsi que noz autres subgetz de noz pays de Bourgoingne ». Au-delà des éléments de langage, le pouvoir princier tient également à souligner cette fidélité, qui tranche avec le comportement d’autres villes de l’espace bourguignon, comme Gand dans les années 1450 (Vaughan 1970, p. 303-333), ainsi que celui plus récent de Liège et des Dinant (Gorissen 1972, p. 129-145). Philippe le Bon, vieillissant, avait cédé à son fils Charles le commandement de son armée, qui obtint notamment la victoire de Montenaken en octobre 1465 contre les Liégeois. Beaune, bonne ville du duc de Bourgogne, se retrouve donc récompensée pour sa supposée fidélité. Mieux, elle obtint la générosité du prince, qui s’intéresse ainsi au « bien et seurté des habitans en icelle comme de noz subgetz du pays d’environ […] et aussi le pavement et entrées d’icelle ville estre bien et convenablement entretenuz pour le bien, prouffit et embellissement d’icelle nostre ville ». Les images du prince généreux et celle de la bonne ville s’en trouvent glorifiées.
Un dernier aspect mérite d’être abordé. L’instauration de cette nouvelle taxe et l’octroi du produit de certains droits offrent enfin l’occasion pour chaque parti d’asseoir son autorité. Du côté des autorités municipales, la taxe permet d’abord de réaffirmer les prérogatives urbaines sur les étrangers et forains, les lettres précisant que « afin que aucune fraude n’y soit commise [ils] seront pour ce tenuz de faire ostention et ouverture des lieux et celiers ou auront esté amassez, mis et boutez lesdis raisins et fruiz de vignes et le vin qui en y sera et de jurer et declairer par foy et serement combien ilz auront fait de vin ». Dans le cas des amendes et confiscations, l’octroi semble avoir fait l’objet d’un compromis, à la suite d’un conflit commencé en 1458 entre le procureur ducal et les autorités municipales, résolu par les commissaires à la réformation au bénéfice du premier (Rossignol 1854, p. 517-531). Les lettres soulignent que les Beaunois en appelèrent à la coutume, ce à quoi « fut respondu et deffendu au contraire selon ladite coustume » qu’il n’était pas du ressort des autorités municipales de taxer les marchands étrangers et forains (Kohn 1983). En dépit de toutes les défenses et remontrances, « il a esté dit et declairé par sentence que lesdis vins nous seront entierement confisquez et aussi que les amendes arbitraires concernans le fait desdis vins demeuront et seront reservés » au duc. Dans ce deuxième cas, c’est donc le pouvoir ducal qui sort vainqueur de ces discussions, utilisant sa générosité comme un outil politique visant à souligner la magnanimité du prince, qui abandonne en apparence des revenus de petite valeur, tout en s’assurant en réalité de nouvelles rentrées fiscales. Les lettres précisent que « depuis cinq ou six ença » le produit des amendes et confiscations n’a rapporté que 20 sols tournois par an, démontrant implicitement que la ville était désormais réticente à faire entrer des sommes dans les caisses ducales qui lui revenaient auparavant. Face à ce constat, Philippe le Bon réagit en affirmant « qu’il fait à presupposer que en ouctroiant par nous à iceulx suppliant la moitié esdites confiscacions et amendes, ilz seront plus soigneux et enclins de tenir la main à faire valoir icelles amendes et confiscacions dont nous pourrons avoir cy apres plus de prouffit en la moitié que à present nous ne avons en tout ». La générosité apparente du prince résulte donc avant tout d’un compromis en lien avec les multiples tensions qui émaillent les rapports entre le pouvoir ducal et les autorités urbaines sur la question des rentrées fiscales liées aux vins. En 1441, Philippe le Bon accéda à la requête des autorités dijonnaises sur la question de la plantation de nouvelles vignes, mais conditionna l’interdiction à son accord préalable et décida que le produit des amendes serait désormais versé au bailli et non au gouvernement urbain, qui en réclamait le produit en raison de l’ordonnance de 1395 sur le gamay (Beaulant 2021). À Beaune, le prince fait un constat différent en estimant qu’un partage des recettes en faveur de la municipalité, et donc des compétences, assurera une rentrée plus pérenne des fruits de ces amendes et confiscations. Dans les faits, c’est pourtant bien Philippe le Bon qui obtient gain de cause, et non les autorités beaunoises, le prince appliquant une conditionnalité comparable à celle émise pour le droit d’entrage à Dijon. Rappelant que le produit des taxes ne pouvait d’abord servir que « pour le pavement et non ailleurs sur peine d’être recouvré sur eux », le troisième octroi, en 1454, considéra qu’un tiers de la recette devait désormais servir à l’entretien de l’hôtel ducal (Tournier 1950, p. 17). Dans le cas de la taxe, les lettres énoncent que les sommes obtenues seront obligatoirement utilisées pour la réparation des fortifications, comme le réclamaient les Beaunois, « et non ailleurs, sur peine de le recouvrer sur lesdis supplians et dont ilz seront tenuz de rendre compte par ci devant noz commis à ce toutes les foiz que mestier sera ». Quant au produit des amendes et des confiscations, le duc de Bourgogne accepta le partage de ce dernier, mais précisa qu’il devra désormais « estre fait et tenu controle par nostre chastellain de Beaune et de Pommart, present et advenir, qui receuvra pour et en nom de nous l’autre moitié d’icelles confiscacions et amendes, dont il sera tenu de faire recepte à nostre prouffit ».
Tout en feignant d’abandonner deux sources de profits aux autorités municipales, Philippe le Bon s’assurait en réalité un renforcement de son pouvoir de contrôle à l’intérieur des murs beaunois, par le truchement de son châtelain. Pour le maire, les échevins et les bourgeois, l’action du prince leur était également profitable. Reconnue comme une bonne ville et remerciée pour sa fidélité, Beaune obtenait dans le même temps un droit de regard supplémentaire sur les activités des étrangers et forains, une taxation qui s’apparente à un droit d’entrage similaire à celui de Dijon, ainsi qu’une capacité à confisquer une partie des vins produits à partir de ses pressoirs. Les autorités municipales réaffirmaient donc leur autorité et le périmètre de leur action, tout en soulignant leur volonté de coopérer avec le prince.