Préambule : Les théâtres de marionnettes et la « culture populaire »
Si l’on se penche sur l’histoire du théâtre de marionnettes en Europe, on peut dire qu’une bonne partie de ses pratiques – mais pas toutes – relèvent d’un « art populaire », et ce dans plusieurs sens. D’abord, les théâtres de marionnettes ont longtemps été considérés à l’intérieur de la catégorie muséale, forgée pendant l’entre-deux guerres, des « arts et traditions populaires », comme en témoigne la présence d’une collection importante de marionnettes (plus de 1500 objets) au Musée des Arts et traditions populaires de Paris, ouvert en 1951. Le transfert d’une grande partie de cette collection au MUCEM de Marseille, ainsi qu’aux Musée Gadagne de Lyon après la fermeture du musée parisien en 2005, témoigne d’un changement de point de vue sur la catégorie d’art populaire, qui s’autonomise progressivement de la notion de « tradition ». À Lyon, les marionnettes traditionnelles côtoient des formes très contemporaines de l’art des marionnettes.
Les théâtres de marionnettes entrent plus généralement dans le champ de la « culture populaire », concept qui a fait l’objet de définitions diverses. Robert Muchembled, qui en étudie l’évolution en France du XVe au XVIIe siècle1, la définit comme une culture propre aux « masses populaires » paysannes et urbaines, c’est-à-dire à la partie de la population qui n’appartient pas aux élites. La culture populaire est partiellement autonome par rapport à la culture savante, notamment parce qu’elle est essentiellement orale dans ses manifestations et sa transmission, ce qui est majoritairement le cas des arts de la marionnette en Europe jusqu’au début du XXe siècle. La définition de Muchembled est plus large que celle de Bakhtine, qui étudie la culture populaire principalement dans ses manifestations verbales, spectaculaires et de rituels sociaux2, mais la question de l’autonomie d’une culture propre aux masses populaires, « non officielle »3, les rapproche. L’idée de manifestations culturelles non destinées aux élites ni produites par elles semble perdurer jusqu’à nos jours, comme le suggère cette définition proposée par Pascal Ory, où il rapproche « culture populaire » et « culture de masse », proposant d’y voir finalement deux regards différents sur un même phénomène selon les conjonctures :
La culture d’une société en tant qu’elle ne s’identifie pas à ses élites – l’une des inflexions possibles étant que lesdites élites peuvent être ici, à l’ancienne, les élites politiques des classes sociales dominantes, là, de manière plus moderne, les élites culturelles de l’artiste ou de l’intellectuel. La culture populaire serait alors la forme ancienne, la culture de masse la forme moderne de la production et de la médiation culturelles en tant qu’elles échappent au contrôle des élites.4
Ainsi, lorsque John McCormick et Benny Patrasik appellent leur ouvrage sur l’histoire des marionnettes, Popular Puppet Theatre in Europe 1800-1914, ils partent au fond de la catégorie de « culture populaire », de même que Catriona Kelly, qui revendique l’usage de cette notion dans son livre Petrushka. The Russian Carnival Puppet Theatre, de préférence à celle de folklore. Les traditions de théâtre de marionnettes dont parlent ces historiens relèvent donc d’un théâtre réalisé par des catégories sociales modestes5 (ce qui n’empêche pas ensuite leur remobilisation par une élite savante), dont le public est principalement constitué de gens du peuple et qui se joue dans des lieux « populaires » : la rue, des caves, des jardins, des cafés, de petits théâtres ou des salles vouées au divertissement des masses.
Intervient alors une seconde notion, essentielle dans l’histoire du théâtre de marionnettes : celle de « tradition », les adjectifs « populaires » et « traditionnelles » étant très souvent utilisés l’un pour l’autre lorsqu’on parle des marionnettes avant le XXe siècle. Savoir ce qu’est la « tradition » au théâtre de marionnettes, et dans quelle mesure on doit s’y conformer, lui emprunter, la renouveler ou la dynamiter, fut un problème fermement débattu entre les marionnettistes au cours du XXe siècle jusqu’à récemment. Pour exemple, le numéro de Théâtre / Public dirigé en 2009 par Julie Sermon porte le titre suivant : La Marionnette ? Traditions, croisements, décloisonnement6.
En quoi consisteraient alors les traditions du théâtre de marionnettes populaire ? Lorsqu’on compare plusieurs pratiques dans différents pays et à différentes époques, on remarque un certain nombre de traits archétypaux qui semblent dessiner une constellation assez homogène. Les pratiques ont été colportées d’un pays à l’autre par des comédiens ambulants, facilitant la transmission de topoï. Ces traditions proposent toutes sortes de formes (gaine, fils, tringles, etc.) et de répertoires (religieux, mythologique, chevaleresque, féérique, mélodramatique, parodique, satirique). L’Europe a été plus particulièrement marquée par des héros nationaux ou régionaux aux XVIIIe et XIXe siècles, qui sont encore aujourd’hui ceux qu’on a à l’esprit lorsqu’on pense au « théâtre de marionnettes » : Guignol à Lyon, Tchantchès à Bruxelles, Don Cristóbal en Andalousie, Pulcinella à Naples, Punch en Angleterre, Karagöz en Turquie et dans une partie du bassin méditerranéen, Petrouchka en Russie, Hanswurst en Allemagne, etc. On peut ajouter à ces figures des personnages issus de la commedia dell’arte, comme Polichinelle, Pierrot, Arlequin, qui parcourent les castelets dans plusieurs pays européens. Ces héros ont entre eux des rapports de filiation difficiles à établir, les traditions nationales se mêlant aux particularismes régionaux et le tout évoluant au fil du temps.
La plupart des traditions de marionnettes populaires s’essoufflent considérablement au début du XXe siècle, subissant la concurrence d’autres divertissements ou diverses formes de récupération, mais dans le même temps, elles se trouvent fortement réinvesties, idéalisées, revivifiées par les avant-gardes7, c’est-à-dire par des auteurs et metteurs en scène de théâtre appartenant à l’élite artistique et intellectuelle. Dès lors, la marionnette sort partiellement du champ de la « culture populaire » pour se mêler à la culture savante. Les traditions de marionnettes populaires sont alors revendiquées au profit de diverses utopies théâtrales pour lesquelles « l’art populaire » est conçu comme un modèle, à défaut d’être un horizon et un objectif.
Cette période du début du XXe siècle, que nous avons choisie pour cette étude, est particulièrement intéressante dans la mesure où elle permet de parcourir les ambiguïtés de la rencontre entre culture savante et culture populaire, et d’interroger l’appropriation des formes populaires par les élites.
On se demandera donc ici à quelles conditions et dans quelles circonstances une forme théâtrale populaire comme celle des marionnettes, réinvestie par les élites artistiques, peut encore être un « théâtre du peuple ».
Après avoir relevé les paradoxes des usages du « populaire » dans l’utopie marionnettique des avant-gardes, nous nous demanderons si la marionnette comme « théâtre du peuple » est un mythe ou une réalité, en considérant ses usages « contre » le peuple. Enfin, nous terminerons par l’examen d’un contexte particulier, celui de la révolution et de la guerre civile en Espagne, où le théâtre de marionnettes semble véritablement agir comme « théâtre du peuple » au sens plein du terme.
Les paradoxes de l’utopie de la marionnette populaire au tournant du XIXe et du XXe siècles
L’intérêt grandissant des hommes de théâtre pour la marionnette populaire correspond à l’avènement de ce qu’on a appelé « les théâtres d’art », qui occupent une position paradoxale vis-à-vis des arts populaires. Les principaux acteurs de la rénovation théâtrale du début du XXe siècle (Craig, Jarry, Maeterlinck, etc.) fustigent abondamment l’industrie théâtrale dominante, le théâtre commercial (les revues, le music-hall, le mélodrame etc.), pour lui opposer un « art pur », représenté entre autres par les marionnettes, mais aussi par la pantomime, par exemple.
Dans un tel contexte, la marionnette populaire est appelée à la rescousse pour régénérer le théâtre, ce qui conduit à un premier paradoxe. Renoncer à « l’industrie » théâtrale au profit de « l’art pur », fût-il calqué sur des manifestations d’art populaire, c’est renoncer au grand public, se contenter d’un cercle choisi, ou même revendiquer l’élitisme : on peut être fasciné par l’art populaire tout en détestant le peuple. Chez Alfred Jarry par exemple, on perçoit un va-et-vient entre fascination et répulsion pour « la foule », qu’il insulte copieusement8, mais dont il aime les manifestations artistiques. Dans sa « Conférence sur les pantins », il défend la dignité du « vers de mirliton » des marionnettes populaires par rapport à celui qu’on entend « dans les théâtres à personnages humains et que le public applaudit de toute la compréhension de son séant, seul point par lequel il soit bien en contact avec le Théâtre. »9. Il déteste les goûts du public mais il aime l’opérette, les chansons, les gravures populaires et les marionnettes.
Une fois posé ce paradoxe, voyons ce qu’on fait au début du XXe siècle de la marionnette populaire. Les propriétés esthétiques que l’on détache de la poupée en elle-même – c’est la marionnette à gaine des castelets de rue qui est le plus souvent convoquée –, sont accompagnées du cortège des habitudes dramaturgiques de la marionnette populaire. Personnages typiques, scenari séculaires, jeux de scène et de bâtons repeuplent une scène savante qui cherche ainsi à se régénérer. C’est à la source du théâtre de marionnettes traditionnel qu’ont puisé des dramaturges comme Ramón del Valle-Inclán, Federico García Lorca, Michel de Ghelderode, Alfred Jarry, Paul Claudel ou Pierre Albert-Birot. Ils développent à travers lui une même utopie théâtrale, celle du « retour aux sources », du « théâtre des origines », d’un « théâtre pur ». Michel de Ghelderode résume assez bien l’esprit général lorsqu’il dit des marionnettes qu’il leur doit « la révélation du théâtre, du théâtre à l’état pur, du théâtre à l’état sauvage, du théâtre des origines »10.
Dans le contexte de ce mythe « primitiviste » qui fait de la marionnette une figure des origines du théâtre, le théâtre de marionnettes populaire, qui renvoie surtout aux marionnettes européennes du XIXe siècle, est érigé en modèle. On relève la parenté entre ses formes traditionnelles et les aspirations contemporaines, on invite l’avant-garde à étudier, méditer, voire reconstituer une tradition sans laquelle on ne saurait construire de modernité véritable. Dialectique de la tradition et de l’avant-garde que Michel de Ghelderode résume avec une certaine justesse dans un texte où l’on perçoit à la fois l’idéalisation nostalgique d’un art disparu, la conscience des recherches de la modernité, que le vieux théâtre des marionnettes aurait déjà déployées dans son innocence, et l’association des marionnettes à un art du « peuple » :
Les marionnettes s’en vont dans les musées. Le peuple perd ses vertus patriales. Nouveaux temps ! Et cependant, par des soirs tumultueux ou recueillis, nous avons vu d’étranges choses : des décors dignes d’Henri Rousseau le douanier, des poupées d’un style inexprimable, proche de la statuaire nègre ou des plastiques expressionnistes ; nous avons entendu des œuvres du genre « Ubu-Roi » et des tirades en pur « dada » ! Nul ne s’en doutait ni ne se récriait ! Mais tout n’est pas perdu. Les artistes modernes de tous les pays songent à nouveau aux marionnettes. Puissent-ils, s’ils besognent pour elles, pénétrer véritablement leur dynamisme et ne pas méconnaître leur passé, puissent-ils apprendre l’âme populaire, ingénue et passionnée, avant de les faire renaître dans des formes contemporaines.11
La marionnette populaire est, dans ce contexte, brandie contre le « théâtre bourgeois » au nom d’un art théâtral libéré. Maurice Pottecher, le créateur du Théâtre du Peuple de Bussang en 1895, écrit dans Le Théâtre du peuple : « Ce théâtre ne doit être ni intolérant, ni exclusif, à l’exemple du théâtre bourgeois, qui est devenu peu à peu inabordable ou incompréhensible pour une partie – la plus grande – du peuple. »12. Il est vraisemblable que lorsque Jarry parle du séant du public, il pense au public du théâtre bourgeois, de même que Federico García Lorca concentre son attaque contre le théâtre bourgeois dans les prologues de ses pièces pour marionnettes. Dans Tragicomedia de don Cristóbal y la seña Rosita, le personnage prologal du Moustique se moque du « théâtre des bourgeois, […] théâtre des comtes et des marquis, un théâtre d’or et de cristal, jardin de la bêtise et du bon ton, où les hommes vont dormir et les femmes s'éventer ». Il lui oppose la recherche des « gens simples pour leur montrer les belles choses du monde sous la lune verte des montagnes… »13.
Ici, on oppose finalement le « peuple », comme s’il était vierge de culture théâtrale, au « public », sous-entendu bourgeois et rempli de préjugés. La marionnette populaire vivrait donc une vie libre, non soumise aux normes de bienséance et à la police du langage. Michel de Ghelderode, qui se fit aussi folkloriste des marionnettes des caves bruxelloises, y voit le modèle d’un théâtre « dégagé, satirique et quelque peu pamphlétaire »14, les marionnettes pouvant « se permettre de braver l’honnêteté, de bousculer les convenances établies »15.
Écoutons cependant la voix dissonante, dans ce concert de louanges du théâtre de marionnettes populaire, de celui qui fut pourtant le plus grand utopiste de la marionnette au début du XXe siècle, au point de créer le concept de « sur-marionnette » : Edward Gordon Craig. Voici ce qu’il dit de Punch, la marionnette populaire anglaise par excellence, dans son célèbre texte « L’Acteur et la sur-marionnette » (1908) :
Rappelez-vous que ces mêmes pupazzi [les marionnettes populaires type gaine] sont les descendants d’une noble et grande famille d’idoles, d’idoles faites en vérité à l’image d’un Dieu, et qu’il y a bien des siècles ces figurines avaient des mouvements harmonieux et non saccadés, nul besoin de ficelles ou de fils de fer, et ne parlaient point par la voix nasillarde du montreur de Guignol. Pauvre Punch, je ne veux pas te blesser ! […] Croyez-vous que son ancêtre gesticulât sur un tréteau large de six pieds représentant un théâtre vieillot, si bien qu’il s’en fallait de peu pour qu’il ne touchât de la tête le haut de l’avant-scène ? […] Quittez cette idée.16
Punch, la marionnette populaire par excellence, est donc pour Craig le symptôme d’un art dégénéré par une trop longue fréquentation du peuple. Craig n’étant pas à une contradiction près, cela ne l’empêche pas d’écrire presque dix ans plus tard un texte où il raconte sa rencontre avec un maestro de burattini à Bologne et de truffer les intermèdes inachevés de son Théâtre des fous de procédés du théâtre de marionnettes à gaine17.
On sait que le Punch britannique assassine sans scrupule sa femme et son bébé, que Pulcinella et Polichinelle règlent leurs comptes à coups de triques, que Guignol rosse le gendarme, mais peut-on pour autant parler d’un art pamphlétaire ? Cette dernière question – la marionnette est-elle un art pamphlétaire, et ce faisant, parle-t-elle au peuple ? – m’amène à interroger l’un des topos liés à l’idée qu’on se fait de la marionnette traditionnelle, largement relayée par les dramaturges dont je viens de parler. Issue du peuple, la marionnette serait frondeuse, subversive, transgressive, « populaire » au sens politique du terme, c’est-à-dire œuvrant pour la cause des classes défavorisées par l’histoire.
La marionnette populaire. Avec ou contre le peuple ?
De quel peuple parle-t-on finalement, quand on pense aux marionnettes ? Des canuts lyonnais contemporains de Guignol ? Sans doute, le Guignol de Laurent Mourguet, joué dans les caves lyonnaises au XIXe siècle, était bien un art du peuple, destiné aux classes populaires et traitant de leurs maux quotidiens18. Mais le Guignol plus aseptisé des jardins publics ou le Guignol transformé en héros de parodie dans la seconde moitié du XIXe siècle est-il vraiment moins « populaire », puisque tout le monde y a accès, y compris la bourgeoisie ?
Par ailleurs, si Guignol défend les modestes canuts contre les gendarmes dans la plupart des intrigues, la défense du « peuple » ne va guère plus loin. Dans l’introduction à l’ouvrage collectif Marionnettes et pouvoir, Raphaèle Fleury et Julie Sermon mettent à l’épreuve le cliché de la marionnette frondeuse :
Dans le discours des praticiens, la marionnette – et plus précisément, la marionnette à gaine (celle qui se joue « point levé » et renvoie à beaucoup de traditions populaires) – se trouve régulièrement revendiquée comme une figure subversive par essence. […] C’est même l’un des traits et l’un des plaisirs les plus caractéristiques des spectacles de marionnettes populaires que de voir les représentants de la puissance (le diable, le gendarme, le propriétaire, les autorités de toutes sortes) tournés en dérision, roués de coups de bâton, transformés en chair à saucisse ou brûlés en feu de joie.19
Pourtant, rappellent-elles, « la condition sociale des marionnettistes et le cadre d’exercice de leurs fonctions les ont le plus souvent condamnés à un conformisme de circonstance, y compris en dehors des périodes de censure caractérisée. »20.
En tant qu’art « produit par le peuple », largement pratiqué jusqu’à la fin du XXe siècle par des artistes issus du peuple, ou par une profession relativement marginalisée dans le champ théâtral institutionnel, le théâtre de marionnettes est en effet soumis à la condition sociale de ses acteurs. Cette condition lui permet de proposer un théâtre « populaire », qui puisse satisfaire le plus grand nombre en termes de divertissement, mais pas forcément un théâtre « pour » le peuple au sens politique du terme, c’est-à-dire capable de s’adresser aux classes populaires pour les encourager à se libérer de leur condition. On peut considérer, au contraire, que les spectacles de marionnettes traditionnels ont tendance à conforter les structures sociales et politiques dominantes.
Parfois même, les marionnettes sont enrôlées au profit d’une instrumentalisation du peuple, comme le montrent plusieurs articles de l’ouvrage collectif Marionnettes et pouvoir. Le Guignol de Gaston Cony, pendant la guerre de 14, déployait aux Buttes-Chaumont une vaste propagande « anti-boche » auprès des petits Parisiens21. Les marionnettes à gaine, les plus « populaires », furent utilisées par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale pour mener la propagande antisémite22. En Espagne, si le camp républicain s’est appuyé sur le guiñol pour lutter contre le franquisme pendant la guerre civile, comme on le verra plus bas, ces mêmes marionnettes à gaine seront utilisées pour édifier les jeunes flechas du régime franquiste23.
Existe-t-il alors une voie politique pour le théâtre de marionnettes populaire ? Comment peut-il échapper, d’un côté à l’instrumentalisation, de l’autre, à sa conservation dans des formes aseptisées ? Enfin, peut-il survivre aux évolutions de l’art des marionnettes ? Si les arts de la marionnette sont aujourd’hui d’une richesse et d’une inventivité sans doute inédite dans leur histoire en Europe, il ne nous viendrait pas immédiatement à l’esprit de classer la programmation du Festival Mondial des Théâtres de marionnettes de Charleville-Mezières ou celle du Théâtre Mouffetard (Théâtre des arts de la marionnette) à Paris, dans le champ du « théâtre populaire ». Certes, le Festival de Charleville-Mézières attire toute sortes de publics, notamment un important public familial, mais beaucoup de spectacles s’adressent tout de même à un œil averti. Dans quels contextes, alors, la marionnette peut-elle servir un « théâtre du peuple », « par » et « pour » le peuple, une fois que les pratiques traditionnelles du XIXe siècle ont disparu du quotidien ? Je ferai quelques hypothèses en ce sens, dans un dernier temps, sur ses usages en période révolutionnaire.
La marionnette pour un « théâtre du peuple » : l’exemple des marionnettes républicaines de la guerre civile espagnole
Ce dont je vais parler, en m’appuyant sur l’exemple du théâtre de propagande républicain pendant la guerre d’Espagne, est d’une nature assez différente du « théâtre populaire » en France au XXe siècle, tel que Marion Denizot l’a étudié24.
Cet « autre théâtre du peuple » que j’envisage ici n’est pas défini par une « conception unanimiste » du théâtre populaire25, mais par une lecture marxiste de la société, partagée entre un prolétariat, considéré comme représentant « le peuple », et des dominants, voire des « ennemis du peuple ». Cette lutte des classes recouvre aussi, dans le cadre de la guerre civile espagnole, un partage de la communauté nationale. Le « teatro del pueblo », comme on dit alors en Espagne, ne s’adresse donc pas à la société dans son ensemble, mais à une frange de la nation que l’on veut révolutionnaire ou chez qui l’on cherche à faire émerger une conscience de classe. Au début de la guerre civile, des compagnies nommées « Teatro del Pueblo » ou « Teatro Popular » se multiplient dans le pays selon cette conception.
Une fois ce cadre défini, il apparaît que ce théâtre de propagande26 est intéressant pour réfléchir au « populaire », dans la mesure où il constitue, peut-être, une des formes qui pousse le plus loin l’implication effective du peuple dans le fait théâtral. Ainsi, le théâtre de propagande peut apparaître comme une version « superlative » de théâtre populaire, tout en entretenant des relations paradoxales avec le peuple : d’un côté, le peuple est instrumentalisé par le théâtre ; de l’autre côté, l’efficacité même de ce théâtre de propagande dépend de sa capacité à être véritablement « populaire ».
Parmi les multiples formes du théâtre de propagande républicain, le guiñol apparaît comme une des plus « populaires ». Transportable en tous lieux, le théâtre de marionnettes peut jouer devant l’ensemble du « prolétariat » : ouvriers, paysans, miliciens du front ou femmes du peuple sont ses destinataires mais aussi protagonistes et ses héros27. Ensuite, il s’agit d’une forme héritée de la culture populaire du XIXe siècle, qui pratique une relation directe avec le public (adresses, interpellations), suppression de la rampe dans laquelle Bakhtine voyait le propre des spectacles populaires28. Le guignol est par ailleurs une forme souple, fonctionnant souvent sur le principe du défilé, associé à une tradition d’improvisation qui permet de s’adapter à l’actualité. Il déploie, enfin, des dispositifs de représentation qui cherchent à faire du peuple destinataire un acteur politique.
On peut voir ces caractéristiques concrètement à l’œuvre dans Lidia de Mola en Madrid29, une farce de guerre républicaine qui puise à deux sources populaires : le théâtre de marionnettes à gaine et le folklore national de la corrida, le terme lidia désignant la session de corrida. Le général Mola, quant à lui, était un des principaux généraux franquistes à l’origine de la rébellion, chef de l’armée du Nord et assaillant de la capitale. Cette farce satirique dénonce le fait que les forces nationalistes sont appuyées militairement par l’Allemagne nazie et l’Italie mussolinienne. C’est pourquoi le général Franco y remplace la tête de son général par celle de Mussolini, puis d’Hitler, sans parvenir à vaincre Madrid qui résiste, avant de lui mettre une tête de taureau pour que les miliciens républicains le « toréent » et le chassent de la capitale. Voici la leçon qu’en tire un délégué du Commissariat à la propagande :
[…] todos los demás luchadores de carne y hueso comprenden que en la boca de sus fusiles está el triunfo definitivo, y que siguiendo a la enseñanza de los muñecos llegará un día en que Mola, Franco y sus secuaces, puedan ser no toreados como los fantoches, sino juzgados por la justicia popular.30
On se trouverait là devant un « théâtre du peuple » par excellence : adressé à un public populaire (les miliciens) ; joué dans des lieux non institutionnels (le front, les hôpitaux, les cantonnements) ; qui mobilise deux formes de spectacles populaires : les marionnettes et la corrida ; qui implique une forte complicité avec le public par la moquerie d’un ennemi commun ; et qui donne enfin au peuple un rôle actif, comme le suggère le dernier paragraphe invoquant le jugement des fascistes par la « justice populaire ».
Il s’agit, dans ce théâtre qui s’adresse à un peuple en guerre, de passer de la représentation à l’action et d’inciter les spectateurs à prendre les armes, ce que confirme la suite de la description par le délégué, qui ne s’arrête pas à la simple relation du spectacle. La représentation, précise-t-il, suscite de la part des miliciens un désir de poursuivre la session par des discussions et même un discours historico-politique sur le héros madrilène Antonio Coll. Plus pragmatiquement encore, les échanges qui suivent le spectacle permettent de découvrir un possible traître parmi les spectateurs, en révélant l’attitude et les propos suspects d’un des membres de l’assistance : voilà le spectacle de guignol capable de débusquer la cinquième colonne…
Ce récit, en effet, est un document du Commissariat à la Propagande, qui fait donc « la propagande de la propagande », réinterprète la culture populaire et oriente la réception du spectacle. La farce « aux profondes racines populaires » (« de larga raíz popular »31) est relue en fonction des objectifs de la lutte. Le délégué en appelle notamment au héros andalou des marionnettes populaires, Don Cristóbal, que García Lorca a immortalisé dans ses farces selon son type traditionnel : un vieux barbon patriarcal. Au contraire ici, Don Cristóbal devient le représentant de « la lutte du peuple contre les tyrans » (« la lucha del pueblo contra los tiranos »32), brandissant son bâton contre les oppresseurs, c’est-à-dire à peu près l’inverse de son type traditionnel.
On pourrait donc dire que, dans ce contexte de guerre, la tradition populaire n’échappe pas à la récupération et à l’instrumentalisation, à moins que ce ne soit précisément la vocation des formes populaires que d’être assez souples pour se plier aux circonstances, s’adapter au public du lieu et du moment, répondre à la nécessité pragmatique d’un théâtre immédiatement efficace.
Les périodes de guerre, ou les contextes révolutionnaires, proposent en ce sens une contrainte intéressante au « théâtre populaire » : il s’agit en effet d’emporter massivement et immédiatement l’adhésion du public, sans quoi l’objet même de la propagande s’effondre. Le dramaturge espagnol Max Aub écrit, dans une pièce qui appelle à l’union de l’UGT et de la CNT intitulée Las dos hermanas (qui n’est pas destinée aux marionnettes) : « Nous essayerons de faire du théâtre pour le Peuple, et s’il n’existe pas encore, le Peuple, lui, existe, et il nous montrera le chemin. » (« Procuraremos hacer teatro para el Pueblo, y si no existe todavía, existe el Pueblo y él nos dictará el camino »33). Il formule ici l’idée d’un peuple prescripteur, et non plus destinataire de la représentation, qui pourrait constituer, en quelque sorte, la forme la plus extrême d’un « théâtre du peuple » déployée dans ce contexte de lutte.
En guise de conclusion, je développerai l’idée que le théâtre de marionnettes apparaît comme un candidat idéal pour prétendre, dans certaines circonstances, à incarner un « théâtre du peuple », dans la mesure où il se prête particulièrement à cette pragmatique du théâtre évoquée plus haut. J’en prendrai pour preuve le succès, pendant la guerre d’Espagne, d’une courte pièce guignolesque de Rafael Alberti, dont la « popularité » est d’abord attestée par le nombre de représentations (critère assez objectif pour mesurer l’efficacité d’une pièce de propagande). À travers cet exemple, on pourrait voir se dessiner quelques critères de ce « théâtre du peuple » que les républicains espagnols appelaient de leurs vœux. Los Salvadores de España (Les Sauveurs de l’Espagne) est une brève « farce pour guignol » qui fait la satire d’une armée nationaliste qui prétend sauver la patrie alors qu’elle est constituée majoritairement de forces étrangères. La pièce est écrite dans une langue totalement inventée, un charabia musical où l’on reconnaît la langue d’origine des différents volontaires – italiens, allemands, arabes, portugais – qui se présentent devant l’officier recruteur pour rejoindre l’armée franquiste et devenir des « sauveurs de l’Espagne ». Les volontaires étrangers au service de Franco sont finalement rossés par un paysan à coups de bâton.
Ici, il n’y a pas de « discours » propagandiste, sinon celui porté par la théâtralité elle-même : le jeu visuel et comique des marionnettes, la musicalité des vers écrits dans une langue imaginaire et la brièveté de la forme rendent ce spectacle immédiatement réjouissant et lisible pour n’importe quel spectateur. L’exigence propagandiste a poussé ici Rafael Alberti à radicaliser ses recherches menées précédemment sur la musicalité et la visualité d’un théâtre à la fois « naïf et savant », ancré dans une culture populaire et littéraire, qui use aussi bien du guignol que du décasyllabe. Cet exemple suggère que malgré les écueils du théâtre de propagande, le « théâtre du peuple » n’est peut-être jamais plus pertinent que dans des situations de crises extrêmes.
