La seconde moitié du xviiie siècle est marquée par un vaste mouvement de redécouverte et de réévaluation d’une poésie dite « populaire » en Angleterre et en Allemagne, qui s’étend, au xixe siècle, à l’ensemble des territoires européens. La ballade, en particulier, suscite l’intérêt des écrivains romantiques qui, après la publication en recueils de ballades anciennes et « populaires », voient en elle un espace d’expérimentation poétique, libéré des contraintes de la poésie savante. Parallèlement, les compositeurs s’emparent de ces « textes » qu’ils mettent en musique dans des compositions vocales ou instrumentales – la forme la plus fréquente étant la ballade pour voix et piano. Cette forme est également introduite à l’opéra, circulant ainsi des anthologies ou recueils de poésie à la scène lyrique. Cependant, par-delà la pluralité des objets esthétiques auxquels il renvoie, le terme générique de « ballade » est toujours lié à une certaine conception – plus ou moins fantasmatique – du « populaire ». Après avoir examiné les éléments du discours critique romantique sur la ballade et les « chants populaires », nous voudrions ici nous interroger sur ce que représente l’insertion de ballades dans des œuvres lyriques. Quelles formes prend le « populaire » sur la scène de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique (qui mêle parlé et chanté) ? Quels sont les enjeux du transfert de la ballade à l’opéra ?
La revalorisation d’une poésie « populaire » à l’époque romantique : éléments d’un discours critique
Le contexte
Le contexte de redécouverte et de réévaluation des productions « populaires » à la fin du xviiie siècle a déjà été largement analysé par la critique1 ; c’est pourquoi nous nous contenterons d’en rappeler ici les traits principaux. L’intérêt pour les productions « populaires » intervient dans un contexte d’essoufflement de la création poétique au xviiie siècle. Certains auteurs, comme Alexander Pope, William Collins ou Jacques Delille perpétuent des formes héritées de l’Antiquité gréco-latine (odes, épîtres, élégies, églogues2), mais celles-ci sont de plus en plus perçues comme des formes creuses, à la rhétorique artificielle. Pour les auteurs des pays du Nord (Angleterre, Allemagne et, plus tard, pays scandinaves), cette tradition poétique est, par ailleurs, progressivement ressentie comme étrangère, tandis qu’émerge le désir de renouer avec des sources nationales. C’est dans ce contexte qu’intervient la publication des œuvres d’Ossian par James Macpherson, dont le retentissement a été analysé par Bernard Traimond3. Dès les années 1750, l’auteur entreprend de recueillir par écrit des ballades et chansons traditionnelles écossaises, « dans le but de les sauvegarder d’une disparition qu’il pensait inéluctable »4. Il les rassemble dans un premier volume intitulé Fragments of Ancient Poetry Collected in the Highlands of Scotland and Translated from the Galic or Erse Language (1760). Dans la préface à la seconde édition, rédigée par Hugh Blair, professeur de rhétorique à l’université d’Édimbourg, les fragments sont présentés comme des documents utiles à la connaissance de la civilisation celtique antique ; ces traces écrites apparaissent alors comme un rare témoignage d’une culture oubliée, car transmise oralement, contrairement à la culture gréco-latine. Dans cette préface, Hugh Blair va plus loin et suggère qu’il pourrait s’agir de fragments « d’une vaste œuvre qui racontait les guerres de Fingal »5 : « Si l’ensemble était recueilli, il éclairerait les antiquités écossaises et irlandaises sous un jour nouveau »6. Cette idée est rapidement exploitée par James Macpherson qui publie, dans les années qui suivent, Fingal, an Ancient Epic Poem (1762) et Temora (1763), en y intégrant les fragments qu’il avait d’abord recueillis. Ces poèmes épiques connaissent un succès retentissant, et ce en dépit du soupçon de supercherie qui les entoure dès leur parution.
L’entreprise de Macpherson suscite « la recherche et la fabrication de monuments littéraires des anciennes civilisations paysannes »7 dans toute l’Europe, à commencer par l’Angleterre et l’Allemagne. Un courant primitiviste se développe en effet, initié par Thomas Percy et les « Antiquaires » anglais, rapidement relayés par Johann Gottfried von Herder. En France, une attention nouvelle est portée aux cultures régionales, comme en témoignent les travaux de l’Académie celtique8 (1805-1812) et la publication des Ballades et chants populaires de la Provence de Marie Aycard (1826) ou du Barzaz Breiz de La Villemarqué (1839). Les textes publiés dans des recueils tels que les Reliques of Ancient Poetry de Thomas Percy (1765) et les Volkslieder (1778-1779) de Herder sont cependant très hétérogènes, et posent la question de ce que l’on entend alors par poésie « populaire ».
Les contours d’un art « populaire »
Comme l’a observé Bernard Mouralis dans Les Contre-Littératures, le discours sur les œuvres « populaires » s’apparente à certains égards au discours sur l’exotisme, qui s’est développé en Europe à partir du xvie siècle.
En effet, tous deux ont en commun de constituer une tentative visant à intégrer dans le champ littéraire des éléments extérieurs, jusqu’alors ignorés ou méprisés. Mais, cette fois, la problématique qui se manifeste est beaucoup plus complexe car tout se passe à l’intérieur même de la société globale. Le travail qui s’opère tente de mettre en lumière et de valoriser ce que l’on pourrait appeler une différence du dedans, par opposition à la différence lointaine, sur laquelle s’interrogeait le discours exotique9.
Cette « différence du dedans » est d’abord une différence de classe, les auteurs des xviiie et xixe siècles désignant comme « populaires » les œuvres d’auteurs qui ne sont pas issus de la culture lettrée, que ces derniers soient identifiés ou anonymes, individuels ou collectifs. Ainsi, lorsque Herder, en 1771, appelle ses contemporains à collecter des chants « populaires », à l’instar des Anglais et des Écossais, il se réfère avant tout au monde rural et à des professions spécifiques :
Dans plus d’une province, je connais des chants populaires, des chants provinciaux, des chants de paysans, qui n’ont rien à envier à beaucoup de ces derniers au point de vue de la vivacité, du rythme, de la naïveté, de la force de la langue. Mais qui les collecte ? Qui s’en soucie ? Dans les ruelles, les rues et les marchés aux poissons ? Qui se préoccupe des chansons non savantes des gens de la campagne ?10
Cette réduction du « peuple » au monde rural est ancienne et remonte, en réalité, au xvie siècle, lorsque Montaigne commente, dans ses Essais, les qualités des chansons de sa Gascogne natale. Dans le chapitre « Des vaines subtilités », le philosophe établit ainsi une tripartition de la poésie, et rapproche la poésie « naturelle » de la poésie « parfaite selon l’art » :
La poësie populaire et purement naturelle, a des naïvetés et graces, par où elle se compare à la principale beauté de la poësie parfaitte selon l’art : comme il se void ès villanelles de Gascongne et aux chansons, qu’on nous rapporte des nations qui n’ont cognoissance d’aucune science, ny mesme d’escriture. La poësie mediocre, qui s’arreste entre deux, est desdaignée, sans honneur, et sans prix11.
Ces deux formes de poésies sont ainsi opposées à une forme intermédiaire, qui ne viserait qu’à satisfaire l’esprit et serait par là sans valeur. Si cette réflexion semble isolée au xvie siècle, elle est largement reprise et développée dans les préfaces des recueils de chants « populaires » publiés à l’époque romantique12 et, plus largement, dans le discours critique qui entoure ces productions. Dans son article consacré aux « vieilles ballades françaises » (1842), Gérard de Nerval suggère ainsi un possible effet de reconnaissance à la lecture des chants « populaires », comme s’ils représentaient une voie d’accès à un fonds culturel et linguistique commun : « la langue du berger, du marinier, du charretier qui passe, est bien la nôtre »13.
Ce propos permet d’entrevoir une autre dimension de la réflexion romantique sur les chants « populaires ». Au-delà de la classe sociale, le « peuple » peut désigner une collectivité, qui subsume l’ensemble des classes sociales, voire une nation. La poésie « populaire », chez les penseurs allemands en particulier, est en effet conçue comme émanation d’un collectif (« das Volk »). Lorsque Herder découvre et commente les poésies d’Ossian, c’est précisément cet aspect des productions « populaires » qu’il met en avant : « Je voudrais seulement vous rappeler que les poésies d’Ossian sont des chants, des chants d’un peuple sauvage mais sensible, qui se sont transmis oralement de génération en génération depuis très longtemps »14. Dans Extrait de la correspondance sur Ossian comme dans les Volkslieder quelques années plus tard, Herder met en avant la diversité des cultures et pense le peuple comme une entité dotée d’une culture et d’un art spécifiques, qui s’oppose à la culture des lettrés. Cette reconnaissance de la valeur du « peuple » se manifeste largement au xixe siècle, quoique sous des formes diverses : valorisation d’un art « naturel », des croyances et des coutumes « populaires », voire reconnaissance d’un savoir spécifique, en lien avec la « nature ».
La publication de ces chants, enfin, donne lieu à des commentaires sur le style simple et « naïf » de la poésie « populaire », systématiquement opposée à la poésie savante. Ainsi Herder esquisse-t-il, dans la préface des Volkslieder, une réflexion sur la genèse et la nature de la poésie primitive :
Il n’est pas douteux que, au début, la poésie et en particulier la chanson ont été tout à fait populaires, c’est-à-dire faciles, simples, s’inspirant des objets communs et du langage de la foule, ainsi que de la nature féconde et sentie par tous15.
Les traits associés au peuple à l’époque romantique sont ainsi la simplicité, la naïveté, la spontanéité, la pureté, l’authenticité. Xavier Marmier voit par exemple dans la poésie « populaire » primitive « un cri de l’âme, une émanation libre et spontanée de la pensée », et non un objet d’étude « astreint à des règles précises »16. Cette réflexion s’étend parfois à la musique. Ainsi lit-on sous la plume de George Sand :
Il y a une musique qu’on pourrait appeler naturelle, parce qu’elle n’est point le produit de la science et de la réflexion, mais celui d’une inspiration qui échappe à la rigueur des règles et des conventions. C’est la musique populaire : c’est celle des paysans particulièrement.17
Elle évoque ensuite les « ballades » que ces « artiste[s] inconnu[s] » transmettent à d’autres musiciens, qui les colportent de village en village, créant un réseau qui échappe complètement « aux musiciens formés aux règles de l’art »18, peu soucieux d’en conserver la trace. Pourtant, dans le même temps, la culture et la musique populaire s’introduisent sur la scène lyrique, témoignant de l’intérêt, voire de la fascination pour le « populaire ».
L’intégration du « populaire » à l’opéra
Une altérité codifiée
La porosité entre musique populaire et art lyrique marque les débuts du genre de l’opéra-comique au xviiie siècle, les compositeurs puisant fréquemment dans le répertoire des musiques populaires, sur lesquelles le librettiste écrivait un autre texte. Au xixe siècle, cette porosité se manifeste dans des genres supposés plus « nobles », comme le « grand opéra » ; l’insertion d’éléments « populaires » devient un phénomène courant et presque un attendu du public, au point que certains feuilletonnistes s’amusent ou s’irritent de ce qu’ils perçoivent comme un lieu commun, à l’instar de Berlioz :
C’est un opéra de paysans, on n’y voit que des paysans, on n’y entend que des paysans, on s’y dit de grosses injures de paysans, on s’y donne de gros coups de poing, on s’y exècre avec toute la grosse vilaine passion des hommes simples, des hommes des champs, des hommes de la nature, des paysans.19
Dès le début du xixe siècle, le goût pour les légendes et cultures du Nord laisse son empreinte sur le répertoire du début du siècle, comme l’observe Guillaume Bordry : « Le surnaturel s’enrichit d’emprunts à des littératures et des imaginaires nouveaux, comme dans Ossian ou les Bardes (O. 1804) de Le Sueur. Féeries, ballets, rêves forment le cadre de ces apparitions »20. Dans les décennies qui suivent, le genre français du « grand opéra » fait une place importante au pittoresque et aux éléments de couleur locale. Jöel-Marie Fauquet souligne ainsi que « l’opéra dans son acception générique la plus large, relève d’une poétique de la distance »21. Il établit une distinction entre un « exotisme exogène », lié aux grandes découvertes et au développement de la pratique du voyage, et un « exotisme endogène », témoin de la fascination pour les cultures propres à certaines aires géographiques à l’intérieur du territoire français – les régions privilégiées étant la Bretagne et l’Occitanie. Nombreux sont les opéras sont l’action se situent dans un cadre rural : Le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer ou Le Roi d’Ys de Lalo ; « ce standard champêtre est transposable d’une région à l’autre, mais aussi d’une nation à l’autre »22, comme le montre l’opéra-comique de François-Adrien Boieldieu, Le Nouveau Seigneur du village (1813), dont l’action se situe en Allemagne et s’ouvre sur un décor représentant « une salle de verdure touchant à un château qu’on voit sur le côté, à gauche de l’acteur. Le village est censé à la droite, et c’est de ce côté qu’arrivent tous les paysans »23.
Les modalités d’intégration d’éléments « populaires » à l’opéra sont diverses. L’insertion de personnages incarnant une culture « populaire » est fréquente : paysans et paysannes, bûcherons, pêcheurs, chevrières, servantes, baillis sont autant de figures que l’on trouve aussi bien dans l’opéra-comique que dans le « grand opéra ». À ces derniers viennent s’ajouter les bardes, sorciers et ménestrels réputés posséder une forme de savoir spécifique et renvoyant à des croyances ou des superstitions « populaires ». Le texte du livret intègre dès lors des éléments de parler « populaire », servant à la caractérisation des personnages au même titre que les costumes ou les décors dans lesquels ils évoluent24. Ainsi, observe-t-on fréquemment l’élision du « e » muet, marqueur d’oralité que l’on retrouve aussi bien dans les passages parlés que dans les passages chantés à l’opéra-comique ; dans Le Nouveau Seigneur du village, par exemple, Blaise chante à la scène 1 :
Comme ell’ l’écoute gentiment !
Ell’ m’écoute moins bien la friponne…25
Le monologue parlé qui suit immédiatement cette scène, quant à lui, fait entendre la forme orale du démonstratif féminin « cette » : « Mais comment l’avoir, c’te ferme ?... »26.
Sur le plan musical, l’intégration du « populaire » relève parfois de la citation (d’un timbre, d’un air connu) ou de l’emprunt à des genres ou des formes « populaires », telles que la chanson, la romance ou la ballade. Mais elle peut également prendre une forme plus symbolique, quand elle repose sur le recourt à des instruments spécifiques : la harpe ou la cornemuse, par exemple27. Enfin, les ballets intercalaires ou passages dansés peuvent aussi être le lieu de surgissement de la culture « populaire » et du pittoresque : à l’acte I de La Muette de Portici, par exemple, la foule danse la « guaracha » (littéralement « sandale » en espagnol) et le boléro pour célébrer le mariage d’Elvire avec le duc d’Arcos, des danses sur un rythme ternaire, évoquant les danses de bal espagnoles. Toutes les ressources de l’opéra – art plurimédiatique par excellence – sont ainsi exploitées pour créer des effets de couleur locale au xixe siècle.
La ballade, entre littérature et musique
L’emprunt à des formes « populaires » est un élément récurrent dans l’opéra du xixe siècle. C’est dans ce contexte que nous voudrions examiner le rôle joué par les ballades insérées à l’opéra. Quelle forme prennent-elles ? Quel rôle jouent-elles ? Quel imaginaire s’y rattache ? Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de revenir brièvement sur ce que les auteurs du xixe siècle mettent derrière le mot « ballade ». Une difficulté apparaît ici : le paratexte (préfaces ou avant-propos, notamment) des recueils de chants « populaires » ou de recueils poétiques faisant référence à la ballade28 est marqué par un grand flottement terminologique et une forme de renoncement à toute tentative de définition. Pourtant, en regardant les poèmes présentés comme des « ballades », il est possible d’en identifier les principaux traits. C’est ce que Jean-Louis Backès s’est efforcé de faire dans Le Poème narratif et dans un article plus spécifiquement consacré à la ballade29. Celle-ci se présente tout d’abord comme un récit relativement bref, structuré en strophes (souvent des quatrains avec, dans la poésie anglaise et germanique notamment, une alternance de vers longs – tétramètres – et de vers courts – trimètres). C’est à ce modèle de la ballade « populaire » que se réfère Castil-Blaze, dans le Dictionnaire de musique moderne :
On entend par ballades, en Angleterre, des chansons ou espèces d’odes à plusieurs couplets ou strophes que l’on chante ordinairement, mais qui servent aussi quelquefois d’airs de danse, comme les vaudevilles. Il y a de ces ballades très anciennes, qui sont fameuses et méritent de l’être par leur simplicité, la naïveté et le pittoresque des pensées ; telle est la ballade des deux enfants dans le bois (The two children in the vood [sic]).30
Ces premiers éléments de caractérisation expliquent que la ballade apparaisse comme une modalité de la narration dans les œuvres lyriques. Comme le rappelle Carolyn Abbate, en effet,
dans l’opéra classique et romantique, la narration disposait de deux modes de présentation traditionnels et musicalement distincts : le récitatif et la chanson narrative strophique, habituellement insérée dans l’œuvre sous le titre de « ballade », « romance », « Lied » ou « Canzona ».31
La ballade se présente comme un récit, inséré dans la trame dramatique, et chanté par l’un des personnages. Mais ce premier élément ne suffit pas à distinguer la ballade des genres voisins qu’évoque ici la critique, comme la « romance » ou la « chanson ». Dans l’imaginaire des auteurs romantiques, la ballade est associée aux littératures du Nord, par opposition à celles du Midi, auxquelles se rattacherait la « romance ». Comme le rappelle Jean-Louis Backès, la « romance » est en effet considérée comme une forme poétique d’origine espagnole32, dont la ballade serait en quelque sorte l’équivalent nordique. Mais elle comporte surtout, aux yeux des auteurs romantiques, une dimension surnaturelle, légendaire ou fantastique, qui la distingue de la romance. La ballade de la Lénore (1774) de Gottfried August Bürger, qui marque le point de départ du réinvestissement de cette forme poétique en Allemagne, est archétypale de ce point de vue, et marque très profondément les représentations romantiques de la ballade, même si cette dimension fantastique n’est pas toujours reprise par les auteurs souhaitant s’illustrer dans ce genre33.
Ce dernier point explique que l’on retrouve des ballades insérées avant tout dans les opéras dits « fantastiques ». La ballade apparaît comme un moyen privilégié par les compositeurs pour exposer une situation dramatique (souvent au début de l’opéra) en rappelant une légende ancienne ou un fait passé qui, comme on le verra, est appelé à se répéter dans le présent du drame. Pour analyser les enjeux de l’insertion de la ballade à l’opéra, nous avons choisi de porter notre attention sur trois d’entre elles34 : la ballade de Jenny, (« D’ici voyez ce beau domaine »), dans La Dame blanche (1825), la ballade de Raimbaut (« Jadis régnait en Normandie ») dans Robert le Diable (1831) et, enfin, la ballade de Ziska dans l’opéra de Limnander Les Monténégrins, composé sur un livret de Nerval et Alboize de Pujol (1849). Ces opéras forment un groupe cohérent dans la mesure où ils voient apparaître un être surnaturel dans le monde des humains : le fantôme d’une châtelaine errant dans un château abandonné (La Dame blanche, Les Monténégrins) ou le fils du diable et d’une mortelle dans Robert le Diable. L’inscription de ces ballades dans le cadre d’opéras-comiques (La Dame blanche, Les Monténégrins) ou d’un « grand opéra » tel que Robert le Diable entraîne-t elle une dilution des éléments « populaires » de la ballade ou les préserve-t-elle, au contraire, en les exploitant ?
Faire entendre la voix des peuples ? La ballade insérée dans l’opéra
Situation des ballades insérées
Dans chacune des œuvres lyriques considérées, la ballade intervient dans la première partie de l’opéra et s’apparente de ce point de vue à une ballade d’exposition35. La situation dramatique est similaire dans La Dame blanche et Monténégrins, où c’est l’arrivée ou la présence d’un étranger (Georges, dans l’opéra de Boieldieu ; Sergis, dans celui de Limnander) qui justifie le récit des événements que contient la ballade. Dans Robert le Diable, celle-ci est présentée comme un divertissement qu’offrent des jongleurs au voyageur qu’est Robert. Les ballades sont chantées par des personnages réputés « populaires » : Jenny, une fermière, dans La Dame blanche ; un barde, Ziska, dans Les Monténégrins ; et un troubadour, Raimbaut, dans Robert le Diable. Elles sont par ailleurs présentées comme telles, suggérant qu’à cette forme est attaché un horizon d’attente du spectateur-auditeur au xixe siècle ; ainsi Ziska se présente-t-il comme un chanteur itinérant, conformément à la figure « populaire » du barde, « pénétr[ant] […] partout en chantant [s]es ballades »36, accompagné de sa guzla. Celle qu’il chante pour Sergis « est faite depuis plus de deux cents ans, et tout le pays ne la chante qu’avec terreur »37, prévient-il. Dans La Dame blanche, le librettiste Eugène Scribe semble même jouer de l’idée qu’il s’agit d’un morceau attendu, en faisant dire à Georges : « Ah, il y a une ballade ? »38. La ballade de Raimbaut, quant à elle, est désignée comme telle dans le livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne, tandis que le menestrel annonce qu’il racontera « l’histoire épouvantable / De notre jeune duc, de ce Robert le diable »39.
La « ballade » est ainsi supposée susciter le frisson, voire la terreur chez l’auditeur. À cette forme est associée, dans l’imaginaire de l’époque, une atmosphère angoissante, voire fantastique. De fait, si l’on s’attache au contenu de ces ballades, l’on constate qu’elles ont toutes pour fonction de rapporter une légende locale, à caractère surnaturel : l’histoire de la dame blanche dans l’opéra éponyme de Boieldieu, celle de Robert-le-Diable chez Meyerbeer ou celle d’Hélène, vampire ayant « vend[u] son âme / pour garder sa beauté »40 et hantant le château de la Maladetta (château maudit, comme l’indique son nom), dans Les Monténégrins. Le récit marque une pause dans le drame, les personnages devenant alors des spectateurs-auditeurs internes, figés dans l’écoute de la légende41. Le refrain sonne comme une mise en garde qui leur est adressée :
Craignez, craignez Hélène, / La châtelaine / Errante sur la tour. (Les Monténégrins)
Prenez garde ! / La Dame blanche vous regarde, / La Dame blanche vous entend ! (La Dame blanche)
Dans les trois œuvres considérées, l’auditeur fait part de son incrédulité, soit avant même d’avoir entendu la ballade, soit après l’avoir entendue. La ballade est alors qualifiée systématiquement de « conte »42, récit auquel on n’accorde aucun crédit. Or ces ballades ont un caractère proleptique et annoncent, dans un récit condensé, les événements au cœur de l’opéra.
Du texte à la musique : quelles traces du « populaire » ?
Les ballades insérées dans l’opéra jouent avec l’atmosphère fantastique associée au genre et sont systématiquement présentées comme la trace d’un savoir ou de croyances « populaires ». Reste à savoir si le texte et/ou la musique présente des marqueurs d’un style « populaire ». Le texte, tout d’abord, conserve à l’évidence la structure des ballades « populaires », en faisant alterner couplets et refrain, dynamique qui, dans le cadre d’une œuvre lyrique, permet d’établir un dialogue entre le personnage chantant la ballade et un ensemble (chœur ou groupe de personnages figurant la foule des auditeurs) qui reprend le refrain. Les strophes présentent une prosodie et une structure identiques, que vient renforcer le retour du refrain. Sur le plan lexical, on relève par ailleurs, dans le livret de La Dame blanche, l’introduction d’archaïsmes à consonance médiévale (tel que « castel » pour « château »), dont on ne trouve pas d’équivalent dans les deux autres ballades du corpus.
La forme strophique de la ballade se fond naturellement dans la structure de l’opéra à numéros, modèle dominant au cours de la période considérée, en particulier à l’Opéra-Comique. Elle constitue un morceau clos, qui laisse place au dialogue parlé dans La Dame blanche comme dans Les Monténégrins. Sur le plan musical, la ballade insérée se caractérise par une simplicité apparente : le syllabisme y domine, la clarté des paroles étant ainsi privilégiée, et la construction strophique du texte est soutenue par la récurrence de la mélodie. Cependant, comme l’a remarqué Carolyn Abbate, l’insertion de la ballade à l’opéra fait surgir une tension entre la linéarité des événements rapportés et la circularité de la forme strophique sur le plan musical, renforcée par la présence d’un refrain. Cette circularité renvoie symboliquement à la répétition des évènements racontés dans la ballade, faisant de cette dernière un espace réflexif. La ballade vient en effet creuser la temporalité du drame, en faisant ressurgir des événements passés, en même temps qu’elle annonce le drame qui va se jouer. Ainsi, de modalité du récit bref qu’elle était en littérature, la ballade insérée devient porteuse d’une double temporalité, à la fois linéaire et cyclique, ce qui amène Carolyn Abbate à dire que « la chanson narrative représente […], malgré sa simplicité musicale apparente, un des points de tension les plus élaborés de l’opéra »43.
Cette simplicité de la musique est par ailleurs à relativiser. En effet, si, dans la ballade Raimbaut, les couplets reprennent la même mélodie, celle-ci est de plus en plus ornée et l’instrumentation qui soutient la voix du chanteur est de plus en plus riche et travaillée, passant aux bois, aux cors et aux trompettes. Hector Berlioz, dans un article consacré à l’instrumentation de Robert le Diable, relève ainsi « l’orchestration pleine d’agitation et d’épouvante du troisième couplet de la ballade “Jadis régnait en Normandie” »44 et y voit un exemple de l’art musical moderne. Meyerbeer joue ainsi sur le contraste entre des couplets utilisant un chant simple, mais dont l’instrumentation évolue à mesure que progresse la narration, et un refrain à l’orchestration immuable et à la mélodie tourmentée. Il joue avec les codes du « populaire » et du fantastique et s’écarte de la simplicité de la ballade strophique. La ballade de Jenny dans La Dame blanche, quant à elle, est marquée par la présence d’arpèges de harpe en introduction, qui contrastent avec le grondement des violoncelles et des contrebasses venant soutenir l’avertissement porté par le refrain, une oscillation entre des tonalités majeures et mineures, le recours à des accords de septième diminuée sur le temps, etc. L’évocation musicale de la dame blanche s’écarte ainsi, là encore, de la simplicité attachée au genre de la ballade, en faisant émerger une rhétorique du fantastique dans le genre de l’opéra-comique45.
Ainsi la ballade insérée sur la scène lyrique reflète-t-elle les tensions et ambiguïtés inhérentes à la revalorisation et à l’intégration d’éléments « populaires » à l’opéra : elle participe à la création d’une atmosphère pittoresque, en faisant entendre la voix de figures « populaires » dotées d’une identité culturelle et d’un savoir spécifiques. Le récit légendaire trouve naturellement sa place dans le cadre d’œuvres faisant appel au fantastique. Il représente une stase dans l’action dramatique et permet l’exposition de données essentielles à la compréhension du drame. Les compositeurs explorent ainsi toutes les potentialités musico-dramatiques de la ballade : elle permet l’introduction d’une couleur locale, mais elle est aussi l’occasion pour eux d’explorer des moyens d’expression de l’orchestre. Enfin, la circularité de cette forme, brouillant la linéarité du récit, devient le support d’une réflexivité, préfigurant le drame qui va se jouer.
