Aborder la question de l’identité du peuple construite par la littérature et les arts peut, entre autres, se faire via l’examen de la production culturelle communiste, littéraire en particulier, c’est-à-dire « patronnée » de près ou de loin par le Parti communiste français (PCF). C’est un bon observatoire pour saisir un exemple d’identité d’un « peuple » ainsi (re)construit – l’image produite, la représentation de celui-ci, la figuration particulière qu’il revêt dans ce lieu social singulier que sont les milieux communistes. Quel travail s’opère autour de cette notion ? Quelle appropriation, quelle représentation du peuple se dégagent de ces milieux, de la littérature développée dans la contre-culture communiste ? Quel est le peuple (littéraire) des communistes ?
Répondre à ces questions suppose d’abord de rappeler à gros traits ce qu’est le peuple communiste, le peuple pour les communistes. On abordera ensuite la question du peuple littéraire communiste à partir de la critique littéraire communiste et de son travail d’analyse, de tri et de classement de la littérature. Enfin, on pourra saisir le travail (littéraire) communiste sur le peuple. Pour ce faire, on se centrera sur la période de l’acmé communiste en France : les années d’après-guerre et 1950, celles de l’épanouissement de la contre-société communiste et de ses déploiements induits en termes de productions culturelles, appuyées sur un système de presse ou d’édition notable.
Le peuple communiste1
Fils et petit-fils de mineurs, aussi loin que remontent mes souvenirs, je retrouve la rude vie du travailleur : beaucoup de peines et peu de joies.
Ainsi débute Fils du Peuple, l’autobiographie de l’emblématique dirigeant du PCF Maurice Thorez (1900-1964), et une référence majeure de la légitimité politique dans le monde communiste français2. Suit une description du paysage et du quotidien dans les corons de la région de Noyelles-Godault (Pas-de-Calais), sa ville de naissance, puis l’évocation de la catastrophe de Courrières (coup de grisou en 1906) et la grève qu’elle déclencha, posée, avec sa répression, comme moment de la prise de conscience politique de Thorez, comme moment fondateur de son expérience du monde (avec les récits et les luttes du grand-père militant). Tout est ici résumé de la construction communiste de la notion de peuple : l’affirmation, rassembleuse et universelle, de l’appartenance au peuple, dès le titre de l’ouvrage ; son resserrement immédiat autour de la figure du mineur, laquelle est aussitôt élargie, universalisée par l’évocation, à valeur identificatoire, de la dure vie des travailleurs en général (Thorez évoque plus loin son expérience de valet de ferme3 et de marinier, les difficultés du quotidien et du coût de la vie). On relève aussi l’ancrage paysager, photo à l’appui dans l’édition de 1949, d’un chevalement de la fosse de Dourges, dans un milieu géographique nettement identifié : les « pays noirs » miniers, symboles de l’exploitation capitaliste, également généralisé (l’exode du petit Thorez fuyant les Allemands en 1914 vers la Creuse et sa ruralité, son retour en Picardie). Cette sédimentation de représentations se double de l’évocation des luttes et des revendications des mineurs et des travailleurs en général. Ces luttes, associées aux vertus des travailleurs (courage, abnégation, valeurs collectives…), leur confèrent une identité révolutionnaire qui revêt une dimension annonciatrice de l’avenir du monde. La fin du premier chapitre est à cet égard significative : une révélation – « voici qu’à l’Est, le soleil de la Révolution s’était levé »4 – avant le récit de l’adhésion au tout nouveau Parti communiste. Étendus à d’autres catégories – le paysan ou le marinier donc, l’ouvrier (de menuiserie) aussi… –, c’est un groupe social universel par son labeur et son quotidien qui se dégage, une Classe ouvrière qui va accomplir la mission prométhéenne de changer le monde, qui porte le projet communiste et le fait advenir.
C’est par ces groupes populaires ouvriers que la notion de peuple tend à être construite par le PC, lui-même parti ouvrier, dans un jeu constant de synecdoque où le mineur, mais aussi le métallo, le docker, l’ouvrier en général, sont posés comme l’incarnation d’une certaine société, populaire, ouvrière. Dans la notion polysémique de peuple : « ensemble d’êtres humains vivant en société, habitant un territoire défini et ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » ; « ensemble des personnes soumises aux mêmes lois », « des personnes, des citoyens qui constituent une communauté » ou encore « le plus grand nombre, opposé aux classes supérieures sur le plan social ou aux éléments les plus cultivés de la société », c’est-à-dire « les couches les plus modestes de la société », « qui révèle des origines populaires »5, c’est ce dernier sens qui est retenu (non sans une nuance « nationale » qu’illustre le mini « tour de France » du jeune Thorez, en accord avec le tournant « national » du PCF et son entrée dans la lutte antifasciste à partir de 1934-1935) : celui des citoyens de condition modeste, proche de la définition initiale de « prolétariat », ces citoyens romains pauvres ne pouvant mettre au service de la république que leurs enfants, avant de renvoyer, par extension, aux gens ne vivant que de la force de leurs bras. La continuité est évidente de plus, et logique, avec la pensée de Marx, qui subsumait la notion de peuple sous celle de prolétariat, classe universelle, créant et produisant ainsi son peuple (le « prolétariat », issu de l’organisation industrielle, c’est-à-dire du capitalisme), et mythe fondateur marxiste et donc communiste. C’est dans ce cadre, « ouvriériste », que se construit le peuple littéraire communiste. Dans sa critique littéraire on va le voir, mais aussi via d’autres supports : cette construction est un souci constant du Parti, qui s’appuie pour l’élaborer sur tout un ensemble d’activités et sur nombre d’intellectuels ayant « rallié les positions de la classe ouvrière » et qui trouvent là un moyen de reconvertir leur identité sociale dans un autre univers, au service de leurs convictions politiques. Pendant les années d’après-Guerre et 1950, et pour rester sur le thème du mineur, les productions sont multiples. Parmi les plus représentatives : le premier ouvrage d’André Stil, qui fut rédacteur en chef de l’Humanité, Le Mot « mineur », camarades (1949), l’exposition Le Pays des mines du peintre André Fougeron (1951) ou le film du réalisateur Louis Daquin Le Point du jour (1949). La critique littéraire communiste participe de cette dynamique ; qu’en est-il pour ce qui la concerne ?
Le « peuple littéraire » communiste…
De fait, que met-elle en valeur comme littérature, en ces années d’acmé communiste et en convergence avec les constats précédents ?6 En premier lieu, les ouvrages écrits par ses auteurs, communistes ou compagnons de route proches, dont les diégèses convergent avec les thématiques précédemment évoquées, ainsi que la littérature soviétique et ses auteurs emblématiques – du moins aux yeux du régime soviétique : le plus souvent ce sont des « Prix Staline » ou des « prix Lénine » (selon la période), la duplication soviétique du « Nobel ». S’y ajoutent des « classiques » en convergences thématiques, qui donnent de la profondeur de champ historique à cette bibliographie, laquelle prend aussi de l’extension géographique avec des auteurs eux aussi communistes ou compagnons de route aux thématiques comparables. C’est ainsi que, de façon paradigmatique, André Wurmser, le très orthodoxe critique des Lettres françaises7, publie une recension de quatre ouvrages, traitant du « mot mineur, ici et là » – c’est le titre de l’article8. Le cœur du texte est le compte rendu d’un « prix Staline », Terre de Kouznetsk du soviétique Alexandre Volochine, un roman exemplaire de cette littérature « à exporter » soviétique, constitutive du « fonds » littéraire communiste. Mais ce compte rendu est aussi une façon d’illustrer de manière générale et à partir d’une bibliographie très endogame et très représentative de la critique communiste, la situation des mineurs « ici et là ». Il mobilise une figure des « classiques du peuple »9 communistes : le Zola de Germinal ; une autrice tchécoslovaque communiste : Maria Majerova (Le Chant du mineur) ; une figure du réalisme socialiste français : Stil, avec Le Mot Mineur, camarades. Soit quatre déclinaisons dans le temps (le mineur du xixe siècle de Germinal, celui de la Tchécoslovaquie de la première moitié du xxe siècle, de la France immédiatement contemporaine chez Stil), dans l’espace (la France dans les deux cas, la Tchécoslovaquie de Majerova) et dans l’avenir (le communisme qui vient par le biais du « socialisme réel », en construction, décrit par Volochine) du « mot mineur », de la condition des mineurs et, en conséquence, du monde ouvrier. Quatre déclinaisons qui s’avèrent être autant de configurations de la lutte des classes et une construction bibliographique graduée et « normalisée », en pleine adéquation avec l’idée que « l’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de la lutte des classes » et avec l’impératif réaliste socialiste que la critique communiste des années 1950 doit respecter – la nécessaire « présentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire » qui décline et systématise la vision communiste du monde. Ce sont, commente (et souligne) significativement Wurmser, « quatre moments du mouvement ouvrier, de la conscience ouvrière » (et aussi, après analyse des trajectoires et des positions sociales et historiques des auteurs, « quatre moments de la conscience de l’écrivain, à quatre “états” de l’écrivain »).
C’est dans une telle rationalité que s’ancrent la représentation communiste du peuple dans la critique communiste comme la critique elle-même : un peuple ouvrier/travailleur, décrit dans ses conditions singulières, sociale, historique et géographique, de classe (la présentation véridique, historiquement concrète de la réalité) et en lutte pour se libérer, en marche vers le communisme (son « développement révolutionnaire », l’histoire de la lutte des classes). Soucieux du peuple, de ses conditions de vie et de lutte, du réalisme social(iste) des livres, le propos est toujours politique et militant, du fait de la propension éditorialisante et figurative des critiques (les livres et leur diégèse, leur recension, sont, on s’en rend compte, autant de prétextes pour développer un discours politique et de propagande, une représentation communiste du monde). Le propos l’est aussi du fait de la dimension finaliste, téléologique de la critique (a fortiori avec la position terminale et parachevante de la littérature soviétique) : cette critique tend à ordonner les livres entre eux, l’évaluation de leur teneur et leur (sur)interprétation dans la vision marxiste de l’histoire (et sa systématisation réaliste socialiste), selon le degré de leur contribution et de leur (mise en) conformité à cette représentation du monde et à sa crédibilisation.
Le profil littéraire qui en découle est un profil convergent, pédagogique et plus large, de livres soucieux de « l’épopée partout des peuples qui sortent de leurs chaînes » pour reprendre une formule d’Aragon10, d’ouvrages restituant le « peuple » (mineur/ouvrier mais pas seulement) dans ses conditions de vie et de luttes de classes, partout dans le monde et au fil de l’Histoire, y compris immédiate ; c’est une certaine représentation du monde et d’un « peuple-classe » qu’il s’agit de figurer et ce faisant d’« éditorialiser », dans les réalités de la Guerre froide concomitante, pour notre période. Le balayage est tout à la fois large (auteurs des deux Amériques, de rares pays d’Europe, avec une focalisation surtout sur la littérature française, « d’expression communiste »…), réduit (cette bibliographie est tributaire des proximités politiques (pro)communistes des auteurs et/ou des compatibilités thématiques) et toujours « orienté », parachevé par la littérature soviétique ou du Bloc de l’Est, qui l’inscrit dans cette dynamique finaliste.
Ainsi, significativement, la valorisation de livres sud-américains est récurrente sous la plume critique communiste comparée à d’autres. Elle s’explique certes par la présence d’auteurs majeurs communistes comme Jorge Amado ou Pablo Neruda, mais pas seulement : des auteurs comme Jorge Icaza et son livre Huairapamushcas sont appréciés pour leur
histoire d’une famille et d’une communauté d’Indiens attachés à leur glèbe, sous l’oppression des exploiteurs blancs, en proie aux superstitions ancestrales auxquelles la religion des colonisateurs s’ajoute sans en changer la nature profonde, en butte à une nature capricieuse et cruelle autant que le milieu social ;11
autrement dit pour leur capacité à rendre compte des réalités du continent « latino », y compris « exotiques » – « la nature capricieuse et cruelle » –, dans ses conditions de classe particulières – sa dimension raciste –, issues de la colonisation : c’est une illustration des configurations historiques particulières de la lutte des classes et du capitalisme. Claude Morgan, à cet égard, est explicite à propos d’Amado et de deux de ses romans : il s’agit pour lui d’
une seule et même histoire : l’histoire des terres à cacao dans le sud de Bahia. Sous la plume d’un économiste cela ne donnerait qu’une étude acide et pleine de chiffres. Sous la plume d’un romancier – du très grand romancier qu’est Jorge Amado – c’est toute la vie d’un peuple. Une vie dense, puissante et douloureuse. Les travailleurs exploités comme des bêtes par les planteurs d’abord puis par les banquiers.
Chacun de ces romans correspond en effet à une certaine période. Terre violente, c’est la conquête de la terre par ces grands aventuriers que sont les premiers planteurs. La Terre aux fruits d’or, c’est la fin de cette période féodale, l’expulsion des planteurs par les grands explorateurs et les banquiers internationaux. C’est l’ère du capitalisme.12
Ces réalités sociales et de classe de l’Amérique latine sont réinscrites dans la géopolitique mondiale – l’« impérialisme », en particulier américain. Neruda et son Chant Général sont ainsi appréciés et commentés sous cet angle, du fait de la dimension continentale et du caractère de fresque historique du poème : c’est toute « l’histoire nationale, ou du moins les histoires nationales, fraternelles, imbriquées ou mêlées, des peuples et des États de l’Amérique du Sud » qu’il embrasse, et la réalité de l’homme en Amérique du Sud : indien, péon, bûcheron, mineur de cuivre, de nitrate, d’argent…, tous héros du poème, depuis « l’oppression espagnole » et du « comptoir colonial » jusqu’à « l’emprise de la City » et des « nouveaux conquistadors » de la Standard Oil américaine, en une ampleur historique et sociale très appréciée13.
Les logiques sont comparables pour l’autre ensemble américain de la critique littéraire communiste, l’ensemble états-unien. Il est central dans l’économie de la critique communiste puisqu’il constitue le contrepoint à l’ensemble littéraire soviétique, l’incarnation du monde capitaliste par opposition au modèle socialiste et il s’agit d’en décrédibiliser littérairement la société, l’alternative civilisationnelle, tout en en restituant la configuration de classes propre. En son cœur, les auteurs américains « d’expression communiste » : Howard Fast, Albert Maltz ou Alexander Saxton, pour le portrait qu’ils procurent des réalités américaines « réelles » (c’est-à-dire, dans la logique communiste, loin des standards de l’american way of life hollywoodien, le « capitalisme réel », par opposition au « socialisme réel » soviétique). Avec Le Chemin de fer de Saxton par exemple, « nous peinons avec les cheminots de Chicago, nous souffrons avec eux de l’exploitation capitaliste qu’exerce sur eux la Great Midland, compagnie privée », écrit Jean Varloot, dans l’Humanité, qui détaille :
Dans la première partie de son roman, Saxton retrace à grands traits, de 1912 à 1939, l’histoire véridique et sévère d’une classe ouvrière trompée, souvent maintenue dans l’ignorance des causes profondes de son oppression, mais que réveillent peu à peu des militants héroïques. Il en met en lumière les principales étapes : dissolution de la Centrale syndicale IWW dans l’anarchisme – terreur antiouvrière et pogroms antinoirs de 1920 –, période de “prospérité” où toute vie militante apparaît endormie, grande crise enfin, où dans les comités de chômeurs, dans la lutte contre les expulsions, se réaffirme la magnifique combativité des travailleurs américains, se développe la solidarité entre noirs et blancs.14
Ravages du capitalisme dans le pays qui en est le symbole, lutte de classes exacerbée, déclinaisons spécifiques comme le racisme endémique – un thème récurrent –, mais aussi signes d’un peuple états-unien amorçant, par ses catégories ouvrières, sa marche vers la révolution et le communisme : les États-Unis y apparaissent comme « le stade suprême du capitalisme », et ultime. Et attention est portée à tout indice (littéraire) qui l’atteste, en particulier chez des auteurs non communistes mais compatibles parce qu’en convergence avec cette vision de l’Amérique dans leur œuvre, tel Sinclair Lewis : l’auteur apprécié de Babbitt laisse à sa mort « un “dossier” qui n’est pas négligeable […] et pas précisément en faveur du “mode de vie” américain » pour Jean Kanapa dans l’Humanité15). Mais des auteurs qui ne le sont pas sont également mobilisés : leurs romans attestent de la réalité de la société américaine et de sa décomposition en cours, en en témoignant des turpitudes. Citons par exemple et pour leurs titres significatifs (à effet de propagande) Le Cinglé d’Alvin Schwartz (« une demi-douzaine de personnages à idées curieuses, plus ou moins écrivains, peintres, barmen ou putains. Ils jouent aux durs avec des mots gros comme ça et de troubles instincts sexuels ») ou d’Isabel Bolton Où suis-je ? – « la psychologie raffinée et tourmentée des personnages, l’excitation factice de New-York en pleine saison (cocktail-parties, snobisme, alcoolisme) »16. Dans tous les cas, il s’agit de montrer que le modèle américain est vicié de l’intérieur, par nature puisque capitaliste et parce que s’y nouent lutte des classes et marche au communisme.
Mais c’est surtout la bibliographie française « d’expression communiste » – l’essentiel du quotidien de la critique communiste et faute de réelle présence de recensions d’autres littératures, européennes en particulier17 – qui nourrit ces fils thématiques, non sans un caractère tautologique (les mêmes romanciers critiquent les livres de leurs propres camarades aux thématiques similaires aux leurs). Y passent les diégèses du roman communiste français : des « thèmes liés à l’actualité immédiate ou des sujets puisés dans le passé récent » résume Reynald Lahanque18, toujours avec un ancrage social et de lutte de classes. En découle, par la répétition thématique, un univers littéraire propre, celui des luttes du peuple de France pour sa ou plutôt ses libérations : luttes socio-économiques, Résistance dans la France occupée contre l’occupation allemande, « nouvelle résistance », celle de Guerre froide, contre la présence de l’armée américaine en France, souvent dans un milieu social spécifique, où la lutte des classes, la maturation communiste ne sont jamais bien loin (comme la portée éditorialisante que l’on sentait aussi dans la présentation des littératures américaines). Les Enfants du Pain Noir de Pierre Gamarra sont ainsi exemplairement salués par René-Louis Rey justement comme un « roman du prolétariat », bien qu’il s’inscrive dans le contexte de la guerre et de l’après-guerre : c’est en effet un
court roman d'un peu plus de deux cents pages [qui] nous transporte dans un quartier pauvre d'une cité des bords de la Garonne – Toulouse sans doute. Quelques familles de travailleurs y vivent, dans les quatre années qui suivent la fin de la guerre,
que toutes ont « si chèrement payée » (Résistance, déportation…), même si « la poésie du roman fait ressortir – et là réside la beauté du récit – l’union fraternelle des travailleurs, et la chaude ambiance de solidarité entre leurs familles »19. Le Premier choc, d’André Stil, est, sous la plume de Wurmser, le « roman des dockers de 1950, au temps du refus de débarquer les armes américaines » et le « roman d’un métier pénible et dangereux [même si] ce n’est pas un reportage dangereux sur un métier, un documentaire comme un romancier naturaliste l’aurait pu écrire » : avec Stil, nous
apprenons [cependant] à la fois ce qu’est le travail de l’orge, “un gros cul”, le tour d’embauche, et d’autre part quelles sont les conditions économiques et politiques de la lutte des dockers pour la paix.20
L’idée d’une maturation, d’une dynamique politique (les « perspectives révolutionnaires ») est ici aussi récurrente. Elle l’est par les situations et le plus souvent par la présence de figures et/ou d’une alternative (proto)communistes, tel « l’ouvrier Dumontier » de L’Orage de René Jouglet, « le seul personnage serein » du roman : « il est du “parti des ouvriers”, et il polit des cadres avec l'amour de son métier. Cela suffit, pourrait-on dire, pour donner à l'ouvrage un équilibre, une sorte de système »21. Et elle l’est toujours dans un ancrage et une continuité des luttes dans l’histoire de France : le peuple « de classe » communiste est, à cet égard, aussi le peuple de France, depuis le milieu des années 1930. Citons l’appréciation, par René Lacôte, de Robert Lafont et de « la jeune poésie d’oc » :
Pour la première fois, en effet, celle-ci se porte sur toutes les positions de combat de notre peuple en apportant une voie originale au mouvement de la poésie d’avant-garde en France. Les cheminots de Nîmes et les mineurs de la Grand’Combe en grève sont présents dans cette œuvre avec un accent qui fut celui des Cathares et des Camisards. La poésie occitane commence à nous restituer, enfin vivante, une tradition nationale qu’un certain régionalisme étouffait.22
Et c’est, dans cette configuration, le rôle de la littérature classique, française mais pas seulement, que de donner donc de la profondeur historique. Elle matérialise dans le temps l’« épopée partout des peuples qui sortent de leurs chaînes », à l’image du cas de Germinal précédemment cité. À l’image surtout de l’insistance de la critique (non sans « polissage » des livres et/ou des auteurs) sur toute une littérature classique essentiellement dix-neuviémiste et réaliste sociale, peintre des temps du nouage du capitalisme dénoncé par le communisme : Balzac en premier lieu (malgré une présence réduite du peuple dans son œuvre, il est incontournable du fait des éloges à son sujet de Marx et Engels et pour ce qu’il dit de la société bourgeoise de son époque) ; Zola bien sûr (malgré des réserves sur le « naturalisme » – ie sans perspectives politiques/protocommunistes – de beaucoup de ses livres comme L’Assommoir par exemple sur la décadence d’un milieu ouvrier), mais aussi le Hugo des Misérables et des Châtiments, ou encore, significativement, les écrivains « plébéiens » gravitant autour de la Commune : l’auteur de l’Internationale Eugène Pottier, celui du Temps des Cerises Jean-Baptiste Clément, Jules Vallès… L’histoire littéraire, le peuple littéraire historique communiste sont « hantés » par la lutte des classes, dans ses configurations historiques successives dont ces auteurs nourrissent la représentation.
Quant au peuple soviétique, il vient dans ces perspectives, on l’a indiqué plus haut, en contrepoint, en parachèvement et en clôture de cette représentation communiste du peuple, par la projection littéraire qu’il permet sur les réalités de la société nouvelle du « socialisme réel » et, pour le peuple, sur sa propre transfiguration en homo sovieticus. Pour les critiques communistes, il « change de base » en même temps que la nouvelle société, par et au fil de l’édification des réalisations emblématiques de celle-ci – les kolkhozes notamment – dont la littérature qu’elles recensent se fait à leurs yeux l’écho. Et d’insister à la fois sur ces réalisations comme sur la nature nouvelle prise par l’Homme, c’est-à-dire le Peuple soviétique : Soleil de la steppe de Pavlenko est, sous la plume de Louis de Villefosse,
un document intéressant sur la vie des agriculteurs en URSS, sur l’esprit qui anime les kolkhozes : le sentiment de responsabilité et d’entraide à tous les degrés, la préoccupation constante d’améliorer l’organisation et le rendement. Cette communauté n’est pas soumise pour autant à un pouvoir d’en haut, comme une société dictatoriale ou militaire ; ses chefs jaillissent spontanément de son sein, leur autorité qui s’exerce familièrement, à la bonne franquette, est elle-même stimulée par la discussion et l’émulation.23
Le peuple soviétique apparaît comme le terminus d’une évolution d’ensemble : Dominique Desanti le montre, en évoquant l’héroïne de La Tempête d’Ehrenbourg, dans une rhétorique et une comparaison des plus explicites avec Emma Bovary, et comme en écho avec ce que l’on a pu relever pour la littérature américaine :
Avec sa volonté comme amortie, son angoisse facile, sa tendance à l’insatisfaction, ses flirts, sa capacité à s’enflammer, son besoin de chaleur et de douceur, Raïa, dans une société bourgeoise, serait devenue Mme Bovary. Mais Mme Bovary, réduite au désespoir, se suicide. […] Raïa, au fond d’un désespoir vrai, nullement imaginaire, trouve une énergie insoupçonnée, prend conscience qu’elle est une citoyenne soviétique, que sa vie valait d’être défendue, valait de se battre pour elle. Mme Bovary n’aurait pu ni monter sur les barricades, ni prendre part à la Commune. Son milieu l’avait vidée de tout ressort. La société soviétique, par contre, apparaît à Raïa comme une source vive plus précieuse que la vie. Raïa meurt, un fusil à la main, ayant trouvé parmi ses compagnons de combat une fraternité qui remplace l’intimité amoureuse. […] Raïa se transforme au moment où elle ouvre les yeux et reconnaît la force de son lien avec le pouvoir soviétique […]24
À ce stade, on le voit à cet exemple comme aux exemples américains précédents, il faut mentionner combien le peuple littéraire communiste est aussi construit dans sa distance dialectique à un « autre » littéraire constamment renvoyé à son identité « bourgeoise ». Le peuple communiste, c’est aussi cette antithèse, cet envers. Et les caractéristiques de cet « autre » littéraire sont symétriques de celles du peuple communiste ; elles sont accordées à la situation de classe de la bourgeoisie, c’est-à-dire décadente, sortant de l’Histoire, quand, à l’inverse le peuple communiste s’y inscrit de plain-pied. Alors que ce peuple communiste est – on le relève au fil des citations – courageux face au travail, à l’adversité quotidienne, à l’oppression sociale, qu’il est digne et simple, solidaire et fraternel…, a fortiori dans sa déclinaison nouvelle soviétique, quintessence et terme de cette représentation, l’« autre » littéraire « bourgeois » est lui irrémédiablement attiré et fasciné par « le charme bien connu des décadences »25 – d’où les thématiques des romans américains ou le suicide « logique » de Mme Bovary. Au-delà de ses identités de classe et de luttes, le peuple littéraire communiste, c’est aussi ce registre positif, ce vitalisme, cette « salubrité » morale et sociale…, amplement thématisés par la critique communiste, dans un double « coup » littéraire et politique, qui lui permet d’attaquer et de « satelliser » tout à la fois l’ensemble de la littérature dans son ordonnancement des livres et des auteurs : d’une part une charge et une décrédibilisation sur ce mode de toute une modernité littéraire et des figures de la littérature contemporaine concurrentes et opposantes au magistère communiste (Gide, Malraux, Mauriac, Sartre…) et, de l’autre, par cette charge et cette décrédibilisation, par ces « preuves » littéraires, une exemplification des antagonismes de classes en terme d’éthè sociaux dérivés du Grand récit communiste de la lutte des classes, où le peuple figure en majesté (comme sa littérature, aux caractéristiques homologues : simplicité et transparences formelles ; personnages et récits sains et positifs, non torturés psychologiquement, etc.).
Le travail (littéraire) communiste sur le peuple
Dès lors, même si elle est portée par des caractéristiques et des orientations littéraires en propre réelles (fort tropisme réaliste social, et pas seulement socialiste, simplicité et transparence formelle…), la représentation littéraire communiste du peuple apparaît clairement comme un outil littéraire pour dire le monde tel qu’il est vu, porté, par le PCF en ces années 1950. Elle est à cet égard publiciste, au sens ancien du terme d’écrivain politique dans sa nuance partisane (et) propagandiste, comme l’est aussi la critique proprement dite ; elle prolonge, par les moyens de la littérature, la politique, pour démarquer la célèbre formule de Clausewitz. Et ce à deux niveaux : celui, conjoncturel, des années 1950, de la Guerre froide qu’il faut figurer, par le truchement de la littérature et le moyen pédagogique de la critique, enjeux et alternatives politiques, et celui, plus structurel, du positionnement politique communiste : il s’agit pour le Parti d’incarner une certaine société, tout du moins d’en projeter et d’en canaliser à son profit la représentation, dans ses termes. Pour le PCF en effet, parti ouvrier lui-même, susciter une telle représentation, la déployer et la diffuser, c’est fixer son assise politique, consolider son positionnement au cœur du monde ouvrier/populaire ; c’est chercher à s’assurer et à consolider son monopole de représentation de ce monde, dans les termes qui sont les siens. Il lui faut consolider sa rencontre, en ce milieu du XXe siècle, avec un groupe social ouvrier et populaire au cœur des dynamiques socio-économiques du pays (à partir des années 1920, la France connaît un décollage et une modernisation de ses structures économiques, un exode rural qui s’accélère et une bascule à partir des années 1930 et surtout dans les années 1950, vers un monde urbain et ouvrier, au style de vie cohérent et à la forte conscience de soi) et au cœur des principaux événements sociopolitiques du siècle, le Front populaire étant le meilleur exemple. Tant dans les faits que dans les représentations, le Parti cherche à se maintenir à ce créneau, en transformant et amplifiant, dès 1936, puis après 1945, sa rencontre avec la classe ouvrière : il met sur pied les conditions d’une véritable « rencontre » avec la réalité sociale et politique (la contre-société communiste des « banlieues rouges ») comme dans les mentalités (les productions culturelles communistes qui le mettent en scène) : d’où cette représentation du peuple, en ouvrier, en travailleur plus largement ; un « peuple-classe », français aussi, ancré dans ses réalités sociales, nationales également, dans la dureté de ses conditions de vie et de travail, exposé aux vicissitudes de l’Histoire, notamment immédiate, travaillé par la politique et son avenir nécessairement proto- ou crypto-communiste et à distance du monde « bourgeois ». Le PC construit les conditions de son audience sociale et politique, par une représentation historiquement située et circonscrite, projetée, du peuple. Laquelle ne lui survit guère à partir du moment où lui-même et le monde qui l’a et qu’il a porté disparaissent (les années 1980, les restructurations industrielles et l’effacement de la classe ouvrière, par intégration aux classes moyennes, par glissement vers les catégories de population les plus précaires et les plus désaffiliées – temps partiel, intérim…–, par l’explosion du secteur des services). Et ce même si certains signes montrent qu’il en perdure néanmoins quelque chose, au-delà de cette configuration historique singulière et conjoncturelle, à l’image d’une critique cinématographique communiste toujours portée vers les sujets réalistes sociaux, le monde du travail, ouvrier ou néo-ouvrier, distante du formalisme esthétique ou psychologique…26
