Au début des années 2000, les mèmes se sont imposés en tant que formes de contre-culture du Web 2.0 : dans les forums en ligne (Börszei, 2013), au sein de plateformes alternatives telles que 4chan (Chen, 2012) et sont désormais partagés dans des réseaux beaucoup plus larges (Wagener, 2014). Dans ce contexte de contre-contre, les chats occupaient déjà une place de choix (Goudet, 2016 ; White, 2020) et à l’heure de l’explosion des usages des réseaux socio-numériques, l’imagerie des #ChatonsMignons – tels que nous les appelons – est devenue un symbole de viralité.
La pratique mémétique, en tant que phénomène social international saillant, est devenue un objet de prédilection de différentes approches scientifiques (sociologiques, communicationnelles, sémiologiques ou encore esthétiques). Cet art du détournement fait l’objet de la présente étude – qui se situe au carrefour des sciences de l’information et de la communication et de l’analyse du discours numérique.
C’est dans le cadre d’une recherche portant sur l’analyse de la viralité sur les réseaux socio-numériques que la notion de mème « fait maison » s’est construite (Simon, 2024). Contrairement aux mèmes « traditionnels » qui obéissent à une grammaire propre (Wagener, 2020) et qui se construisent pour la plupart à partir d’images macro à la portée de tous, les mèmes « faits maison » peuvent être considérés comme le résultat d’une nouvelle pratique amateure, qui donne un nouvel éclairage aux réalisations mémétiques. Les mèmes « fait maison » se caractérisent par un fort degré de réappropriation, où la référence initiale est parfois difficilement identifiable. Cette nouvelle pratique mémétique de production de contenus personnalisés contribue à ce que Henry Jenkins nomme « la culture de convergence » (2013 [2006]) et relance la réflexion sociologique développée par Michel de Certeau (1990) : l’usager.ère qui réalise des mèmes « faits maison » « braconne » les codes de la construction mémétique. D’où la question du « paroxysme » de la pratique mémétique posée dans le titre de cet article puisque le mème est initialement une forme de « braconnage » au service de l’émancipation au quotidien. En réalisant des mèmes « faits maison », l’usager.ère met d’autant plus en avant sa subjectivité, en personnalisant les références qu’il.elle affectionne, tout en revendiquant son appartenance à une communauté de fans.
Du point de vue de leur construction, les mèmes « faits maison » font sens dans une approche dialogique interdiscursive, conceptualisée par le cercle de Mikhaïl Bakhtine (Volochinov / Bakhtine, 1977 trad. [1929]) : comme tout discours, les mèmes sont le résultat d’une écriture kaléidoscopique donnant vie à de nombreux autres discours. Dans la lignée des travaux de Gérard Genette (1982) puis Gilles Lugrin (2006), l’analyse réinvestit de plus les concepts d’intertextualité au sens strict (lorsque le discours d’origine est explicitement « visible » : il est modifié mais reconnaissable directement) et d’hypertextualité (lorsque le discours d’origine est très fortement transformé : formes d’imitations ou de réalisations allusives). En lien avec ce phénomène hypertextuel, les mèmes « faits maison » se caractérisent ainsi par un fort degré de « variation », au sens de Maude Bonenfant (2014). Dans l’analyse des mèmes qu’elle propose, cette dernière différencie en effet la « réplication » (qui relaie le mème viral quasiment à l’identique) de la « variation » (en tant que réappropriation d’un mème explorant différents processus de transformations).
Dans le prolongement de différents travaux portant sur la culture numérique, consacrés – entre autres – à la question des « liaisons numériques » (Casilli, 2010) et au rôle des industries créatives (Bouquillon, Miège & Moeglin, 2015), il s’agit d’interroger le rôle du mème « fait maison » du point de vue de la sociabilité numérique et de la créativité. Qu’en est-il des relations établies entre les membres de communautés de fans (de chats) – aussi bien aux niveaux de la réception (c’est-à-dire au niveau de la reconnaissance des références partagées) que de la production (dans l’idée de susciter d’autres détournements créatifs) ?
Suite à une présentation du cadre théorique et de la méthodologie, l’article synthétise l’analyse de 192 mèmes « faits maison » partagés sur Twitter, Instagram et TikTok entre octobre 2021 et janvier 2022. Deux objectifs communicationnels croisés sont mis en avant à travers cette étude : d’une part, les mèmes « faits maison » renforcent les liens de sociabilité et d’autre part, ils dynamisent la créativité des fans en atteignant leur subjectivité.
1. Cadre théorique et méthodologique
1.1. Culture du partage, mémétique et mèmes : définitions
La culture de la convergence et la culture du partage sont interrogées dans la lignée des travaux d’Henry Jenkins (2013 [2006]) portant sur la culture participative numérique. Les deux notions désignent une expérience sociale créatrice et performatrice. La culture de la convergence concerne spécifiquement les modalités de réappropriation d’œuvres issues de la culture dominante de masse par des communautés créatives et la culture du partage met l’accent sur la dimension contributive des publics à la production culturelle pensée comme utile à tous. Que ce soit dans le domaine littéraire, artistique ou encore patrimonial, la culture du partage invite à penser la sociabilité dans le collectif, la générosité et l’entraide. La dynamique du partage souligne l’idée de produire du contenu par et pour un collectif, de manière totalement gratuite.
La culture du partage prend tout son sens dans la pratique mémétique – en témoignent les nombreuses interfaces coopératives open source qui permettent à n’importe qui de créer du contenu (générateurs de GIFs tels que Giphy, générateurs de mèmes à partir d’images macro ou encore générateurs de mèmes vidéo, comme Meme generator). Cependant, les mèmes étant devenus des phénomènes de société « à la mode », les modèles de gratuité et d’open source se voient désormais transformés. La massification des mèmes a en effet engendré la multiplication de générateurs de mèmes commerciaux. Une tension s’observe désormais entre expérience sociale utile à tous et récupération à des fins commerciales.
Dans l’approche de la culture du partage, se pose la question de la gratuité et du renforcement de liens sociaux au sein des communautés. Cette expérience du collectif est centrale. Comme le souligne Laurence Allard (2016), la sociabilité numérique est pensée comme essentielle au sein de l’expérience mémétique. De même, l’ethnographe américaine danah boyd (2021 [2014]) – qui insiste pour que son nom soit écrit en minuscules – met en lumière qu’à travers les usages créatifs et ludiques, les publics connectés négocient leur identité et renforcent leurs liens au sein de leur communauté. C’est aussi un constat avancé par Mélanie Bourdaa (2021), qui analyse la réception engagée des œuvres culturelles par les fans. La chercheuse propose la notion de « communauté expressive » pour appréhender ces différents types de sociabilités constituées en ligne grâce aux fanfictions. Loin de se réduire à l’usage de simples outils, la culture du partage est essentiellement pensée au sein d’un processus de socialisation. Le partage de contenus créatifs se réalise entre les membres de communautés en ligne partageant les mêmes passions, les mêmes expériences sociales, professionnelles, ou encore les mêmes orientations politiques.
Venons-en maintenant aux définitions de la mémétique et de mème. La mémétique est définie en tant que processus social dynamique de production de mèmes et le mème est quant à lui envisagé en tant que résultat de ce processus. La mémétique – telle que nous la définissons – est une expérience sociale créatrice ludique et/ou transgressive (dans le sens où l’objectif visé est souvent ironique et autodérisoire). Elle invite à respecter un certain nombre de règles socio-discursives correspondant aux normes d’un groupe socio-numérique tout en suscitant la créativité individuelle. Ce processus dynamique s’inscrit dans une double logique : d’une part, de respect de formes de régularités et de contraintes collectives ; et d’autre part, de réappropriation et de réinvention individuelle. Le processus de réappropriation mémétique est ainsi perçu comme étroitement lié au désir individuel de créer et/ou de relever un défi, dans un objectif général de reconnaissance par le « nous » : le collectif. Le processus de réappropriation mémétique implique ainsi le resserrement des liens de complicité et de connivence. Et celui-ci est qui plus est étroitement lié à une recherche de « plaisir connecté » (Alloing, 2021) dans des environnements socio-numériques capitalisant sur ces liaisons numériques affectives.
Le mème, en tant que résultat de ce processus, constitue un langage propre (Wagener, 2021), qui ne cesse d’évoluer en fonction de l’évolution des usages et des technologies. Le mème – en tant que « technographisme » (Paveau, 2017) – est une production plurisémiotique numérique native plus ou moins ludique et/ou transgressive. Son processus de sémiose se réalise à partir d’une combinaison de composantes plurisémiotiques variées : verbales – orales ou scripturales –, visuelles – fixes ou animées –, et sonores – bruitages ou musiques. Le mème prend la forme d’un discours – ou plutôt d’un technodiscours plurisémiotique au fort potentiel de réappropriation. Sa réalisation est à la fois conditionnée par son contexte sociopolitique et son dispositif sociotechnique (ce qui rejoint la notion d’affordance technodiscursive développée plus bas).
1.2. Les mèmes « faits maison » dans le projet de recherche #ChatonsMignons
Comme indiqué dans l’introduction, la conceptualisation de la notion de mème « fait maison » s’est réalisée au sein d’un projet de recherche plus large interrogeant la question de la circulation virale de contenus via les réseaux socio-numériques (Simon, 2024). L’enjeu de ce projet est de comprendre pourquoi le chat a une place si importante à travers les espaces socio-numériques. L’approche mémétique est l’une des entrées du projet #ChatonsMignons.
Les images de #ChatonsMignons font partie prenante des échanges via les réseaux socio-numériques. Elles sont au carrefour des usages et forment des icônes culturelles en constante réinvention. Elles intègrent ainsi le principe de « trivialité » proposé par Yves Jeanneret (2014), qui saisit les objets numériques partagés (textes, images, vidéos, musiques, etc.) au carrefour – trivial venant du latin « trivium » signifiant « carrefour » – des usages socio-numériques.
Méthodologiquement, un corpus de 4 000 publications socio-numériques a été réalisé à partir de trois réseaux socio-numériques publics : Twitter, Instagram et TikTok. Une veille de contenus, une recherche par mots-clés (mots-clés et/ou hashtags) et un suivi des activités par comptes ciblés (comptes de mèmeurs par exemple) ont été menées sur une période de quatre mois (octobre 2021-janvier 2022). Toutes les publications réunies partagent une image de chat (fixe ou animée).
Les mèmes de #ChatonsMignons correspondent à plus d’un quart des publications récoltées dans le cadre de ce projet général (276 mèmes ont été partagés sur Twitter, 548 sur Instagram et 243 sur TikTok). À l’intérieur de cet ensemble de 1 067 mèmes, nous avons mis de côté les 192 réalisations mémétiques qui correspondent à ce que nous nommons « mèmes faits maison ».
Avant de développer l’analyse de ce sous-corpus, voici la définition que nous donnons à ces réalisations mémétiques particulières. Le mème « fait maison » est le résultat d’un processus de réappropriation s’inscrivant au paroxysme de la variation (au sens de Bonenfant, 2014) du fait de son haut degré de subjectivité et de sa forte originalité créative. Il partage des images originales (non reprises d’ailleurs), qui peuvent en outre constituer des allusions à des références connues. La matérialité sémiodiscursive du mème « fait maison » peut varier : photographie ou vidéo originale « prise sur le vif », photographie ou vidéo annotée ou retouchée, dessin original, film d’animation original. Le processus de sémiose du mème « fait maison » peut aussi se réaliser à travers une combinaison entre texte, image et musique.
Deux réalisations distinctes de mèmes « faits maison » peuvent être mises en avant.
a. D’une part, le mème « fait maison » peut être construit grâce à une réappropriation des critères de reproductabilité propres au langage vernaculaire des mèmes. Plusieurs traits peuvent être identifiés comme typiques de ce langage : formules figées ou routinisées – telles que « Quand tu… » – ; marqueurs sémantiques – comme le langage spécifique « POV » –, syntaxiques, énonciatifs ou multilingues – avec l’usage de l’anglais – ; images stéréotypées empreintes d’humour que l’on pourrait qualifier « de niche »). Dans ce premier cas de figure, il n’y a pas de référence culturelle explicite partagée, il s’agit juste d’une manière de s’exprimer qui emprunte certaines régularités propres à la culture mémétique. La présentation de ces mèmes s’éloigne bien des réalisations mémétiques préformatées qui sont proposées par des générateurs de mèmes proposant un choix d’images restreint et prévoyant des zones d’incrémentation réservées au texte. On propose de qualifier cette première catégorie de mèmes « faits maison » de réappropriations par défigement en postulant – comme le fait Aude Lecler (2006) – que la déformation technodiscursive permet de mettre en lumière certaines marques de fixité des mèmes. Selon ce modèle, le sens se construit en mobilisant des éléments la plupart du temps textuels faisant partie de la culture mémétique (« Moi quand je… », « POV », etc.).
b. D’autre part, le mème « fait maison » peut correspondre à une réappropriation créative d’une référence interdiscursive, dont le degré de variation est très élevé et rejoint la définition de la notion d’« hypertextualité » proposée plus haut. La réappropriation mémétique hypertextuelle peut se réaliser de trois manières différentes : à travers un détournement d’une référence issue de la culture de masse, à partir d’une déclinaison hypertextuelle d’une image macro faisant partie de la mémoire des communautés en ligne (exemple de l’image macro Woman yelling at cat) ou à travers la réalisation d’une variante allusive d’un mème de chat connu au sein de la communauté de partage.
Voici la répartition quantitative de ces catégories dans les trois réseaux étudiés.
Figure 1. Catégorisation des 192 mèmes « faits maison » et répartition par réseau.
La variation hypertextuelle d’un mème de chat connu est majoritairement rencontrée au sein du corpus étudié (surtout sur TikTok). La majorité des mèmes « faits maison » étudiés sont en effet réalisés en associant un chat domestique présent au sein de la vie intime de l’usager.ère à un mème de chat connu. Deux types de mèmes connus peuvent qui plus est être distingués : mèmes de chats lambdas (Happy cat, Serious cat, Crying cat, Long cat, Sad cat, Vibing cat ou encore Nyan cat) et cat-celebrities (chats vedettes mis en scène par leur propriétaire qui bénéficient d’une forte popularité sur les espaces socio-numériques, comme par exemple Grumpy cat ou encore Nala)1.
La réalisation mémétique s’adapte aux affordances technodiscursives des différentes plateformes. La notion d’affordance s’inscrit dans plusieurs théories de l’action. En analyse du discours numérique, elle a été travaillée par plusieurs auteur.es à propos de différents dispositifs technodiscursifs (voir Ghliss, Perea & Ruchon (dirs), 2019 ; Paveau, 2017 ; ou encore Lacaze, 2022). Elle s’applique dans les études des espaces numériques pour analyser les interactions entre l’usager.ère et son environnement technologique.
Selon les réseaux concernés, les mèmes « faits maison » se différencient légèrement. Ils sont réalisés distinctement selon leurs propres affordances. Le rôle du discours d’escorte est par exemple différent selon les réseaux. Ce texte qui accompagne l’image partagée et qui donne des indications de lecture et d’interprétation de celle-ci joue un rôle distinct selon les plateformes.
Sur Twitter, le discours d’escorte inséré dans le champ du texte est à la base de la construction du mème « fait maison » réalisé par défigement (première catégorie : a. réappropriation par défigement), ce qui n’est pas le cas sur Instagram. Le fait que le texte introduisent l’image verticalement sur Twitter joue un rôle dans cette construction du sens.
Sur Instagram, le mème « fait maison » se réalise principalement à travers : des détournements d’images macros et des réalisations artistiques faisant référence à des chats connus (deuxième catégorie : b. réappropriation hypertextuelle). Les formules mémétiques à caractère figé prennent pour la plupart la forme d’une légende, surplombant l’image fixe partagée. Le discours d’escorte n’a qu’un rôle secondaire de référencement.
Sur TikTok, la majorité des mèmes « faits maison » valorisent des chats personnels en contexte domestique, qui sont en outre souvent accompagnés de leur « humain.e » (en mode selfiecat2). L’association avec des mèmes de chats connus se réalise grâce à l’insertion de hashtags (#Grumpycat, #Sadcat, etc.) et/ou grâce à des déformations d’images permises par les filtres (pour l’association au Grumpy cat, on utilise un filtre de mécontentement). Les formules mémétiques à caractère figé sont toujours superposées aux vidéos partagées (« Quand tu » ou « Mon chat quand… »).
La réalisation de mèmes « faits maison » ne suit pas un modèle standard. Elle exploite et évolue avec les contraintes et opportunités des plateformes. Mais l’élément sur lequel nous insistons est qu’elle s’inscrit bien dans une pratique collective. Nous considérons que celle-ci articule deux objectifs corrélés : celui de renforcer la sociabilité numérique et celui de susciter la créativité, ce que nous développons dans les parties suivantes, exemples à l’appui.
2. Les mèmes « faits maison » : le renforcement de la sociabilité numérique : approche comparative
2.1. Twitter
La réappropriation mémétique par défigement donne aux usager.ères de Twitter les moyens de s’exprimer de manière décalée dans le but de renforcer une forme de complicité. Plusieurs comptes utilisent des formules figées dans leurs interactions quotidiennes. Les communautés communiquent à travers le partage d’une expérience quotidienne qui est dévoilée par le mème « fait maison ». Cette réappropriation permet à la fois de construire un ethos humoristique décalé, de susciter de l’attention sur une intimité partagée et de créer du lien avec sa communauté.
La publication suivante est un exemple de mème « fait maison » réalisé par défigement (formule présentative « Quand tu… »). L’énonciation décentrée propose de parler de soi, de son contexte familial (la place des enfants), où le chat a le rôle central et suscite une forme d’empathie au second degré.
Figure 2. Twitter, 10 octobre 2021.
© @clairesecail,
Le fil de réponse joue ensuite un rôle important au sein des échanges du Twitter. Dans la construction mémétique, il est courant de voir ce fil s’activer sous forme de défi participatif. La publication accessible via le lien suivant <https://twitter.com/kaorinchan/status/1482722165900328973?t=mdpp-HNXC_izTskFZYubag&s=03> partage un selfie soi-disant réalisé par un chat. Cette stratégie anthropomorphique est très utilisée au sein des communautés des fans de mèmes et des fans de mèmes de chats. Le second degré – qui permet légèrement de dénigrer l’animal – est un moyen de créer une relation complice avec la communauté d’abonné.es. Le succès de cette publication se remarque par l’investissement de nombreuses déclinaisons dans le fil de réponses. Les formats ne sont plus mémétiques mais les usager.ères partagent le même type de visuel anthropomorphisé.
Les réappropriations par défigement sont majoritaires sur Twitter mais l’on rencontre également des références hypertextuelles faisant l’association à un chat connu. Dans une publication notamment, le chat domestique photographié a un air très sérieux. Sa mimique est associée avec le célèbre Grumpy cat qui fait la moue. Ce genre d’association est extrêmement utilisé sur TikTok – nous y revenons plus bas.
La caractéristique de Twitter (dans les tendances observées dans le corpus étudié) est de mobiliser des usager.ères en lien avec des problématiques politiques. Des jeux d’alliance et de confrontations sont ainsi permis à travers le partage de mèmes. Cette sociabilité politique (de soutien ou d’opposition) se retrouve dans plusieurs exemples de mèmes « faits maison ».
La période étudiée (octobre 2021-janvier 2022) correspond à plusieurs épisodes de la crise Covid-19. Les déclarations des personnalités politiques ont fait l’objet de beaucoup de critiques et de railleries. Dans le mème accessible via le lien suivant <https://twitter.com/keksamfou/status/1471403251962634241>, Emmanuel Macron fait l’objet d’une critique décalée par rapport à sa déclaration au conseil européen. La posture du chat symbolise subtilement le mal-être ressenti par le twitto. Le mème « fait maison » permet ici d’intégrer une subjectivité plus marquée, au service de l’engagement, ce qui ne serait peut-être pas le cas avec un même traditionnel.
La gestion de la crise sanitaire du point de vue de la situation des étudiants précaires fait aussi l’objet de réactions. Cette situation est d’autant plus problématique dans un contexte de réflexion portant sur l’augmentation des droits d’inscription universitaires. C’est la ministre de l’enseignement supérieur – Frédérique Vidal – qui est ici visée. Dans le tweet accessible via le lien suivant <https://twitter.com/JtesousousV2/status/1479176539262570496>, le mème « fait maison » créé représente de manière sarcastique la situation financière des étudiants qui n’ont plus assez d’argent pour nourrir leur chat. Et le doigt d’honneur pris sur le vif dans la photo partagée permet d’exprimer un ressenti de manière beaucoup plus directe que dans un mème traditionnel.
La création mémétique a aussi permis de créer du lien entre toutes les personnes qui ont difficilement vécu les différents épisodes de la crise Covid-19 (variants Delta puis Omicron, situations d’isolement, de télétravail, etc.). Les situations de télétravail où le chat traversait l’écran sont devenues des expériences partagées dans les milieux professionnels. Le chat s’est transformé en figure du télétravail à deux entrées : figure aidante ou obstacle au travail. Des mini-récits à caractère ludique sont mis en scène grâce aux photographies personnelles afin de raconter un morceau de la vie quotidienne. Ces mini-récits extrapolent la réalité pour parler des situations vécues grâce à un ton décalé – comme dans l’exemple suivant – où le.la twitto a (soi-disant) trouvé un stratagème pour travailler malgré la présence perturbatrice du chat. Le mème « fait maison » est ici gage de sincérité et d’authenticité et il se projette aussi dans une expérience collective. C’est un moyen de se construire une identité, ou plutôt une « extimité » – au sens d’extériorisation de sa vie privée (Tisseron, 2011) – constituant un miroir d’un vécu partagé.
Figure 3. Twitter, 12 janvier 2022.
© @Katstreamz,
Deux autres exemples sont encore notables au sein du corpus étudié. Ils correspondent tous les deux à des variations de références issues de la communication politique (et plus précisément de la communication socio-numérique issue des comptes Instagram et Twitter d’Emmanuel Macron). Cette problématique du buzz en communication politique a été soulevée en termes d’hypothèse d’une viralité maitrisée par les communicants politiques qui exploitent la participation virale (création de mèmes parodiques ou critiques) pour obtenir plus de visibilité (voir Simon, 2022 et Wagener, 2022). Dans le premier exemple, la variation porte sur la communication qui a été réalisée dans le cadre de la campagne de sensibilisation aux gestes barrières. Quatre iconotextes réalisés à partir d’images des chats domestiques parodient la campagne « Chaque geste compte » : « Nourrir son humain », « Laver son humain », « Câliner son humain » et « Espionner chaque jour son humain […] pour prendre le contrôle total de ce monde [sic] » (Twitter, 14 janvier 2022). Dans le second, il s’agit d’une variation de la communication présidentielle portant sur le « Pass culturel »3. Ces deux variations mettent en scène des chats mais au moment de ces élans participatifs, les détournements ne se basaient pas uniquement sur cet animal.
2.2. Instagram
Sur Instagram, le discours d’escorte est rarement utilisé pour construire une unité mémétique. Les mèmes partagés ne concernent que les images partagées, cela s’explique par le fait que la plateforme privilégie l’image, surtout sur l’application mobile. Le discours d’escorte guide l’interprétation, commente le mème et les hashtags le thématisent tout en utilisant les bonnes références permettant d’obtenir plus de visibilité. Dans le rare exemple suivant accessible via le lien <https://www.instagram.com/p/CWM0fP8qHpn/>, il est intéressant de souligner – du point de vue de la sociabilité – le fait que la cible corresponde à une communauté d’étudiants.
Mis à part le fait que les mèmes « faits maison » réalisés sur Instagram reprennent des références très connues issues de la culture populaire, se réapproprient des images macro de manière très créative (ce que nous verrons dans la partie suivante) ou réinterprètent des mèmes de chats reconnus dans la sphère des mèmeur.euses, les réalisations sont moins marquées du point de vue de la construction d’une sociabilité numérique. Cette dernière est plutôt orientée dans un objectif d’augmentation de la visibilité, ce qui constitue d’ailleurs le mot d’ordre de la plateforme, avec l’insertion de mentions stratégiques.
2.3. TikTok
Sur TikTok, les mèmes « fait maison » sont beaucoup plus ancrés dans une dimension participative. Les tendances proposées par la plateforme augmentent énormément le potentiel de visibilité de publications. Des défis sont lancés et « boostés » par la plateforme, ce qui interroge le degré de créativité des participants. On peut se poser la question d’une uniformisation des réalisations créatives formatées par TikTok (choix des musiques, des sons repris, genres imposés – de type sped-up, c’est-à-dire en mode accéléré). Les tiktokeur.euses qui se réapproprient des mèmes de manière subjective (à la manière de ce que nous avons défini comme mème « fait maison ») suivent un cadre impulsé par la plateforme. Mais il s’agit pourtant bien de mèmes « faits maison », où l’usager.ère réinvestit un univers en se mettant en valeur de manière subjective (ou plutôt dans ce cas, en mettant en valeur son chat domestique). Dans la publication accessible via le lien <https://www.tiktok.com/@saphirbmr/video/7057197654014430470?is_from_webapp=1&sender_device=pc&web_id7029300375610738181>, le chat regarde un écran représentant le mème Vibing cat4 et bouge à la manière du chat à l’écran. Ce défi a été relevé par de nombreux.euses internautes qui s’inscrivent dans une relation de complicité.
Le mème « fait maison » est de plus au service de l’activisme en ligne. Un exemple de ce type de mobilisation collective prenant un format mémétique est relevé dans le mouvement #BlackLivesMatter. Le discours annoté sur la vidéo reprend une formule figée mémétique reconnaissable (« Me trying… »).
L’annotation de vidéos personnelles grâce à la formule figée est un usage très présent sur TikTok (voir par exemple la publication accessible via le lien <https://www.tiktok.com/@lulamulah/video/7022391869405498629?is_copy_url=1&is_from_webapp=v1&q=black%20cat&t=1646146857602>). Il tend même à transformer toute publication en mème, ce qui suppose d’envisager une nouvelle forme d’expression mémétique courante, usuelle, spécifique au langage quotidien de la plateforme TikTok. Ces réappropriations par défigement sur TikTok posent ainsi la question de la pertinence de la notion de mème « faits maison » sur cette plateforme.
3. Les mèmes « faits maison » : un défi de créativité
Le mème tout court se définit intrinsèquement par rapport au défi de créativité. Mais il se trouve que dans le cas des mèmes « faits maison », l’objectif est d’autant plus fort. La personnalisation donne parfois aux mèmes un statut artistique, qui amène à poser la question de la patrimonialisation de certaines références au sein d’une culture donnée. La prise de vue, la lumière, l’art du détournement, la mise en scène relèvent souvent de gestes élaborés.
Dans la partie précédente, nous avons insisté sur le fait que les mèmes « faits maison » se mettaient au service d’un renforcement des liens sociaux. C’est toujours le cas dans les exemples que nous présentons ici. La sociabilité n’est pas isolée du geste créatif puisque le mème a pour principe de se réaliser dans une dialectique individuel/collectif. Ce sur quoi nous insistons dans cette partie est le fort degré de réappropriation créative qui a pour but, pour l’internaute, de mettre au défi sa communauté, tout en mettant en avant sa créativité, sa touche personnelle (et cela aux deux niveaux de l’interprétation et de la reproduction suscitée). L’interprétation des mèmes met au défi les internautes dans la reconnaissance des éléments culturels partagés. C’est le principe de la chasse aux œufs (phénomène des Easter eggs). Les références cachées appartiennent à la mémoire collective de la communauté de partage. Les internautes prennent plaisir à identifier la référence. Et le partage de mèmes « faits maison » les met également au défi de faire de même ou de faire mieux.
Pour revenir à l’analyse de notre corpus, la problématique qui se pose est que les imaginaires collectifs les plus mobilisés par les usager.ères appartiennent à une culture dominante de masse. Leur réappropriation artistique dépend d’un nombre restreint de références de mèmes appartenant à l’univers du chat. Mais sans ce rapport à cet univers très stéréotypé, la chasse aux œufs interprétative ne fonctionnerait pas (ou moins bien).
Les trois types de références les plus rencontrées dans le corpus étudié sont les suivantes : références à la série Squid game, détournement de l’image macro Woman Yelling at cat et références au mème Nyan cat et au cat-lebrity Grumpy cat. À travers ces reprises élaborées, ces références acquièrent un statut privilégié. Elles deviennent des objets d’attention au sein de la culture numérique, ce qui pose à nouveau la question de la tension entre appropriation créative et instrumentalisation de la part des plateformes socio-numériques (en lien avec l’économie de l’attention) et des industries créatives (puisque certains mèmes sont à la base d’un marché florissant d’objets pop en référence à l’univers du chat).
Le Nyan cat est représenté dans de nombreuses photographies où la lumière est diffractée, faisant ainsi apparaitre une sorte d’arc-en-ciel. Dans d’autres réalisations « faites maison », le Nyan cat est reconstitué à partir du chat domestique. Celui-ci est customisé, déguisé. Son corps est stylisé en pop-art arc-en-ciel.
Grumpy cat la référence la plus citée sur TikTok, et cela n’est pas étonnant car il correspond typiquement à la culture de masse évoquée précédemment. En dehors du fait qu’il s’agisse d’une référence impulsant la viralité (hashtag #Grumpycat), les internautes se servent de la représentation de l’humeur négative pour parler de leur intimité, souvent au second degré. Ils s’amusent à photographier leur chat lorsqu’il fait une mimique associée ou utilisent les filtres déformants. Le chat fait l’objet de différents défis le mettant en position indélicate (on lui tire la langue, on lui coupe les griffes) et sa réaction est associée au chat faisant la moue. Le parallèle se fait aussi avec l’« humain.e », pour s’amuser à trouver son « animal mème de chat totem ».
Le type de mème « fait maison » rencontré le plus fréquemment dans le corpus étudié correspond enfin à la réappropriation hypertextuelle réalisée à partir d’une image macro connue. Dans quasiment tous les exemples rencontrés, il s’agit toujours de la même image : Woman yelling at cat5. Différentes variations sont rencontrées. La comparaison visuelle entre le chat et le chat domestique est très courante. Elle permet par ailleurs ouvertement de créer de la complicité entre végétariens.
Les détournements s’éloignent parfois très largement de la référence initiale, comme dans le dernier exemple accessible via le lien <https://www.instagram.com/p/CY04zE7MNBL/> où l’assiette de légumes est remplacée par un téléphone mobile (ce qui rejoint à nouveau la problématique de la chasse aux œufs).
Enfin, sur TikTok, de nombreuses mises en scène mettent le chat blanc au cœur de l’action. Les déclinaisons se font grâce à l’image animée. L’assiette de légumes (souvent des brocolis) constitue le dénominateur commun. Et les hashtags ont une importance centrale (#Smudgelord, #Smudgethecat).
À travers cette analyse, on voit à la fois se dessiner une implication très forte de la part des créateur.trices, qui souhaitent exprimer leur subjectivité à partir de réalisations non préformatées, ainsi qu’une volonté d’appartenir à un univers de références capteur d’attention. Ce sont bien les références les plus (re)connues (et les plus lucratives) qui sont réinvesties. Selon les réseaux, on voit que la dimension stratégique de visibilité varie, Twitter se démarquant notamment par sa fonction conversationnelle et TikTok par sa culture du défi.
En conclusion
Les différentes formes de mèmes construits à partir d’images macro fournies par les plateformes correspondent à la majorité des réalisations mémétiques partagées. Sur TikTok, des images animées sur fond vert accompagnées de bandes sonores virales permettent désormais une réappropriation aisée et rapide. Le préformatage technodiscursif est un élément facilitant le détournement et le partage. Dans le cas des mèmes « faits maison » (et précisément de la deuxième catégorie correspondant aux réappropriations hypertextuelles), la problématique est différente. La motivation de partage d’images n’est plus liée à la facilité ou la rapidité. Les usager.ères préfèrent créer à leur manière en délaissant les outils numériques partagés. La création se fait autrement et l’affordance technodiscursive se mesure différemment selon les plateformes.
La marque de fabrique des mèmes est de créer un contenu simple, humoristique et créatif dans le but d’être partagé et/ou décliné à son tour. La créativité est le moteur de cette culture du partage et plus particulièrement de cette culture du défi… de créativité. Se réapproprier un contenu mémétique est une manière d’inscrire sa subjectivité, sa singularité et sa créativité. Dans le cas des mèmes « faits maison », on voit que ce défi de créativité est poussé à son paroxysme. Les mèmes « faits maison » permettent d’exprimer une subjectivité, de s’émanciper socialement, politiquement et artistiquement tout en manifestant un désir d’appartenance sociale.
L’analyse du corpus de mèmes « faits maison » réalisés à partir d’image de chats a de plus mis en avant l’importance des dynamiques d’interaction au sein de communautés de partage. Le défi de créativité est central dans un contexte de sociabilisation. Les membres de ces communautés créent du lien social grâce aux mèmes, dans des contextes politique ou militant. Le mème « fait maison » renforce de la sorte la sociabilité numérique en tissant des liens de complicité encore plus forts que dans les mèmes ordinaires. La subjectivité – qui est inscrite dans la création sensible – donne de plus une couleur personnalisée aux publications. La sociabilité se sature ainsi d’affectivité numérique. « Je me mets en scène », ou « je mets en scène mon chat domestique, mon compagnon de vie ». Ces morceaux choisis de l’intimité augmentent le degré de subjectivation. La sociabilité construite à travers le partage de mèmes « faits maison » est donc à la fois liée au degré d’extimité et à l’affectivité.
En perspectives, les mèmes « faits maison » accordent enfin un nouveau statut aux mèmes de chats connus. Ils contribuent quelque part à la patrimonialisation des mèmes à travers leurs déclinaisons créatives. La valorisation de ce patrimoine immatériel se fait en collectif. La chaine de réappropriation des mèmes (mais aussi d’autres références culturelles connues) a pour conséquence une mise en mémoire collective. Les mèmes de chats connus et les mèmes tout court se transforment en définitive peu à peu en objets culturels appartenant à une technomémoire du web 2.0. Mais cette remarque est à nuancer car l’obstacle majeur à cet idéal de la culture du partage est lié au modèle économique de ces plateformes capitalistes (générateurs de mèmes et plateformes socio-numériques). Restent bien entendu au centre des préoccupations : la course au clic, aux « j’aime », la quête de visibilité et d’attention auprès des annonceurs et la quête d’attention des usager.ères, bombardés de publicités… d’objets pop de #ChatonsMignons de toute sorte.