À rebours des excès que pourrait impliquer l’usage du sang ou du sperme, l’univers formel de Dylan Caruso est aussi clinique qu’inattendu. La radicalité de sa démarche tient moins au fait qu’il utilise des matériaux à l’importante charge symbolique, que de sa capacité à inventer des procédés plastiques qui laissent la sécrétion employée s’exprimer avec force et ambiguïté.
À première vue, une forme de neutralité se donne à voir sous de multiples modalités, de la palette chromatique resserrée, à l’apparente simplicité de chaque dispositif qu’il met en œuvre, en passant par la séduction qui émane de certaines formes volontairement ornementales et a priori non discursives. En choisissant de se confronter sobrement à des sujets de controverse, l’artiste sème le trouble et s’efforce de contrarier tout regard catégorique. Il privilégie ainsi les interprétations ambivalentes et fait singulièrement sourdre les mots de Jean-Paul Roux à propos de la symbolique du sang qui présente « une insupportable coïncidence des contraires » (Roux 1988 : 31).
T&C : À l’occasion de l’exposition « Portraits de l’Amérique » (du 27 avril au 20 octobre 2024) du photographe Andres Serrano, le Musée Maillol à Paris présente une photographie de 1986 composée d’un rectangle blanc et d’un autre rouge. Alors qu’elle semblait dénuée de représentation, son titre Milk and Blood est sans équivoque. Dans votre travail vous utilisez des sécrétions mais vous décidez, au contraire, de les associer à des images. Qu’est-ce qui détermine cette association ?
DC : Dans la série Bodily Fluids, Andres Serrano adopte une approche minimaliste et conceptuelle de la sécrétion, ce qui m’intéresse particulièrement. Il élabore un dispositif qui lui permet de s’effacer derrière elle. Il la transforme en une peinture monochrome, une abstraction qui renvoie néanmoins à une réalité tangible. Je suis tout à fait conscient que les sécrétions que je manipule sont déjà des images, puisqu’elles sont symboliques. Cependant, je cherche régulièrement à les faire dialoguer avec d’autres images. Ainsi, en 2016, face à mon incapacité à discerner Israël de la Palestine sur des photographies de presse, j’ai débuté une série intitulée Confusion (Figures 1a-1d). Cette série reprend des photographies d’explosions survenues lors de conflits armés, que je révèle avec des cendres de sang sur des papiers transparents, exposés entre deux plaques de verre. Il s’agissait, d’une certaine manière, de prolonger la déflagration capturée dans l’image à la surface de la photographie, comme si les cendres de l’explosion qu’elle représente venaient se coller sur elle. Le voile de cendre de sang, qui révèle ces photographies, brouille leur lisibilité et rend pratiquement impossible l’indentification de l’endroit où la photographie a été prise. Associer des images de guerre à du sang peut finalement paraître tautologique puisque les cendres de sang, à la surface de l’image, semblent redoubler matériellement ce qui s’y passe, de façon à la fois neutre et brutale. De manière générale, quelle que soit l’association que j’effectue entre la sécrétion et l’image, je choisis toujours celle qui provoquera le plus grand trouble chez le spectateur. Puisque je ne cherche pas à exprimer une opinion précise, il me semble qu’il est difficile pour les observateurs de déterminer ce que je pense des sujets que j’aborde. Je veux simplement proposer quelque chose d’ambigu, qui nous incite à la nuance.
Figure 1a. Dylan Caruso, série Confusion (2016-2018).
Photographies révélées aux cendres de sang. 25,40 x 20,30 cm.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
Figure 1b. Dylan Caruso, série Confusion (2016-2018).
Photographies révélées aux cendres de sang. 25,40 x 20,30 cm.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
Figure 1c. Dylan Caruso, série Confusion (2016-2018).
Photographies révélées aux cendres de sang. 25,40 x 20,30 cm.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
Figure 1d. Dylan Caruso, série Confusion (2016-2018).
Photographies révélées aux cendres de sang. 25,40 x 20,30 cm.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
T&C : Les matériaux que vous utilisez ont à la fois une large palette de significations et leur propres caractéristiques physiques. Pouvez-vous revenir sur le dialogue qui se tisse entre vous et les matériaux que vous utilisez ?
DC : Les fluides corporels sont informes, bien qu’ils représentent toujours quelque chose pour ceux qui les voient. La particularité principale des sécrétions réside dans leur liquidité. Elles coulent et tachent facilement. D’ailleurs, dans le vaste panorama des œuvres produites à partir de sang ou de sperme, la grande majorité repose sur la capacité des sécrétions à se répandre. Je cherche pour ma part à élargir leurs possibilités formelles et à les exploiter, jusqu’à rendre parfois les sécrétions que j’utilise méconnaissables. Ainsi, la plupart du temps, je les déshydrate pour les travailler une fois sèches. C’est justement le cas pour la série Confusion pour laquelle le sang a été séché, presque brûlé, au four, puis broyé comme un pigment. Ensuite je le saupoudre sur l’encre de l’image fraîchement imprimée, puis je le fixe, comme on fixe un pastel sec. Régulièrement, c’est la matière qui décide et l’image provient des possibilités qu’elle offre. Over the Moon (Figure 3) par exemple, repose sur ma surprise de découvrir une analogie formelle entre la lune et le sperme congelé vu au microscope. Un travail plus récent, Porn Flakes (Figure 4) résulte également d’une expérimentation pendant laquelle je me rends compte que la matière prend une direction qui me rappelle quelque chose, je l’oriente donc dans cette direction jusqu’à faire naître une image reconnaissable et identifiable par tous. Il y a finalement deux attitudes distinctes, auxquelles je recours tour à tour. L’une consiste à imposer une forme à la matière, l’autre révéler celle que la matière contient déjà. Dans les deux cas, il s’agit d’ouvrir le dialogue entre mes intentions et la volonté du matériau.
Figure 2. Dylan Caruso, Révélation #9 (2020).
Sperme sur mouchoir, épingles et boîte entomologique. 50 x 39 x 7,5 cm.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
T&C : Votre travail convoque de nombreuses images déjà-là, comme des photographies de presse ou des moulages que vous glanez en ligne ou en brocante. Comment choisissez-vous les images avec lesquelles vous souhaitez travailler ?
DC : Il y a tout de même des exceptions. Parfois, l’image vient après, une fois que la matière a dicté une direction que j’ai décidé ensuite d’exagérer. Dans ce cas, il ne s’agit pas de reprendre une image préexistante sous une autre forme, mais de parvenir à se saisir d’une image contenue dans la matière et qui s’impose en cours de route. Quand il s’agit de choisir des images, toujours pour la série Confusion, je ne voulais pas qu’elles contiennent de victime, ni de drapeau, ni aucun élément qui nous permette d’identifier la provenance de l’image. Je souhaitais également que l’on puisse confondre l’explosion avec des nuages, j’ai donc choisi des photographies qui rendraient cela possible, puis je les ai travaillées, numériquement et plastiquement, en ce sens. Pour Ce jour-là, le ciel était dégagé (2022), nous venions de commémorer les vingt ans des attentats du 11 septembre 2001 et j’ai réalisé, en revoyant les images des attentats, que le ciel de New York ne comportait aucun nuage. J’ai donc décidé de transformer ces images d’explosion en d’épais ciels nuageux, pour passer d’un ciel quasiment monochrome à une esthétique romantique de ciel tourmenté.Je collecte par ailleurs des moulages du buste du Christ ou de sa mère, Marie. Ce sont des pièces d’art sulpicien produites en série, des représentations de figures religieuses de premier ordre qui me semblent déclassées en devenant des bondieuseries. J’en réalise donc de nouveaux moulages à l’aide de mouchoirs jetables et de sperme. Leur titre, Révélation (Figure 2), est directement hérité du vocabulaire photographique bien qu’il comporte d’indéniables connotations religieuses. À mi-chemin entre une boulette de papier chiffonné et le voile de Sainte Véronique, ces moulages deviennent presque ironiquement miraculeux puisque les figures qu’ils représentent réussissent leur apparition malgré la modicité du dispositif mis en œuvre. La fragilité des matériaux que j’emploie confère une forme de vulnérabilité à ces icônes chrétiennes traditionnellement magnifiées par leur représentation. Je me demandais si elles parviendraient à conserver leur sacralité en se manifestant au sein d’un dispositif précaire. Parfois, il est difficile de discerner si le visage que l’on regarde est masculin ou féminin. En effet, le drapé du voile de la Vierge et les ondulations des cheveux et de la barbe du Christ se mélangent aux plis des mouchoirs. Ainsi, ces deux êtres asexuels que la religion catholique donne en modèle deviennent presque androgynes.
Figure 3. Dylan Caruso, Over the Moon #5 (2015).
Photographie numérique, tirage Fine Art. 100 x 70 cm.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
T&C : Quand on découvre votre travail, en particulier vos œuvres réalisées avec du sperme, on s’interroge sur votre rapport à la masculinité et il y a justement un autre type d'image dont nous n'avons pas encore parlé : le stéréotype. Comment votre travail se positionne-t-il vis-à-vis des stéréotypes de genre ?
DC : Si la question du tabou me semble aporétique, celle du stéréotype prolonge mes recherches sur l’image et m’intéresse davantage. Bien sûr, je suis un homme et le sperme est masculin par définition. Des artistes femmes ont travaillé avec le sperme, comme ORLAN avec Plaisirs brodés en 1968, mais le plus souvent ce sont des hommes. Vous avez mentionné Andres Serrano, qui en plus du lait, du sang ou de l’urine a aussi photographié du sperme, mais il y a également eu avant lui Marcel Duchamp avec Paysage fautif en 1946, et bien d’autres. Je me sens clairement plus proche de l’usage qu’en a fait ORLAN que de celui de Duchamp. Dans mon travail, quand le sperme n’est pas congelé, il se présente sous la forme de pétales fanés ou sur des mouchoirs jetables. Je cherche à montrer une masculinité stérile et non victorieuse. Mon usage du sperme est nettement éloigné de la misogynie des Aquarelles (1999) de Philippe Meste ou de l’humour, couplé à l’homoérotisme, des Cum paintings (1978) d’Andy Warhol. Je cherche plutôt quelque chose relevant de l’économie de moyens et je pratique ce qui s’apparente à du recyclage – comme si le sperme était un encombrant – loin de la dimension grandiloquente des Ejaculte in trajectory (1988) d’Andres Serrano. Lors d’une exposition collective à Ivry-sur-Seine, qui s’est tenue en juin 2024, j’ai proposé, littéralement, de venir "faire tapisserie ". Tout un mur du lieu d’exposition a ainsi été recouvert de Porn Flakes, disposés en quinconce, afin qu’ils deviennent un motif ornemental. Des œuvres des artistes participant à l’exposition ont ensuite été accrochées sur ce mur, comme si de rien n’était. En 2023, j’ai réalisé des faux ongles, Éclats Naturels, qui interrogent les stéréotypes de genre en cultivant l’ambiguïté. Ces accessoires cosmétiques, que j’ai recouverts de paillettes de sperme, sont à la fois une affirmation ostentatoire d’un genre biologique et le témoignage d’une possible fluidité de genre. Ils soulignent également, en creux, que les pratiques drags permettent aussi bien l’émancipation qu’elles peuvent parfois amplifier les stéréotypes. Par ailleurs, en tant qu’homme cisgenre, je ne suis a priori pas directement concerné par ces questions et donc potentiellement illégitime pour les aborder.
Figure 4. Dylan Caruso, Porn Flakes (2023).
Sperme. Dimensions variables.
Crédits : ©Dylan Caruso, Adagp.
T&C : En mai 2023, vous avez organisé une exposition collective intitulée Faire avec, qui se déployait dans deux lieux, l’espace d’art contemporain H2M et le Monastère royal de Brou, situés à Bourg-en-Bresse. Y a-t-il une continuité entre votre travail plastique et votre activité de commissaire d’exposition ?
DC : L’exposition regroupait dix artistes qui faisaient usage de matières singulières et souvent symboliques. Le propos de l’exposition s’inscrivait donc pleinement dans mes préoccupations plastiques personnelles. Il y avait justement des photographies de lait et de sang d’Andres Serrano, un bichrome de poils de barbe de Jérémie Setton, ou encore un mur recouvert d’agar-agar et de colorant alimentaire de Michel Blazy. Pour répondre précisément à votre question, je repense à ma décision de présenter Le Tissu (2021) de Lionel Sabatté suspendu à la croisée du transept, au-dessus du jubé de l’église de Brou. L’œuvre était donc au centre de l’édifice et devenait incontournable, prenant le risque d’entrer en concurrence avec la beauté du lieu. Il s’agit d’un édifice gothique flamboyant, à la statuaire et aux vitraux remarquables. Ses proportions sont à la hauteur de son ornementation, puisqu’il y a trente mètres de hauteur entre le sol et la voute. J’étais convaincu que l’œuvre dialoguerait parfaitement avec le lieu grâce à une proximité chromatique entre la pierre calcaire, patinée par le temps, et les peaux-mortes qui composent l’œuvre. Ensuite, parce que la nature de son matériau rapproche naturellement Le Tissu d’une relique. Enfin, l’emplacement que je lui avais choisi, en face d’une représentation du voile de Sainte Véronique et au-dessus du jubé, qui est la matérialisation de la limite entre le sacré et le profane, faisait que l’œuvre prolongeait le lieu et inversement. Dans cet espace, l’œuvre de Sabatté brouillait la frontière entre l’abjection et le sublime et je pense, en particulier dans ce type d’accrochage, que le travail du commissaire participe pleinement à notre appréciation de l’œuvre.En fait, l’exposition tout entière était presque un manifeste. Je souhaitais remettre la matérialité au centre de la rencontre avec l’œuvre et du discours produit à partir d’elle. Très vite, nous avons pu nous rendre compte que répondre à la question « comment c’est fait ? » revenait également à répondre à « qu’est-ce que ça veut dire ? ». Par exemple, face à l’étendue de sciure intitulée Mauvais-œil (2020) de Nicolas Daubanes, qui était également présentée dans l’exposition, nous avons la sensation que tout est dit après la lecture du cartel qui précise qu’il s’agit d’une ancienne porte de prison pulvérisée. J’aime l’idée que l’on pense pouvoir se passer de commentaire, comme si l’œuvre était évidente. Mais dans la seconde qui suit, les évidences s’écroulent et d’innombrables nuances apparaissent sans que l’on parvienne à toutes les formuler. C’est la sensation que je cherche à produire avec mes pièces.
T&C : Vous avez souligné que l’œuvre de Lionel Sabatté brouillait la frontière entre l’abjection et le sublime. Dans votre travail, bien que les matériaux utilisés puissent être considérés comme abjects, vous aboutissez souvent à des formes séduisantes. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cette ambivalence ?
DC : Je suis dans la même position que tout le monde vis-à-vis des matériaux que j’utilise ; pour moi non plus, de prime abord, ils n’ont rien de séduisant. C’est leur plasticité qui m’intéresse avant tout : je cherche à les épuiser sur le plan formel. Cela est également vrai sur le plan symbolique ; ils possèdent une densité stimulante que je cherche à exploiter pleinement. Mon travail consiste à donner aux sécrétions des formes, les moins repoussantes possibles, pour nous permettre de les regarder, tout en surlignant leurs antagonismes. Chacun sait que le sang, par exemple, est autant un symbole de vie qu’un symbole de mort. De manière peut-être plus prosaïque, bien que cela relève du truisme, depuis Aristote au moins, l’art a la capacité de nous rendre sensibles ou perméables à ce que nous trouvons repoussant ou bien nous laisse d’ordinaire indifférents. Ainsi, il y a sans doute quelque chose de l’ordre du rachat ou de la résilience dans l’ensemble de mon travail que j’espère toujours sur le fil.
T&C : Quel est votre rapport au numérique ? Considérez-vous qu’il est contraire à votre usage des matériaux ou bien qu'il peut vous servir de matière plastique, de mode d’expression ou encore de support ? La question se pose notamment lorsque l’on considère votre rapport aux modes d’apparition de l’image et à sa « spiritualité ».
DC : C’est un outil qui est devenu banal et auquel j’ai recours quotidiennement, bien que je fasse plutôt partie des artistes qui prennent leurs distances avec le numérique. La série Confusion s’inscrit pleinement dans une mouvance artisanale de la photographie qui suppose qu’elle ne soit pas un simple fichier numérique mais un objet tangible. Mais avant de les révéler avec des cendres de sang, les photographies sources sont complètement retouchées à l’aide d’un logiciel informatique. Je pense qu’aujourd’hui l’usage du numérique dans les pratiques artistiques se pose différemment. La plupart des artistes travaillent de près ou de loin avec le numérique sans que cela ne soit nécessairement un objet de questionnement. En revanche, nous sommes tous astreints à la photogénie prônée par Instagram et sa communauté faite de responsables d’institution, de commissaires d’exposition, de critiques et d’artistes. C’est devenu notre principal réseau de communication et je suis convaincu, avec ce que ce terme suppose d’erreurs possibles, que cela rétroagit sur les pratiques contemporaines. De la même manière que ce réseau social dicte des comportements, j’ai la sensation qu’il impose des formes et des formats, qu’il renforce la standardisation des productions. Il met l’accent sur des joliesses formelles et encourage à vider les œuvres de leur contenu. Dans le même temps, c’est une chance donnée à l’image de faire ses preuves en un instant. Elle a moins d’une seconde pour convaincre, ce qui est à double tranchant.